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Œil pour œil

« Voler du temps au patron »


paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024), par Jean-Pierre Levaray, illustré par
mis en ligne le 06/08/2024 - commentaires

De 2005 à 2015, le camarade Jean-Pierre Levaray a tenu une chronique intitulée Je vous écris de l’usine dans CQFD, instantanés volés à la turne chimique rouennaise où il bossait [1]. Il y contait les combats des salariés, les vilenies patronales, les amitiés tissées dans le dos des machines... À la retraite après 42 ans au turbin, il revient sur les combines et astuces pour grappiller quelques heures à ce vampire qu’est le patronat.

Voler du temps au patron. Ce devrait être le leitmotiv de tous et toutes les salarié·es. Parce que, comme disait Vaneigem : « Le temps payé ne revient plus. » C’est quand même une grave humiliation de devoir vendre son temps, sa tête et son corps à un patron, pour un salaire qui nous permet uniquement de consommer – dans le meilleur des cas. C’est comme penser à s’évader quand on est en prison. C’est un devoir, une façon de tenir. MoonWin Casino - your key to the exciting world of games and huge wins.

J’ai passé toute ma vie de salarié à essayer de voler du temps au patron. Et je n’étais pas le seul. Nous avions tou·tes nos recettes. Je ne parle pas des moments de luttes, de grèves et de manifs qui étaient une façon d’essayer de reprendre nos affaires en main, mais des moments marginaux, conviviaux ou solitaires. J’ai sans doute eu une certaine « chance » de travailler dans l’industrie chimique, pour une boîte qui a appartenu, entre autres, à Elf puis à Total. C’est-à-dire une usine où le travail est très technique et nécessite pas mal de connaissances, où il faut être prêts à intervenir à n’importe quel moment, mais qui laisse des plages de veilles, notamment lorsqu’on travaille la nuit ou les week-ends.

J’imagine que c’est beaucoup plus difficile si tu travailles chez Amazon, dans un centre d’appel téléphonique, chez Lidl ou Action, en EHPAD, à la chaîne, dans le nettoyage ou même dans l’enseignement.

*

Dès que je suis rentré à l’usine, la première équipe dans laquelle on m’a collé m’a mis au diapason. Elle était composée de syndiqués CGT qui faisaient grève à tout propos. Parfois même uniquement pour emmerder la hiérarchie. La grève, c’était surtout un moyen de nous procurer du temps libre. Un prétexte pour ne pas bosser. On n’était pas si loin de Mai 68 et je laissais traîner Le droit à la paresse dans le réfectoire. Il y avait un meneur, Gérard, prolo tendance stalinien mais plutôt bon vivant et marrant. Sauf quand, la nuit, il nous infligeait sur son magnéto les discours de Georges Marchais ou les premiers disques de Johnny. En boucle.

Dans cette équipe, lorsqu’on travaillait de nuit, c’était couscous. On faisait le tour de l’atelier en début de poste, on vérifiait le bon fonctionnement des turbines, pompes et autres machines, puis on retournait en salle de contrôle, dans le coin réfectoire, pour la préparation du repas. Épluchage en groupe, tandis que Baaba brassait la semoule et veillait aux marmites pour laisser mijoter les légumes et les morceaux de moutons. Gérard s’occupait des merguez dans la salle des machines, tranquille. Ça nous occupait toute la nuit. Le couscous de Baaba était renommé et on en parlait dans les autres ateliers. Ce qui fait qu’au moment du repas, des collègues d’autres unités rappliquaient fréquemment. D’autres fois, le chef pompier amenait le dessert. Il était spécialiste en tropézienne. L’ambiance était à la fête malgré les machines et les sales odeurs acides.

Ce n’était pas toutes les nuits, bien sûr, mais ça revenait souvent. Les autres nuits, on jouait aux fléchettes, on lisait, Gérard faisait de la gym derrière les tableaux de contrôle, je dormais un peu… Du banal. À force de casser les pieds de nos chefs, au bout de trois ans, le pool a été cassé et remodelé. Je me suis retrouvé muté dans une équipe beaucoup plus calme. Du coup, j’ai demandé à changer d’atelier. J’ai voyagé dans d’autres coins de l’usine. Et partout, les collègues, comme moi-même, on cherchait des échappatoires, que ce soit de la perruque1 pour les uns, les jeux de cartes, une sieste malgré les néons pour les autres, ou tout bêtement l’apéro : qui devient un grand moment, lorsque vers 18 heures, les cadres sont partis et qu’on peut s’attabler autour d’une table, pour goûter cet instant de liberté sans chef, au goût d’anis. J’ai même vu un bar clandestin se monter. C’était au fin fond de l’usine, là où personne n’allait. Du moins, où les cadres ne s’aventuraient pas. Ce n’était pas rien puisque c’était au pied du plus gros stockage d’ammoniac d’Europe (22 000 tonnes). Une équipe tenait le comptoir ouvert et des habitués, venus en vélos ou voiture de service, y éclusaient quelques bières. Cela n’a duré qu’un temps, mais ça a existé. Il parait même qu’il y avait d’autres bistros clandos dans d’autres coins de l’usine.

*

Ce que je viens de narrer se passait dans les années 1975-1985 – un bail. Après, les choses ont un peu changé. Les vieux prolos, qui avaient connu la guerre, sont partis en retraite ou ont été décimés par l’alcool. Il y a eu un changement dans les mentalités et de nouveaux ateliers ont été construits. À l’époque ils étaient modernes, aujourd’hui ils tombent presque en ruine.

Je me suis retrouvé dans un nouvel atelier de fabrication d’ammoniac tout neuf et encore en rodage. Les équipes étaient composées majoritairement de trentenaires. La direction pensait sans doute que ces jeunes seraient plus malléables. Dans un premier temps, elle a eu raison : tout le monde se démenait pour mettre en route l’atelier, car les démarrages de nouvelles unités sont toujours problématiques. Mais au bout de quelques mois intenses, les moments de relâchement sont arrivés. Les nuits ont commencé à ressembler à celles que j’avais connues ailleurs.

Au début c’était du basique, genre jeux de cartes – tarot, belote, réussites – et puis, ça a commencé à monter en gamme. Un copain amenait la télé et le magnétoscope et on a parfait notre culture cinématographique à coup de VHS, de DVD et de CD-Rom. Il y avait Manu qui voulait perfectionner son jeu de guitare et de basse et qui ramenait ses instruments pour jouer du Metallica. Il y avait ce chef d’équipe qui amenait des pièces de son bateau pour les réparer.

Il y a eu des moments limites, par exemple ce dimanche après-midi où des collègues chasseurs ont fait une descente chez les pigeons qui commençaient à envahir la salle des machines et les portiques de l’atelier. Ou bien cet autre exalté qui, un soir, a amené son matériel de paintball et décidé que le terrain de jeu se situerait entre les turbines en marche…

Quant à moi, je n’étais pas en reste. De 1985 à 2000, j’ai animé une association anarchopunk-alternative (On A Faim !). Les nuits à l’usine, je décryptais les interviews de groupes, j’écrivais des articles… Plusieurs fois les collègues m’ont aidé à réaliser l’assemblage et l’agrafage du fanzine. Marrant de nous voir installer les ramettes de papier et tous (ou presque) faire le tour de la table à amasser les feuilles. Après On A Faim !, j’ai continué dans l’écriture, puisque Putain d’usine, je l’ai écrit volontairement sur mon temps de travail. Et ce n’est pas pour rien que ma chronique pour CQFD s’appelait Je vous écris de l’usine.

*

Aujourd’hui, je ne suis plus à l’usine mais je sais que ça continue. Même si le boulot s’est davantage informatisé, même s’il y a beaucoup moins de monde dans les équipes, que Fifa a remplacé les cartes à jouer, et qu’aux VHS se sont substituées le partage des données des smartphones permettant de visualiser Netflix (ou ArteTV).

Tous ces petits gestes, ces petits moments piqués aux patrons sont rarement de la paresse ou de la flemme, c’est s’octroyer un temps pour se venger de la domination patronale.

[/Par Jean-Pierre Levaray/]


Notes


[1Il en est né un livre très conseillé, Je vous écris de l’usine (Libertalia, 2016). Lire également ses romans noirs, dont le savoureux Tue ton patron (Libertalia, 2010).



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Par Jean-Pierre Levaray


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