Parti sans laisser d’adresse
D’abord, je dois vous prévenir que je n’ai pas été trop à l’usine ces dernières semaines et que ça ne va pas aller en s’arrangeant d’ici ma retraite, car je découvre que j’ai plein de jours à récupérer et de congés à prendre. Mais je serai là pour vous, sans faute !
Ma dernière défection n’était pas en lien avec un quelconque vestige de l’état-providence. Plutôt avec un bête malaise au boulot. Infirmerie. Urgences. Et tout le tremblement. Résultat des exams : ce n’était pas grave, juste une petite alerte, comme des fusibles qui sautent. D’après ce que toute la gent médicale m’a dit, j’arriverais à un âge où on ne peut plus essayer de caser 30 heures dans une journée. La chose s’annonce délicate car depuis que je me connais, c’est comme ça que je vis. Au moins, cet arrêt m’aura permis de la jouer plus cool pendant quelques jours et de me rappeler que c’est vachement bien de ne pas bosser. Pour l’heure, j’y retourne et on remet ça.
Donc, previously, comme diraient nos top-managers, dans l’épisode du mois dernier je vous racontais que la CFDT de ma boîte avait traîné un représentant de la CFTC, de ma boîte itou, devant le tribunal d’instance, pour de sombres histoires de représentativité. Naïvement, nous étions nombreux à penser que la juge se laisserait aller à prendre une décision qui ferait jurisprudence et permettrait à des petits syndicats de pouvoir contourner la loi sur la représentativité syndicale. Que nenni ! Application de la loi : la CFTC représentant moins de 10 % des voix aux élections professionnelles, son délégué est éjecté de toutes les instances. A cette annonce, les militants CFDT ne se sont plus sentis de joie. Ils ont eu la banane. Une grande victoire syndicale : « Ça y est, on est débarrassés d’eux », s’est exclamé le secrétaire CFDT de la boîte.
De manière encore plus radicale que le cédétiste ne le pensait car on voyait le représentant du syndicat chrétien, trois jours avant le rendu du tribunal, chercher à rencontrer la responsable RH pour lui déposer un courrier de démission. Quelques jours plus tard, lors de ce qui s’est avéré être sa dernière nuit de travail, il est arrivé, comme d’habitude. Il a salué tous ses collègues, sans rien dire. Puis il s’est installé à son poste, devant ses écrans. Sauf qu’il n’a pas mis ses bleus. Tout le monde l’a senti un peu excité, mais sans plus. Il a beaucoup parlé, de tout et de rien, mais pas de son départ. Il faut dire qu’il est rarement à son poste de travail : seul réel militant de son syndicat, il a réussi à se trouver des heures de délégation dans diverses instances nationales et professionnelles. Du coup, il n’a pas vraiment de copains au travail. A minuit, il a sorti une bouteille de whisky, ce qui délie toujours les langues, mais il n’a toujours rien dit sur son départ. Il a critiqué des collègues, s’est fichu de la trombine d’autres… et la nuit s’est terminée. Le syndicaliste catho a quitté son poste de travail, à cinq heures du mat’, comme si de rien n’était. En partant, il a même été jusqu’à retirer toutes les affiches et tracts CFTC des panneaux syndicaux et des murs du réfectoire. La veille de son départ, il a été vu en train de vider complètement son local syndical, mais qui pouvait savoir ?
Ce n’est que le lendemain que ses collègues ont appris sa démission, par la voix du chef de service qui a ajouté que ce n’était pas une grande perte. Le militant a même été invité à faire son préavis chez lui, officiellement pour écluser ses congés. Au niveau de son syndicat, dans la boîte, malgré un faible effectif, il n’a même pas prévenu ses syndiqués. Ces derniers se sont d’ailleurs sentis trahis. D’autant plus trahis que c’est auprès d’eux qu’on cherche des explications sur ce départ et qu’ils ne savent rien de rien. Personne parmi eux n’a envie de reprendre sa place ni son flambeau. Ils disent même ne plus se considérer comme adhérents de la CFTC. Ce syndicat, a priori, cesse donc d’exister sur l’usine. Je dirais que ce n’est pas une grosse perte étant donné son passif mais la joie manifestée par les militants de la CFDT fait qu’il y a quelque chose qui cloche...
Ce départ représentera donc un mystère pendant quelque temps. Est-il parti par dégoût du travail et de l’ambiance ? Avait-il des choses à cacher ? Des problèmes de fausses facturations de déplacements syndicaux (si je l’écris c’est que c’est déjà arrivé) ? On était plusieurs à s’être rendu compte que l’assignation au tribunal d’instance l’avait carrément fait stresser. Ou d’autres causes. La direction, elle, reste très silencieuse.
Un mystère qui ne durera pas longtemps. On a d’autres chats à fouetter. Il se passe toujours quelque chose dans une usine…
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 12.06.2015
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