Impression du Kurdistan
Syrie : Game of Kurdes
Depuis son instauration en 1963, le régime baassiste1 a dénié toute reconnaissance officielle aux Kurdes syriens et a mis en place une politique de discrimination qui prive quelque 120 000 Kurdes de leurs droits civiques. Talab Hilal, chef militaire de la province de Djézireh (Jazirah), au nord-est de la Syrie, écrivait dans un rapport que les Kurdes n’ont « aucune histoire, civilisation, langue ou origine ethnique et sont susceptibles de provoquer violences et destructions, comme tous les montagnards ». Ces « outlaws » sont de plus soutenus par « les impérialistes qui ont intérêt à rendre leur cause légitime », aussi, la question kurde constitue « une tumeur maligne qu’il faut extirper de la nation arabe ». C’est l’époque où l’État syrien met en place la « ceinture arabe » (al Hizam al Arabi) visant à un remplacement de la population kurde du Nord par des Arabes loyaux au régime.
Si, dans les années 1980, la Syrie a servi de base de repli au PKK – jusqu’à l’expulsion d’Öcalan en 1998 – et si le régime de Damas a pu aider les Kurdes d’Irak sous le règne du frère ennemi Saddam Hussein, en revanche, les revendications des 1,7 million de Kurdes de Syrie (20 % de la population) vont rester inaudibles durant quarante ans.
Au début des années 2000, après la mort d’Hafez el-Assad, un premier « printemps de Damas » donne de la voix, durant lequel sont mis en avant le respect des droits humains, la revendication des droits civiques et la reconnaissance de la langue pour les Kurdes, ce qui va entraîner la répression de nombreux activistes et l’interdiction de la célébration du Newroz, tout au long de la décennie. En mars 2004, à Qamislo (Kamishli en arabe), un match de foot tourne à l’émeute contre le régime, après des affrontements entre des supporters arabes et des jeunes supporters kurdes, qui auraient célébré de manière provocante la chute du régime de Saddam Hussein. Le bilan sera d’au moins 36 tués par l’armée et environ 2 000 arrestations. L’année précédente, en octobre 2003, le PYD était créé sur des bases apoïstes (c’est-à-dire inspiré par l’idéologie d’Öcalan), co-dirigé par Salih Muslim et Asya Abdullah. Ce parti va, à partir de 2012, monter en puissance parmi les treize autres formations kurdes concurrentes. Des dizaines de ses militants seront poursuivis devant les tribunaux militaires du régime, placés au secret et souvent torturés.
En mars 2011, beaucoup de jeunes Kurdes se joignent spontanément à la contestation de la rue contre le régime. Mais, lorsque la Syrie sombre dans la guerre civile, la plupart des Kurdes, qui souhaitent aussi le départ de Bachar, se retrouvent en porte-à-faux : à la fois vis-à-vis de l’opposition organisée au sein de la Coalition nationale ou de l’Armée syrienne libre, qui ont le soutien des Occidentaux, des pays du Golfe, de la Turquie et de Barzani, le leader kurde irakien ami des USA ; mais surtout, évidemment, vis-à-vis des groupes djihadistes qui prennent pied au Nord du pays. Le régime d’Assad a, lui, tout intérêt, pour économiser ses forces, à ne pas ouvrir un nouveau front contre les Kurdes. Le PYD tourne alors le dos à l’opposition syrienne engagée militairement dans la guerre, ce qui lui permet de sceller un pacte tacite mais fragile de non-agression avec le régime. On dit que Salih Muslim, qui participe à Moscou aux négociations en cours sur l’avenir de la Syrie avec l’opposition syrienne légale, aime à citer le proverbe : « Sage ennemi vaut mieux que fol ami. »
C’est grâce à l’affaiblissement de l’État syrien qu’ont pu s’organiser les YPG (forces combattantes d’autodéfense) et se mettre en place le modèle du confédéralisme démocratique dans les trois cantons du Rojava (Afrin, Kobané, Jazirah). Ce confédéralisme convie toutes les composantes ethniques et religieuses de la région – Arabes, Arméniens, Assyriens, Kurdes, Turcs, etc. – le co-président du Conseil législatif de Djézireh est un arabe et son homologue, Nazira Gawriya, est une chrétienne syriaque qui n’oublie jamais de rappeler que sans l’insurrection kurde la situation des minorités aurait été dramatique. Le « contrat social » adopté par l’assemblée législative du Rojava, le 6 janvier 2014, assure l’inviolabilité des droits humains les plus fondamentaux, ainsi que le contrôle des mandats, la liberté d’association, l’égalité sans discrimination entre les femmes et les hommes dans tous les domaines de la vie, la séparation de la religion et des affaires publiques.
La victoire militaire sur Daech à Kobané et la révolution politique en cours au Rojava sont sans doute les seules bonnes nouvelles au cœur de cette meurtrière guerre civile et du chaos qu’elle provoque dans la région.
Djihad sous amphètes
Dans un récent article intitulé « 2 jours à Kobanê avec les camarades des YPJ/YPG » sur le blog Ne var ne yok, les combattants kurdes livraient leur vision de l’ennemi halluciné Daech : « Beaucoup de Tchétchènes, un certain nombre de militaires turcs, des jeunes Saoudiens, des Belges, des Français, des “enfants-bombes”. Des camés gavés de produits pour les faire tenir face à leurs horreurs. Des soldats djihadistes de tous les pays lourdement armés de leurs tanks et mortiers. Des morts en sursis. Des morts laissés sur place, et finalement récupérés et enterrés par les kurdes des YPG/YPJ.
[…] Les combattant-e-s kurdes reconnaissent volontiers qu’ils étaient un peu largué-e-s au début des combats parce qu’ils ne comprenaient rien à ces soldats d’un type nouveau pour eux. “Nous savions comment fonctionnent les armées turque et iranienne. Mais pas les fascistes de Daech. Leurs généraux sont riches, ont beaucoup de pouvoir et ne prennent que peu de risques. Et leurs soldats de base sont tarés et ressemblent plus à des morts-vivants qu’autre chose.” Selon des témoignages d’enfants-soldats de l’État Islamique faits prisonniers par les Peshmergas – kurdes d’Irak – beaucoup des jeunes recrues subiraient des sévices, des viols et l’obligation d’assister à des scènes sanglantes, à seule fin de casser leur virilité, leur dignité, de les réduire à l’obéissance, et de les habituer à vivre dans l’horreur. Les camarades insistent également sur deux choses : tout d’abord, le fait qu’ils ont retrouvé dans les treillis de bon nombre de cadavres ennemis plein de cachetons et de seringues. Et deuxièmement qu’une des tactiques souvent utilisées par Daech est l’attentat suicide sur la ligne de front : “Il nous est arrivé de subir des assauts où 45 à 50 soldats ennemis avançaient sur notre position en se faisant exploser les uns après les autres.” »
On sait que le captagon, une amphétamine surpuissante, produite en Syrie, est la drogue du conflit syrien. « En 2013, le Liban a saisi à lui seul 12,3 millions de cachets. Plus de 6,5 millions ont été saisis à Dubaï en décembre dernier, 17 millions le mois précédent », pouvait-on lire dans Paris-Match le 28 février dernier. Outre le fait qu’il procure une totale insensibilité à la douleur, le captagon ôte toute forme d’empathie : « Tu oublies les gens, tu hallucines, les choses vont mieux, tu as tellement d’idées, tes pensées s’améliorent. C’est comme si les gens n’existaient pas », expliquait Khaled, un jeune consommateur dans le même article. Gare à la descente.
Retrouvez cet article intégralement et bien d’autres sur le blog Ne var ne yok, « Chroniques de Turquie, du Kurdistan et du Rojava ».
La suite du dossier
Sous le paradigme kurde
Épisode 1 : par ici !
Épisode 2 : par là !
Épisode 3 : par ici !
Épisode 4 : par là !
Le paradoxe d’Öcalan
Photo de Yann Renoult.
1 Du parti Baas, « Renaissance », tendance du nationalisme arabe, ancrée en Syrie et en Irak.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Supplément
Par
Illustré par Loez
Mis en ligne le 09.07.2015
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