Impression du Kurdistan
Sous le paradigme kurde (épisode 3)
Reportage réalisé avec l’aide de Richard Schwartz et les traductions d’Aydin Mirobotan.
Reportage feuilleton. Voici le troisième épisode.
La tragédie des Yézidis
25 mars. Nous nous rendons à l’est de la ville de Batman, dans le village de Simze (Örgul en turc). Sur les hauteurs du village se dresse un camp de l’armée, qui, malgré son air endormi rappelle la militarisation de la région. Durant les années 1980, ce village yézidi a vu le nombre de maisons habitées chuter de quatre-vingts à huit, effet de la grande migration vers l’Europe qui a fait passer la population yézidie de l’ensemble de la Turquie de 80 000, dans les années 1970, à 2 000 personnes aujourd’hui. En août 2014, Simze a vu affluer des centaines de réfugiés yézidis irakiens, parmi les 200 000 personnes fuyant l’avancée de Daech au nord de l’Irak. Ahmet, un agriculteur d’une trentaine d’années, fait partie des habitants de ce village dépeuplé qui ont fait face à l’arrivée massive de réfugiés : « Dès le 3 août, les premières familles sont arrivées, 80 personnes, puis 450 réfugiés au 15 août. Nous n’étions pas préparés. Il a fallu courir partout pour aider ces gens sans vêtements, affamés, déshydratés, malades. Après la panique, on s’est réunis en assemblée pour faire face aux urgences. Le PKK nous est venu en aide rapidement ; des médecins proches du parti sont venus ausculter les enfants malades ; des militants bénévoles ont remis en état les maisons délaissées par les émigrés partis en Allemagne. Ils ont refait la plomberie, les portes et les fenêtres. Les villages alentour ont apporté des produits de première nécessité. Les émigrés envoient aussi leur soutien matériel en passant par les structures mises en place par la municipalité de Batman. Voilà pour les soutiens, nombreux. En revanche, l’État ne nous a apporté aucune aide. Cela fait seulement une quinzaine de jours que les yézidis irakiens peuvent se soigner dans les hôpitaux publics. »
L’exemple de l’hébergement des réfugiés yézidis à Simze s’inscrit également dans un projet plus global du PKK de repeupler les 4 000 villages expulsés par l’armée durant la sale guerre. Aujourd’hui, 33 familles sont restées à Simze, les autres ont été placées dans des campements ou sont rentrées en Irak.
Abdi, patriarche de soixante-dix ans, veut témoigner de sa fuite de la ville de Sinjar : « Le 3 août vers deux heures du matin, nous avons entendu des explosions au loin. Puis, à l’aube, nous avons vu nos voisins emballer leurs affaires. Nous avons atteint la ville de Zakho où nous avons été bien accueillis et où nous sommes restés un mois. Nous sommes passés au Kurdistan nord, les gens qui fuyaient d’autres endroits nous ont raconté les combats contre Daech. Les gens du village de Kocho qui ont refusé de se convertir à l’Islam ont été décimés, mais les convertis ont été tués aussi. Dans ma famille, 28 personnes ont été assassinées ou sont disparues : j’ai perdu deux de mes frères ; ma mère de 98 ans ; ma jeune nièce a été témoin des massacres avant de mourir ; deux de mes neveux ont disparu ; trois cousins sont morts dans les combats ; parmi mes parents éloignés, une famille de sept personnes n’a plus donné de nouvelles. »
L’évocation douloureuse des disparus est lourde de la rumeur de l’asservissement des femmes et des enfants yézidis par les djihadistes – les évaluations varient de 1 500 à 4 600 personnes encore esclaves de Daech. L’État islamique a publié des articles justifiant et réglementant « coraniquement » l’asservissement des kafir (mécréants) : « Après capture, les femmes et les enfants ont été répartis, conformément à la charia, parmi les combattants ayant participé aux opérations du Sinjar, après qu’un cinquième des esclaves a été transféré à l’autorité de Daech en tant que butin de guerre (khums) », pouvait-on lire dans sa revue Dabiq, datée du 12 octobre 2014. À Diyarbakir, quelques jours auparavant, une jeune fille yézidie s’est suicidée après être retournée en Irak quelques jours et avoir mesuré la gravité de la persécution des femmes. Début avril, plus de deux cents yézidis, kidnappés début août 2014, ont été libérés et une trentaine ont pu échapper à leurs ravisseurs.
L’histoire de la persécution des Yézidis est ancienne. Tout au long du XIXe siècle, ils subirent plusieurs vagues de pogromes sous l’impulsion d’émirs kurdes qui garantissaient un sésame pour le paradis d’Allah à qui massacrait ces infidèles – parallèlement aux persécutions des alévis et des Arméniens. Les yézidis passent encore pour des adorateurs du diable chez les musulmans fondamentalistes. Sur le plan religieux, ils pratiquent une religion syncrétique aux origines incertaines qui intègre des éléments du chiisme, du zoroastrisme et d’anciens paganismes orientaux. Ils prient debout face au soleil et vénèrent un archange, l’Ange-paon, qui symbolise la réincarnation, mais est associé à l’incarnation d’Iblis (Lucifer) dans la mythologie islamique.
Abdi poursuit, entre rage et tristesse : « J’aurais préféré que notre population soit décimée entièrement plutôt que nos femmes et nos filles soient capturées par Daech. » Envisage-t-il de retourner un jour à Sinjar ? « Bien sûr, comme on dit : “le sucre est doux, mais ta patrie est plus douce que le sucre”. Nous étions pauvres mais heureux, nous n’avions pas de souci avec les Arabes, mais aujourd’hui nous n’avons plus confiance. Certains voisins se sont retournés contre nous quand Daech est arrivé. Nous sommes un peuple opprimé, mais nous sommes un peuple de paix. Les gens qui feront un pas vers nous, nous ferons deux pas vers eux. »
Deux jeunes yézidis, Mahir et Reço, racontent à leur tour leur calvaire : la fuite à pied, par milliers, dans la montagne du Sinjar pendant dix jours sans eau ni nourriture – les Américains ont parachuté un peu d’aide au bout de cinq jours –, les personnes âgées qui s’effondrent au bord du chemin, la chaleur, les cadavres… Reço : « Au bout de dix jours, on a marché de 4 heures du matin à 18 heures vers le corridor ouvert par les YPG. Je portais mon grand-père sur le dos et mon frère portait ma grand-mère. Les combattants YPG sont venus vers nous pour secourir nos enfants et nos vieillards. »
Faïk, le maire agriculteur d’un petit village à proximité de Simze qui a fourni plus de 8 000 euros d’aide aux yézidis, commente : « Ce qu’on vous a fait, je considère qu’on me l’a fait à moi-même. Cela nous concerne tous. Vous avez été les premières victimes d’une guerre de religion artificielle que les politiques impérialistes ont déchaînée et qui vise à l’éradication des Kurdes. » Puis s’ensuit une discussion sur l’attitude des peshmergas, terme qui désigne la force armée kurde en Irak sous l’autorité de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, grand rival du PKK, soutenu par les États-Unis : « J’aimerais ne pas avoir à le dire, confie Mahir, mais les peshmergas nous ont abandonnés. Ils nous ont fait honte d’être Kurdes. Ils ne nous ont pas fourni d’armes et n’ont pas laissé le PYD nous venir en aide. L’humanité qu’on a vue chez les militants du PYD, on ne l’a vue nulle part ailleurs. Même si le Sinjar est aujourd’hui libéré, on ne sera en confiance que si le PYD est présent. » Alors qu’en France, Bernard-Henri Lévy sert d’impresario au pro-américain Barzani auprès de François Hollande et que les écrivains Pascal Bruckner et Sylvain Tesson s’improvisent champions des chrétiens d’Orient pour mieux dresser les identités les unes contre les autres, les yézidis font figures de variable d’ajustement dans le conflit irakien. Quand Daech a envahi le Sinjar, les peshmergas, qui disposaient de 10 000 combattants dans cette région, se sont repliés, abandonnant les yézidis à leur sort. Ces derniers ont pu constituer en urgence une force d’autodéfense de 3 000 hommes, qui s’est tournée vers les militaires chiites pour obtenir les armes que lui refusaient les peshmergas. Depuis, les tensions restent vives : début avril, le commandant des forces yézidies, Haydar Seso, a été arrêté par les services de sécurité de Barzani ; puis c’est un activiste yézidi, Ali Ibrahim, qui a été jeté en prison pour ses critiques des autorités barzanistes sur Facebook.
Dans un hameau à quelques kilomètres de Sizme, nous rendons visite à Ali, un vieil homme alité après une opération chirurgicale. Ali est la mémoire des yézidis de la région, il évoque devant nous l’exode à flux continu de son peuple : « Notre identité n’était pas respectée. Jusque dans les années 1970, nous avions peur d’aller à Batman, car si nous étions repérés en tant que yézidis, nous pouvions être insultés, maltraités, voire lynchés. On rasait les murs, on avait peur de croiser d’autres villageois qui auraient pu nous dénoncer. » Il interpelle l’un de nos accompagnateurs dont l’arrière grand-mère était yézidie : « J’espère que tu ne seras pas fâché si je te dis la vérité, mais ton arrière-grand-mère, qui était aussi ma tante, a été enlevée, mariée de force et islamisée ! » Puis, poursuivant son récit : « Quand le PKK est apparu, il a pris notre défense, nous avons pu respirer un peu mieux. Bien sûr, le mépris que nous subissons n’a pas disparu, mais les choses s’améliorent. Maintenant, je n’ai plus de problèmes avec mes voisins musulmans. On a retrouvé ce sentiment de terreur avec ce qu’ont subi les yézidis d’Irak, mais je crois que j’aurais trouvé cela aussi insupportable si n’importe quelle minorité avait subi cela. J’ai hébergé chez moi jusqu’à quarante familles, aujourd’hui il en reste trois. Ce que je souhaite le plus au monde, c’est la fraternité. »
Les épisodes précédents :
Épisode 1 : par ici !
Épisode 2 : par là !
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Supplément
Par
Illustré par Mathieu Léonard
Mis en ligne le 01.07.2015
Dans CQFD n°132 (mai 2015)
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