Quinze jours de folie dans un hypermarché
Grève de ouf au Carrefour du Merlan
Jeudi 21 octobre. Au rayon boulangerie, du pain dur. Aux fruits et légumes, un vieux tas de courgettes. Aux produits de nettoyage, un flacon de javel sans bouchon. Pas de poisson, presque plus de viande, peu de laitages. On se dirait à Cuba sous blocus états-unien. Et pourtant, nous sommes à Marseille, au cœur du monde libre. « Puis-je vous aider à mieux consommer ? », proclame le blouson matelassé des caissières en grève. Elles bloquent l’entrée des marchandises depuis déjà une semaine, depuis qu’elles et leurs collègues ont appris que Mohamed Bedhouche, leur délégué CGT, a été envoyé aux Baumettes, et avec lui le père de Florent (voir plus bas). « Libérez Momo ! », exige une banderole en drap de lit. Des voitures passent sur la voie rapide en klaxonnant, et les passagers, penchés à la fenêtre, font écho : « Libérez Momo ! »
L’affaire est à la fois loufoque et préoccupante : un délégué syndical jeté en prison pour avoir intercédé en faveur d’un travailleur licencié pour « vol » - en fait, pour avoir acheté à moitié prix un surgelé à l’emballage détérioré. Momo est accusé d’avoir fait pression sur un vigile pour qu’il se rétracte. Lequel vigile, depuis qu’il a porté plainte contre Momo, a été gratifié d’un CDI par la direction… Voilà qui sent le coup fourré patronal, mais le juge n’y a vu que du feu. Alors les marchandises ne passent plus. À l’intérieur, seuls les cadres, les stagiaires et les CDD travaillent. 80 % de grévistes.
Débrayer sans préavis, « c’est possible dans le privé », assure Michèle Ledesma, de l’Union locale CGT La Rose. La réaction a été rapide, mue par l’estime dont jouit Momo. Et pas seulement chez les affiliés CGT : la base a imposé l’unité syndicale. Des militants CFDT, CFTC et FO sont présents sur les barrages. Lucien, encarté à FO et ami d’enfance de Momo, est assis sur une chaise pliante à l’ombre d’un camion immobilisé devant le portail. Il arbore un T-shirt Corsica. « Momo est un type droit, loyal, toujours prêt à se mettre en quatre pour les autres, affirme-t-il. Le vrai truand, c’est le directeur ! Il paraît que de son poste à Perpignan, il est parti les menottes aux poignets… Et il est là à se pavaner, à insulter les gens. Y’a pas de respect. »
C’est avant tout l’homme qu’on est sorti défendre contre une décision de justice manifestement injuste. Mais il y a un autre aspect inquiétant : un délégué syndical emprisonné comme ça, à la va-vite, sur plainte de son employeur, ça sent le roussi. Et si ce précédent faisait jurisprudence ? « Qui osera alors être délégué ? », tempête Michel, un ancien de La Poste qui, de retour d’une manif de retraités, est venu soutenir les grévistes. Il se propose d’aller distribuer « un tract intelligent » à la clientèle, pour qu’elle boycotte le magasin. « Ils ne peuvent rien me faire, je suis retraité ! » Selon Michel et ses collègues - ceux de la cantine de La Poste ont apporté de quoi se restaurer et des thermos brûlants -, l’heure est grave. « Où sont ceux qui manifestaient contre Le Pen en 2002 ? Les altermondialistes ? Les anti-OGM ? » Bernard, prof au lycée Diderot, un badge du SNES-FSU à la boutonnière, s’arrête à la sortie des cours. Il est content d’être là : « Vous trouvez pas qu’il y a une ambiance à la Ken Loach, ici ? »
Il n’a pas tort. On est au cœur des quartiers Nord. Le centre commercial est stratégiquement situé au milieu de cités parmi les plus mal famées de la ville : les Flamands, la Busserine, Font-Vert… Et si les soutiens politiques tardent à se manifester, les liens avec le quartier jouent pleinement. Pour les gens du coin, Carrefour, c’est leur commerce de proximité, le seul. Des centaines de familles sont prises à la gorge par le crédit et les cartes de « fidélité » de l’hypermarché. On est en France : aucun épicier, aucun bar n’est toléré au pied des tours.
Alors le glauque parking du Carrouf’ est une destination obligée, un lieu de rencontre pour les jeunes et les ménagères. Beaucoup ont des relations d’amitié, ou de parenté, avec les employés. Momo y est connu et apprécié. Surveillant de nuit, il n’est pas de ceux qui alpaguent les petits voleurs à la sortie des caisses. Ce qui explique les coups de klaxons, les cris de soutien, les visites de bon voisinage le soir autour des feux de palettes. Une Africaine en boubou est assise parmi les caissières en uniforme. Deux élégants Comoriens prennent des nouvelles auprès d’un compatriote gréviste. Derrière Lucien, qui s’occupe en temps normal de la réception des marchandises, le camion est immobilisé par de gros blocs de béton glissés entre les essieux. Pneus crevés, moteur HS. « Les minots du quartier sont de vrais professionnels ! », plaisante-t-on.
Dimanche à l’aube, cinq camions, escortés par deux voitures bleu marine pleines de faux flics, ont forcé par surprise un des deux barrages. Quatre camions ont réussi à entrer, le cinquième est resté dehors quand les nervis, en voyant les gars de l’autre piquet accourir, ont paniqué et refermé les grilles. Le chauffeur s’est enfui et depuis, le contenu du camion se décompose et dégouline sur l’asphalte. La cargaison des autres poids lourds, bloqués à l’intérieur, n’a pas eu de meilleure fin : la chaîne du froid ayant été rompue, le préfet a été obligé de signer un arrêté interdisant la mise en vente des produits, qui pourrissent sur palette, à l’endroit même où Dominique Sabadel, le directeur, et Navarro, le transporteur, se pavanaient dimanche en narguant les grévistes (« Sabadel portait une casquette de l’OM. Les copains, furax, lui criaient qu’il ne la méritait pas ! », rigole Sophie.) « On a de la chance, dit Lucien, on est dans un vrai quartier, les gens se serrent les coudes. » Comme pour lui donner raison, un jeune au volant d’une fourgonnette de livraison s’arrête pour saluer.
Au même moment, un groupe de cadres, étrangement pâles, sort examiner le camion. Le jeune les interpelle : « Si vous êtes pas contents, il y a encore des pneus à crever sur votre foutu bahut ! » Pour récupérer ses camions, Navarro, le transporteur de choc, a dû négocier avec la CGT de sa boîte, qui l’a renvoyé vers celle d’ici. Roland Chalumeau, secrétaire de l’Union locale CGT La Rose, analyse : « Sabadel est un rentre-dedans quasi suicidaire. Il a été nommé ici pour casser l’unité du personnel. Ce Carrefour a mauvaise presse auprès de la direction générale. » Un militant ajoute : « En tout cas, il s’est mangé deux grèves depuis son arrivée en juillet 2003. Il nous a traités de couilles molles, mais on est là, on lâchera pas. » Une caissière : « Une semaine avant les élections, il a loué le Carlton, sur la Corniche, pour y inviter les employés et leur famille, soi-disant pour célébrer le 40e anniversaire de Carrefour. Il a plaisanté en disant que si on n’avait pas pu fêter le 41e, c’était à cause de notre grève de l’an passé ! »
Vendredi 22. Autour des thermos, l’ambiance est tendue. Ce matin, en signe de bonne volonté, les grévistes ont laissé passer un camion. En échange, ils exigent que la direction s’assoie pour négocier la réintégration de Momo. Mais en fait de négos, on apprend que sa femme a reçu une lettre convoquant Momo dès sa libération, en vue d’un licenciement. Il y a de l’électricité dans l’air. La belle unité syndicale commence à se fissurer depuis que le chef de la sécurité du magasin a désigné nommément trente-quatre « piquets » à un huissier. Dans la foulée, un juge a choisi d’en poursuivre trois, un par syndicat, au cas où ils seraient revus sur les barrages. La police peut intervenir à tout moment.
Assemblée. Le représentant de la fédération du commerce précise : « Les gars, on pourra rien faire sans vous. » Le mouvement est reconduit. Une demi-heure après, une dépanneuse déboule dans un crissement de pneus. Manœuvre nerveuse, coup de frein : une carcasse de Visa Citroën vient obstruer l’entrée que les vigiles avaient dégagée quelques heures plus tôt de centaines de caddies amoncelés. Le gitan au volant repart aussi sec après qu’on lui a passé commande d’une autre épave. Ceux qui poussent la Visa en travers du portail ne sont pas grévistes, mais des jeunes du quartier, des retraités, des chômeurs. « On dirait Mai 68 », s’enthousiasme un homme aux tempes grisonnantes. Sur la façade, une caméra de surveillance lorgne la scène. Deux minutes plus tard, un huissier accourt, escorté par une dizaine de vigiles sur les dents. Il vient constater l’obstruction. Bousculade : la liasse de procès-verbaux vole dans l’air nocturne, puis est rageusement déchirée. Les vigiles blêmissent sous les insultes de ceux qui bossent habituellement avec eux (certains gardes participent au piquet) : « Esclaves ! », « Collabos ! », « L’injustice peut déplacer les montagnes ! » Certains mastards assermentés sont prêts à en découdre, mais d’autres se sentent visiblement le cul sale. Leur malaise, leurs regards par en dessous contrastent avec la colère des grévistes. « Je vais chercher la cité ! », « Non, n’y va pas », « Ils me dégoûtent ! »
Une patrouille de police surgit. Puis deux. Un jeune flic sort son calepin pour verbaliser on ne sait quoi. « Couvrez les plaques d’immatriculation ! » Mais l’officier interrompt son geste. Il préfère sourire et temporiser : « On est du quartier, nous aussi. On ne fait que passer. La ville est grande et on n’est pas bien nombreux. » Exit l’huissier, exit la force publique.
Le lendemain, la direction accepte d’ouvrir des négociations sous les auspices de l’inspection du travail. Le lundi 25, un juge aixois ordonne la mise en liberté conditionnelle de Momo et du père de Florent. Une foule en liesse les accueille à la sortie de la maison d’arrêt de Luynes. Ceux de Carrefour sont là, mais aussi ceux de Nestlé, et les chômeurs d’AC. Un Momo en verve embrasse Christel et Florence, ses copines caissières (« De vraies lionnes ! »), en larmes : « Mes compagnons de cellule se moquaient de moi. Ils disaient que tant qu’à risquer la taule, j’aurais mieux fait de braquer une banque ! » Mais il reste mis à pied. La grève et les pourparlers continuent.
Puis, jeudi 28 au soir, la direction aux abois cède : pour la première fois en 28 ans, le magasin a dû fermer ses portes faute de stock. Un protocole est signé : des modalités de récupération des heures de grève sont établies, Momo est réintégré à son poste et, en cas de condamnation en appel, on négociera son transfert sur un poste compatible avec un casier judiciaire.
Vendredi 29, la reprise du travail est votée, mais on dirait que la tenace dignité de ceux du Merlan est contagieuse : fin octobre, les salariés du Carrefour de Nîmes se mettent en grève pendant deux jours pour protester contre les abus de l’encadrement.
Avec Carrefour, la justice « positive »
Le 19 avril 2004, Florent, employé au rayon surgelés du Carrefour-Le Merlan, est intercepté à la sortie des caisses avec un lot de produits déclassés qu’il vient de payer moitié prix, pratique habituelle dans l’entreprise. Le vigile prétend que Florent a volé ces marchandises, et le conduit dans le bureau du chef de la sécurité. Cinq cadres sont présents et, pendant trois quarts d’heure, vont le retenir jusqu’à ce qu’il signe une reconnaissance de vol. Carrefour porte plainte et le licencie.
Florent raconte les faits à Mohamed Bedhouche, délégué CGT : l’accusation abusive, la séquestration dans le bureau, les pressions exercées, l’extorsion de signature, le licenciement. Comme son mandat l’exige, Mohamed prépare la défense du salarié. Il rassemble des témoignages prouvant que la pratique de réduction de prix sur des produits déclassés est courante, en accord avec les directions successives. En outre, plusieurs salariés affirment que l’adjoint de sécurité impliqué a trouvé là prétexte à se venger d’un conflit d’ordre personnel qui l’opposait à Florent. Mohamed et le père de Florent rencontrent un agent de sécurité qui a été témoin des pressions exercées sur le jeune employé. Ils lui demandent de rapporter au tribunal « toute la vérité » sur ce qui s’est passé. La direction, informée de ce bref échange par une caméra de vidéosurveillance, fait pression sur ce vigile en CDD.
Le 8 octobre, la CGT recueille près de 50 % des suffrages lors des élections professionnelles. Le 11, escorté par deux cadres, l’agent de sécurité porte plainte contre le délégué syndical. Dans l’après-midi, Mohamed et le père de Florent sont convoqués au commissariat, puis placés en garde à vue. Le 12 au matin, ils passent en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel. Une avocate est commise d’office dix minutes avant l’audience. L’avocat de Carrefour demande une sanction exemplaire. Le tribunal inflige des peines supérieures à celles réclamées par le procureur et l’avocat. Momo et le père sont condamnés pour « subornation de témoins » à six mois de prison dont quinze jours fermes pour le premier et un mois pour le second. Plus 2 000 euros d’amende. Ils sont incarcérés le soir même aux Baumettes.
On sait que Carrefour est une entreprise modèle, champion du commerce équitable et de la « lutte contre les discriminations » … C’est sans doute par fidélité « à son engagement social et environnemental » que le groupe a vu ses bénéfices grimper de 8,5 % cette année, tout en maintenant ses salariés au Smic et en multipliant les emplois-kleenex. Et c’est sûrement dans le cadre du programme signé avec la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH) que le géant déglingue son personnel.
Un rapport rendu voici quelques mois par la médecine du travail a conclu que sur 500 salariés du Carrefour Le Merlan, 322 étaient victimes de surcharge mentale, c’est-à-dire à la limite de la dépression. Le directeur se montre très zélé dans l’organisation de cette mise sous pression. Le 16 juin dernier, Mohamed et un autre délégué avaient dénoncé les propos qu’il tient aux salariés. Du genre : « Celui qui s’occupe des commandes dans ce rayon est une brêle » ou « Qu’est-ce que vous voulez, que je me mette à genoux et que je vous suce ? »1.
Les remarques que l’inspection du travail lui avait adressées à l’époque ont laissé Dominique Sabadel sans voix, mais pas sans moyens. Car le directeur n’est pas tout seul dans sa lutte contre Momo-le-perturbateur : en condamnant le délégué syndical, la justice a répondu « positivement » aux diktats de la multinationale. Il faut croire que c’est une habitude.
En janvier 2002, un juge d’instruction, la gendarmerie, l’administration fiscale, les services de la répression des fraudes et l’inspection du travail avaient causé quelques ennuis à Dominique Sabadel, qui était alors directeur du Carrefour de Perpignan. L’information délivrée par le procureur de la République évoquait un détournement abusif de personnels externes pour des tâches non prévues contractuellement. Mais les infractions constatées à cette époque n’ont, pour l’heure, entraîné aucune poursuite.
1 Soucieux de recueillir sa version des faits, CQFD (Ce Qu’il Faut Dégraisser et Délocaliser) a tenté de joindre M. Sabadel par téléphone, mais n’a obtenu pour toute réponse, dans le lointain, et à travers le filtre d’un de ses collaborateurs, qu’un grognement excédé et réprobateur.
Cet article a été publié dans
CQFD n°17 (novembre 2004)
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Paru dans CQFD n°17 (novembre 2004)
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Mis en ligne le 11.12.2019
Dans CQFD n°17 (novembre 2004)
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