CQFD : « L’air de la ville rend libre », disait un proverbe médiéval allemand. Qu’en est-il aujourd’hui ? Et était-ce vraiment le cas par le passé ?
Jean-Pierre Garnier : L’air de la ville est de plus en plus asphyxiant. Pas seulement à cause de la pollution de l’air, mais parce qu’il y existe un conditionnement massif, notamment par le biais de la publicité, sous ses différentes formes. Les gens sont véritablement modelés, formatés par le matraquage que permettent les nouveaux moyens dits de communication. D’un côté, le publicitaire fait que le citoyen-citadin se croit libre parce qu’il peut choisir entre différentes marchandises. Mais de l’autre, le sécuritaire tous azimuts assure le contrôle des individus. Je ne pense pas que l’air de la ville contemporaine rende libre. Au contraire, il rend les gens de plus en plus conformistes, soumis aussi bien au règne de la marchandise qu’à l’omniprésence policière. Dans les années 1960, Louis Chevalier [2] croyait encore que ce qui faisait l’identité de Paris était la méfiance du petit peuple vis-à-vis des autorités, sa propension à critiquer et à moquer les pouvoirs en place, voire à se soulever contre eux. Il pensait que, malgré les transformations subies par la capitale sous l’effet de l’urbanisme pompidolien, subsisterait cet esprit de rébellion. Vingt ans plus tard, ce n’était déjà plus valable : une partie des couches populaires avait déjà été rejetée en périphérie – à l’époque, il ne s’agissait pas de « réhabilitation » pour les bobos, mais de « rénovation urbaine », plus brutale encore, on l’appelait « rénovation bulldozer » car on faisait carrément table rase de l’habitat ancien et de ses habitants pour implanter des bureaux, des immeubles dits « de standing », des équipements « haut de gamme ». Il y avait également un autre phénomène, de dimension internationale : l’« américanisation » du mode de vie. De plus en plus, les nouvelles générations de Parisiens, influencées par la radio, la télé, le cinéma, les disques, se tournaient vers l’american way of life, sa musique, ses vêtements… Or, ce qui faisait la spécificité d’une ville comme Paris, c’étaient les particularités de chacun de ses quartiers héritées de l’histoire. Peu à peu, on a assisté à leur banalisation, leur normalisation. L’air de la ville rend libre ? Non. Sauf pour ces sociologues alignés qui nous expliquent qu’aujourd’hui, il y a une démassification de la société, que les gens ne sont plus déterminés par leur groupe social, qu’ils deviennent des individus non réductibles à leurs appartenances de classe. Ils appartiendraient de manière transitoire à des « tribus » multiples et changeantes, comme le prétend le sociologue branchouille Michel Maffesoli. D’autres discernent sans rire l’avènement d’une « métropole des individus ». Pour ces sociologues de marché, le citadin serait plus libre que jamais. En fait, il est libre comme un client dans un libre-service.
Le fait que les gens échappaient au monde rural lors de l’industrialisation et de l’urbanisation au XIXe siècle explique le succès de cette expression. On était libre par rapport au poids de la religion, de la morale traditionnelle, des us et coutumes, du regard des voisins. Les gens arrivaient en ville, ils y étaient inconnus. Ils étaient devenus des individus, mais regroupés par classes sociales. Dans certains quartiers se formait alors une nouvelle identité qui était, parallèlement à celles des bourgeois dans les « beaux quartiers », celle de la classe ouvrière, avec ses valeurs, ses utopies, ses programmes, ses leaders, ses organisations. Organisations qui n’étaient pas seulement politiques et syndicales, cela pouvait aussi être des communautés de toutes sortes, formées dans des clubs de jeux, les bals, lors des fêtes… On se retrouvait dans les cafés, ces lieux de sédition comme disaient les ministres de la police. C’est en partie en réaction à ce phénomène qu’émergea, à la fin du xixe siècle, une politique du logement social : pour éviter que les prolos « traînent dans la rue », se réunissent dans des « mauvais lieux », discutent entre eux, complotent et s’organisent. Et, en incitant les ouvriers à vivre en famille, à se replier sur le logement, pour privatiser le mode de vie et effriter le sentiment de solidarité collective. Néanmoins, jusque vers les années 1920-1930, l’identité ouvrière n’avait cessé se s’affirmer comme identité de résistance, voire de contre-offensive.
Vois-tu un lien entre cet affaiblissement de la « liberté des villes » et l’arrivée massive d’urbains dans les campagnes, appelée aussi rurbanisation ?
J’y vois surtout l’effet du marché du logement. La concentration urbaine, qui va de pair avec la concentration du capital, fait que les classes dirigeantes ont besoin de plus en plus d’espaces bien situés pour accueillir les sièges sociaux, les palais des congrès, les services liés aux activités directionnelles (« conseil », publicité…), les équipements de prestige, les résidences pour cadres dirigeants, etc. Il y a une accumulation au centre des agglomérations de la force de travail qualifiée. C’est cette élite urbaine internationalisée qui pousse à un étalement urbain. La périphérie s’étend sans fin. À propos des banlieues, on disait « sub-urbain ». On parle maintenant de « péri-urbain » ou même de « rurbain », car les zones rurales sont phagocytées par des néo-citadins. Il faut distinguer deux catégories. D’un côté, les exilés volontaires qui, appartenant aux couches aisées, vont habiter en maisons individuelles avec de l’espace et de la verdure pour les enfants. Dans ces banlieues dites résidentielles, résident aussi les jeunes cadres et techniciens qui veulent se mettre au large vu le prix des logements en ville. De l’autre côté, il y a les couches populaires, ouvrières et employées, éjectées des parties centrales des agglomérations par la spéculation, la gentrification et les politiques de « renouvellement urbain » qui visent à réserver les espaces « requalifiés » à des gens « de qualité ». Mais on trouve aussi les franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle (enseignants, travailleurs sociaux, infirmières, artistes…), avec des jobs mal payés et plus ou moins intermittents, qui ne peuvent s’offrir le centre des villes, devenu trop cher.
On assiste donc à un exode urbain des couches inférieures et moyennes qui migrent vers la lointaine périphérie. Certains vont s’établir dans un habitat rural ou semi-rural dégradé parce que délaissé par une population locale vieillissante. Mais ces nouveaux venus tirent le diable par la queue. Beaucoup n’ont pas trouvé de travail car la ville est trop loin, à vingt, trente voire quarante kilomètres. On peut parler d’une prolétarisation de ces néo-citadins exilés dans les zones rurales, très différents de leurs prédécesseurs, les néo-ruraux « babas » des années 1970. Des études montrent d’ailleurs que la majeure partie des couches populaires ne vit pas dans les « cités ». Il n’y a que 3,8 millions d’habitants dans les 750 « zones urbaines sensibles » qui défraient la chronique médiatico-policière, alors que les classes populaires représentent environ 54 % de la population ! La majorité vit soit dans le sub-urbain, soit dans le péri-urbain ou les zones rurales. Au XIXe siècle, le clivage de classes se traduisait par une coexistence plus ou moins pacifique des couches populaires et des couches bourgeoises. Aujourd’hui, il prend la forme du séparatisme. Les bourgeois ne voient même plus les prolos ! Et réciproquement. L’expansion urbaine s’étend sur des territoires de plus en plus vastes. Pour parfaire le tout, si l’on peut dire, il n’y a pas de communication entre ce qui reste de la culture rurale et celle de ces nouveaux arrivants. Ces derniers sont isolés, sans contact, sinon exceptionnellement comme, par d’exemple, dans les « marchés bio » et les foires à la brocante.
Pourquoi les classes dominantes ont-elles besoin de se réapproprier les centres-villes ? N’aurait-il pas été plus économique pour elles de s’installer autour, dans des friches, des zones d’activités… ?
Il y a plusieurs types d’activités. Effectivement, certaines, dites de pointe, peuvent être décentralisées et déconcentrées. Elles sont le support du développement du capitalisme actuel : les laboratoires et centres de recherche, établissements d’enseignement supérieur. C’est pour ça qu’on a fait des « campus » ou des « technopôles ». Mais en ce qui concerne les activités directionnelles et stratégiques, la nécessité demeure, malgré les nouvelles techniques de communication, de ce que les patrons et les managers étasuniens appellent le face to face contact. Et cela ne peut se faire n’importe où. Il faut des endroits très facilement accessibles, où l’on trouve sur place tout et tous ceux qui participent à la prise de décision. Par exemple, les salles de conférences, bureaux d’avocats, les boîtes de publicité, les cafés et restaurants où l’on se retrouve. Il faut qu’il y ait un lieu central pour ces activités, réunissant toutes ces conditions, financières, juridiques, médiatiques, culturelles. On a même créé des centres directionnels bis un peu périphériques pour désengorger les centres des métropoles, comme La Défense à Paris ou Canary Wharf à Londres… Mais l’interconnexion des relations d’affaires et mondaines exige la concentration d’équipements qui concourt à la reproduction de cette classe dirigeante.
Mais quels sont alors aujourd’hui les projets des urbanistes ? Aménager les centres-villes pour les seuls intérêts des classes dirigeantes ?
Aujourd’hui la majeure partie des urbanistes, des architectes, des paysagistes qui travaillent pour le secteur privé ou pour les collectivités territoriales se préoccupent très peu du sort des couches populaires. La mission impartie à certains aménageurs urbains, c’est de contribuer à éviter les troubles – les prétendues violences urbaines – engendrés par la relégation des classes dominées dans un habitat dégradé et dégradant. Autrement dit, rendre la ségrégation sociospatiale supportable par ceux qui la subissent. Mais, l’essentiel, pour les responsables politiques, élus locaux en tête, est de donner la priorité aux réalisations qui attirent les « décideurs », banquiers et patrons de firmes, ainsi que leurs servants : ingénieurs, chercheurs, universitaires de haut rang, la « matière grise », comme ils disent. Il faut donc aussi des bâtiments emblématiques, monumentaux, images de marque de la « métropole », comme la tour de la CMA-CGM à Marseille [3]. C’est un urbanisme qui a, sur le plan politique, pour projet et pour but de déposséder les couches populaires du droit à la ville, du droit à la centralité urbaine pour laisser la place aux élites. On peut résumer les principes de cet urbanisme exclusif et excluant par les cinq H : haute technologie en ce qui concerne les activités économiques, hautes qualifications pour les cerveaux, hauts revenus, équipements haut de gamme et haute qualité environnementale. Ce sont les cinq piliers de la sagesse urbanistique d’aujourd’hui.
Par contre, aux classes populaires parquées dans les « cités », on réserve l’architecture dite de prévention situationnelle ou defensible space. Importée des États-Unis, l’idée est d’« aménager les lieux afin de prévenir le crime ». Avec un double objectif : que les configurations spatiales soient dissuasives pour des fauteurs de troubles potentiels, mais facilitent aussi la répression. On supprimera ainsi les toits-terrasses, les culs-de-sac, les recoins, les halls traversants, les auvents. On encouragera la « résidentialisation » des HLM en transformant une partie de l’espace public au pied des immeubles en jardinets semi-privatifs avec des clôtures et des haies pour les protéger des intrus, où l’on pourra introduire des barbelés ou des plantes vénéneuses. Tout cela est officiel. Ce qui ne l’est pas, ce sont tous les dispositifs préventifs ou plutôt préparatifs militaropoliciers de « guerre civile de basse intensité », dont traite le sociologue Mathieu Rigouste, pour écraser les révoltes des damnés de la ville dans l’avenir [4].