Je l’ai fait exprès, de choisir le 24 décembre pour fêter mon départ. Pour voir sur qui je pouvais vraiment compter. En même temps, maintenant, je m’en fous. Je vais avoir d’autres chats à fouetter et un autre milieu à m’occuper.
Voir l’action grimper autant, tripler sa valeur en si peu d’années, ça valait un petit sacrifice
Je m’aperçois que dans la salle, il y a quelques-uns de mes concurrents directs, certains auraient voulu me voir mordre la poussière. J’ai gagné, tant pis pour eux. J’ai maintenu l’entreprise lors des crises successives et j’ai réussi à conforter notre société dans le haut du panier du CAC 40, c’est quand même pas rien. FFI© est devenue une valeur de référence, aujourd’hui. J’ai de quoi être fier. Bien sûr, cela s’est fait au prix de divers abandons et de diverses restructurations, mais changer de méthodes de travail, investir dans des pays émergents et se recentrer sur des marchés porteurs, c’est le b.a.-ba. On est passé de 150 000 collaborateurs dans le monde, à 80 000. C’est plutôt pas mal. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Et puis, voir l’action grimper autant, tripler sa valeur en si peu d’années, ça valait un petit sacrifice.
Ah ! Voici enfin un plateau de coupes de champagne qui passe. Voyons voir ce qu’il donne ce champagne. FFI© en a commandé des caisses, je veux voir où est passé notre argent. Le producteur est un ami, mais j’ai parfois du mal avec sa piquette. Oups ! Pas terrible encore cette année. Mais ça m’amuse d’autant plus que tous ces zouaves rassemblés devront boire ça jusqu’à la lie.
J’ai bien fait de choisir La Verrière pour organiser mon pot de départ. Mon « pot de départ », ça me fait marrer. Comme mes prolos lorsqu’ils partent en retraite… Je suis peut-être un peu comme eux. Va savoir. À force de voir leurs représentants syndicaux, je les ai imités. Non, je rigole. N’empêche que je les ai bien eus aussi, ceux-là.
La Verrière vient juste d’ouvrir, au pied de la tour, et je ne pouvais pas faire moins que de les aider à pendre leur crémaillère tout en fêtant mon départ. Je suis encore dans le coup, non ?! Jolies, les guirlandes lumineuses. Ils font de ces trucs maintenant. Et les sapins décorés, c’est pas mal. Ça donne à la soirée un côté kitsch qui me va bien, un côté hollywoodien, fin de film à gros budget.
Bon, il faut que j’aille faire la tournée de mes ouailles avant les discours.
La faune des courtisans et des lèche-bottes. Ce sont eux qui viennent à moi les premiers, évidemment. Ils croient vraiment que c’est en étant à mes pieds qu’ils accéderont au vrai pouvoir ? Que des larves. Ils me sourient, se tortillent devant moi. Ils veulent mon bien, croient être l’incarnation du pouvoir parce qu’ils sont déférents envers moi. On ne se rend pas compte mais faire partie de l’élite, ça a des désavantages. Et même si j’ai peu de sympathie pour l’espèce humaine, ce genre de comportement n’arrange pas ma perception. De toute façon, ils sont fichus : s’ils se rebellaient, je les casserais. Leur alternative est quasi nulle.
Mais où sont Bertrand et Charles, mes fidèles, mon équipe, mes hommes de main, ceux sur lesquels je peux compter ?
Ah ! Quelques membres du conseil d’administration. Là, on est en terrain connu. On se côtoie depuis si longtemps. On a la même vision du monde et presque le même costume. On n’a pas besoin qu’on nous raconte des histoires, c’est nous qui avons fait ce que FFI© est devenu. Il faudra que j’invite l’un d’eux à nous rendre visite quelques jours.
Dans tous les cas, je reste membre du CA, pas seulement pour les jetons de présence, mais pour rester aux commandes et mettre la pression sur mon successeur. Ah, il a voulu ma place de PDG, va falloir bosser. C’est lui qui devra fermer les quelques boîtes qui restent implantées en Europe du Nord. Ça m’amuse d’avance de savoir qu’il commencera son règne en supprimant des emplois. Il faut pourtant que je me montre avec lui, comme si nous étions complices, comme si nous ne faisions qu’un. Pour l’avenir de FFI©.
Et voilà La Fayette, le représentant des clients, des coopératives agricoles. Le type qui me fait bien sentir que sans lui, sans ses achats de mes phytosanitaires, je serais coulé. Tu parles. Maintenant que je fourgue la moitié des productions en Inde, il peut toujours se la jouer. Il est adipeux et veule, je ne le supporte pas. Il transpire, en plus, dans son costard de parvenu. Et sa rosette de la Légion d’honneur, qu’est-ce qu’il a fait pour l’avoir ? Il faudra d’ailleurs que j’en parle en haut lieu. C’est moi qui la mérite.
Je me défais vite de ce type, mais c’est pour tomber sur pire : Petrovitch est là. Cette fois, j’ai un peu les boules, on a passé des accords et j’ai un peu dépassé les bornes. Ce sont les lois du marché. Il faudra bien que ces Russkoffs se mettent au goût du jour. Tout ne se règle pas à coups de flingue. Le marché africain, c’était pour moi. Je vois qu’il sourit d’une façon pas très agréable, mais il est courtois. Je m’éloigne.
[/Jean-Pierre Levaray/]