L’envol post-68
« Une vie large et sans souci »
« Non, je remettrai plus les pieds dans cette taule ! » Les larmes et les cris d’une jeune ouvrière de chez Wonder, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), filmée au moment de la reprise du travail, sont un concentré de la rage ressentie par celles et ceux qui vécurent Mai 1968 à fond. Ceux et celles pour qui, après ça, plus rien ne pouvait être comme avant, surtout le chagrin. « C’est une victoire, ils ont reculé, la console un représentant syndical devant l’usine. Ils vous augmentent de 6 % ! » Ce à quoi l’ouvrière rétorque : « Il a été saboté, le vote [de reprise] ! Ils ont fait ça à la saloperie, oui ! Ç’a été machiné, tout ça ! » C’était la grève elle-même, en brisant la routine, qui était une victoire. À l’arrière-plan, un contremaître canalise les ouvriers vers la porte d’entrée : « Je répète, les gens de Wonder, rentrez reprendre votre travail tranquillement. » Une autre jeune femme esquive cette main qui la pousse et lance à la cantonade : « Je rentre pas non plus, j’ai pas envie de rentrer, d’ailleurs ! » Et le bureaucrate syndical, ton mielleux et sourire crispé : « On peut pas tout avoir tout d’un coup, il faut savoir terminer une grève. »
C’est ce réalisme soumis à une réalité devenue insupportable qui en a pris un coup en 1968. Et pas qu’au Quartier latin. « La réforme, oui. La chienlit, non », avait clamé un De Gaulle aux abois. « Nous sommes ici pour vivre », répondait crânement Pierre Peuchmaurd dans son Journal des barricades 1 publié quelques mois plus tard. Sur les barricades, « il y a des nouveaux ce soir, de jeunes ouvriers, ceux qui demain seront la pègre », observait le jeune homme dès le 23 mai. L’espoir soulevé par ces journées ressenties intensément fut vite réduit par la realpolitik et les accords de Grenelle, mais pas effacé des mémoires pour autant.
« Nous sommes là pour vivre »
L’expérience vécue dans ce pays paralysé par la plus grande grève sauvage de l’histoire moderne, dans ces usines occupées, dans ces conversations et ces attroupements spontanés au coin des rues, ne pouvait pas s’évanouir comme ça, sans laisser de traces. « Je me souviens de Gaby Cohn-Bendit, frère de Dany et prof d’allemand dans mon bahut nantais, raconte Donato 2. En plein mai, il donnait des causeries informelles sur la plage. Comme des cours d’histoire improvisés, passionnants, ouverts au débat et au mouvement en cours. On était nombreux à aller l’écouter, dont des ouvriers en grève. Tous ne restaient pas dans les usines occupées, certains partaient à la pêche ! Et ce sont ceux-là qui sont venus se joindre à nous, avec qui on a sympathisé. »
Puissant mois de mai, souligne encore Pierre Peuchmaurd : « Il y a là, ramassée, toute cette force qui ne nous quitte pas depuis que chaque jour est révolution. Quelque chose passe qui nous avertit que, quand nous nous lèverons, tout à l’heure, nul ne pourra nous arrêter. À cause de cette force frondeuse, insolente, cette force heureuse. Nous sommes là pour vivre. Les arbres nous le disent qui nous saluent, et le soir sur nous qui fait patte de velours. Nulle part il n’y a de flics, et ni même de passants. La ville, tout autour, est silencieuse. La liberté s’emmêle dans nos cheveux, rit dans le rire des filles, se frotte à nous comme un chat confiant. »
Donato s’en rappelle, comme si c’était hier, de cet enthousiasme qui allait influencer durablement ses refus, ses choix de vie. « La société gaulliste était super réac, ça sentait le renfermé, le moralisme étroit et la messe. Adolescent, je me croyais inadapté, isolé dans mon malaise. Avec Mai-68, je me suis rendu compte qu’on était des milliers, voire des millions. Et cette objectivation du malaise m’a permis de réaliser que c’était la société qui était inadaptée, pas nous. Là, on a vu un monde nouveau à portée de main, d’autres possibles s’offraient à nous. On a eu envie d’être libres. »
Le retour à la normale, après ce sentiment généralisé d’insoumission et de liberté, n’allait pas de soi. Si de jeunes ouvrières refusèrent de retourner à l’usine, il y eut aussi des gosses qui formulèrent le programme de Rimbaud — « Nous ne travaillerons jamais » — avant même d’avoir goûté à l’amertume du turbin, dès l’école. « Peu de temps après mai, de jeunes Niçois ont eu la main lourde avec un proviseur de lycée, raconte Alex. Le mec était un salaud ultra-autoritaire qui se vantait de faire passer le goût de l’insubordination aux élèves. Il ne s’agissait pas de châtiments corporels comme dans le film If, mais d’humiliations et de punitions de caserne. Et donc, ils ont attendu le gars un soir dans la rue et l’ont roué de coups. Le type en a été traumatisé au point de se suicider au gaz, chez lui, quelques jours après. On n’a jamais su qui avait fait ça. »
« L’avenir était dans l’escroquerie »
Donato évoque avec humour ses rares expériences du labeur : « Déscolarisé, j’ai bossé dans une grande librairie catholique de Nantes. Je commandais des bouquins de Wilhelm Reich sur la libération sexuelle, le vieux bigot n’y voyait que du feu. Avec une collègue, on mettait des livres d’art dans les poubelles, et on les récupérait le soir pour les revendre. Puis j’ai zoné avec des jeunes de cités. On éclatait des vitrines en y projetant les arceaux à bicyclettes. Je cachais nos larcins chez ma mère… Je me suis fait attraper, le juge m’a mis du sursis et une mise à l’épreuve, mais c’était trop tard, je ne voulais plus baisser la tête. »
À l’autre bout de l’Hexagone, Alex suivait à peu près le même parcours peu académique : « On traînait avec des loubards du Vieux-Nice. Au début, on vivotait. Cambrioler des villas en hiver, piquer des mobylettes, rafler le contenu d’une vitrine, ça ne rapporte pas gros. Tu te fais arnaquer par des receleurs sans scrupule. Alors on a pensé à monter sur des braquages. Mais un affranchi, Dédé le Putois, nous a dit que les braquages, c’était fini. Il y avait de moins en moins d’argent liquide dans les caisses et on risquait de se prendre une balle dans le dos pour pas grand-chose. Selon lui, l’avenir était plutôt dans l’escroquerie. C’est grâce à Dédé qu’on s’est lancés dans les chèques volés. » L’illégalité devenait plus subtile. « C’est là qu’on a commencé à mener ‘‘une vie large et sans souci’’, comme disait Richard Widmark dans Les Forbans de la nuit. »
Bien sûr, chaparder, filouter, reprendre un peu de ce que le capitalo vole au populo, est un phénomène qui n’avait pas attendu 1968. Disons que mai a fait refleurir le côté bravache de ceux que les situationnistes appelleront « les blousons noirs politisés ». Comme si l’esprit des Pieds nickelés, des Apaches et de Marius Jacob était revenu bras dessus, bras dessous pour crâner sur le bord du trottoir. La double morale bourgeoise avait soudain perdu son hégémonie toutes en apparences. Une mentalité irrévérencieuse traverse ainsi les années 1970, avec des films comme Themroc et Les Valseuses, les premiers sketches de Coluche, le mouvement punk, Jules Van et son Vrai art nouveau des joyeux aigrefins 3, et toutes les mouvances marginales qui aspiraient à vivre gratuitement et s’imaginaient en fossoyeurs du vieux monde…
Cet esprit de mai qui ne meurt pas est parfaitement exprimé dans un texte d’Andréa Doria, écrit peu de temps avant sa mort, en 1991 : « Voleuse, je ne volais pas seulement de l’argent, mais aussi le temps et son usage. Je volais ma vie, je volais ma mort. La logique de l’argent nous plie de sa main de fer, nous prend toujours plus notre temps, notre intelligence d’être ensemble, de vivre. Alors mes vols (et je précise, toujours commis en douceur et au détriment de l’État et des banques) ne sont qu’une toute petite reprise en regard de la dépossession généralisée de soi dans l’esclavage salarié. » 4 Voilà clairement ce qu’on peut appeler, en écho aux mots du désordre qui avaient illuminé les murs au printemps 1968, de la poésie en actes. Tout ce dont notre époque a besoin.
1 Pierre Peuchmaurd, Plus vivants que jamais – Journal des barricades, réédité par Libertalia en 2018.
2 Tous les prénoms cités en témoignage ont été légèrement modifiés.
3 Voir « Libération à l’écoute de la resquille », p. VII de ce dossier sur le petit illégalisme.
4 N’Dréa, Les éditions du bout de la ville, 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°166 (juin 2018)
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Paru dans CQFD n°166 (juin 2018)
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Illustré par Mickomix
Mis en ligne le 01.05.2019
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