Petits et grands larcins au turbin

Travailler c’est trop beau et voler c’est pas dur

Par Etienne Savoye

On apprend à coups de pied au cul, souvent. À peine viré de l’école, tu te fais avoir par le premier patron venu, un géomètre-expert à doigts velus et bagouze en or. Au bout de trois mois d’essai, tout miel, le barbeau te fait avouer que le métier de porte-mire n’est pas fait pour toi et te convainc de rompre le contrat de ton plein gré. Naïf, tu te rends compte trop tard que tu viens de renoncer à tes droits au chômage. On ne t’y reprendra plus. Après quelques missions d’intérim toutes pourries, tu encapes la bonne gâche : magasinier vacataire dans une Fnac récemment inaugurée. Tu es content, le chef aussi. Tellement qu’il te ré-embauche pour le coup de speed de Noël. Là, c’est le délire. Pendant qu’en surface les vendeurs risquent le burn-out en pleine orgie consumériste, se joue en sous-sol la mélodie du bonheur. Tu t’entends super bien avec l’équipe de jeunes prolos préposés au stock. Procédé aujourd’hui démodé, après chaque vente de matériel photo ou audio, le ticket-garantie tombe à la cave en voletant par un tuyau PVC et tu vas chercher le produit en réserve, puis tu le poses dans le monte-charge, direction les cieux de la clientèle satisfaite. En bas, l’ambiance est bonne, le chef est souvent appelé en magasin. Détail qui tue : en laissant la porte du monte-charge ouverte, personne ne peut te surprendre, sauf à passer par le quai des livraisons où les camions collent leur cul entre 10 h et midi pour déverser la manne des appareils photo, des chaînes hi-fi, des ghetto blasters et des cassettes VHS vierges…

Pour les fêtes, le directeur s’est fait livrer trois caisses de champagne. Toi et tes nouveaux copains, vous en détournez une, que vous planquez au fond, derrière les amplis d’une marque haut de gamme. À partir de là, c’est l’ivresse et la poilade permanentes. On boit les bulles au goulot et on se tire le portrait avec des Polaroid sortis de leur emballage. On se déguise avec les abat-jours de studio photo. Le turbin se fait léger, les platines et les zooms valsent à travers les allées en mode soule villageoise. Tu te mets à chaparder, tu sors des cassettes que tu revends dehors. Un jour, tu t’acoquines avec un camionneur, petit ami d’une copine. Alors que vous n’êtes que deux vacataires présents dans la réserve, vous enregistrez l’entrée de dix cartons de VHS et, au lieu de les ranger, vous les fourrez à nouveau dans le camion. Tu montes dans la cabine et tu guides le livreur jusque chez toi, où vous déchargez le butin. Puis tu retournes au boulot comme si de rien n’était. Plus tard, un bouquiniste te met en contact avec un propriétaire de vidéo-club peu regardant, qui t’achète la cargaison rubis sur l’ongle, sans doute pour pirater des films en quantité industrielle. Après l’avoir aidé à charger sa bagnole, tu remontes chez toi. Tu comptes le fric, puis tu le balances en travers du lit et tu danses devant l’armoire à glace, avant de partager en trois : un tiers pour le livreur, un tiers pour le collègue présent à la réception, et un tiers pour ta pomme.

C’est Byzance. Mais tu te rends compte qu’après un coup pareil, tu peux vite finir en roue libre. Quand le chef te propose un CDI à partir du 1er janvier, tu gamberges. T’enterrer vivant ici ? Au risque de se faire pesquer un jour de cleptomanie aggravée ? Tu hésites, entre gourmandise et sagesse spartiate. Tu consultes Mario, ton complice lors de l’escamotage. « Tu as envie de rester, toi ? » L’autre dit oui. Alors tu fais exprès d’arriver en retard tous les jours, histoire de faire baisser ta cote. Et ça ne rate pas : à la fin, c’est le copain qui reste. Toi, tu retournes au chômage, soulagé. Et tu fais bien. Mario a poursuivi sur sa lancée, associé au chauffeur-livreur. La profondeur de stock – c’était avant la mode du flux tendu – permettait de camoufler les pertes jusqu’au prochain inventaire, diluant ainsi les soupçons. Ça marchait tellement bien que Mario s’est acheté une Renault Alpine, qu’il garait sur le parking, en face du quai de livraison. Un jour, les vigiles du centre commercial l’ont pris sur le vif. Au lieu de le livrer aux keufs, ils l’ont mis à l’amende : « À partir de maintenant, tu vas bosser pour nous ! » Voilà le voleur devenu esclave. Jusqu’à ce que la Fnac s’aperçoive des trous dans les stocks et qu’elle commandite une enquête, des filatures…

Ça a mal fini. Vigiles et magasinier se sont retrouvés à l’ombre. Le vol au travail, c’est comme tout, il faut savoir arrêter à temps.

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