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Prescription sociale : anti-parasitaire, dose max

Nicolas Framont : « La lutte des classes au boulot n’est pas morte »


paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024), par Émilien Bernard, illustré par
mis en ligne le 23/07/2024 - commentaires

Sociologue, essayiste, rédacteur en chef de la détonante revue Frustration, Nicolas Framont a connu le monde bourgeois de l’intérieur, notamment via ses nombreuses missions d’expertise en santé et conditions du travail pour les comités sociaux et économiques de grandes entreprises. Il nous parle ici du mépris de cette caste, mais aussi des stratégies de résistance au grand rouleau compresseur néolibéral dans le monde du travail.

Défini en ses termes comme un « ouvrage de développement collectif », Parasites [1], publié l’année dernière par Nicolas Framont, est un essai combatif qui ne mâche pas ses maux. Aux premiers rangs desquels, la bourgeoisie, « qui se nourrit de notre travail, de nos impôts, de notre vie politique, de nos besoins et de nos rêves ». Autre cible, parallèle, le patronat, « pire assisté de France ». Quant aux garde-chiourmes des médias de masse, ils en prennent également pour leur grade, eux qui perpétuent un bruit de fond néolibéral atténuant toute idée de résistance à l’ordre de choses. Niveau boulot, Nicolas Framont pose ce constat : « Ce que le capitalisme veut annihiler chez l’ouvrier, c’est son désir de donner un sens à ce qu’il fait et d’exercer son intelligence dans son travail. » Processus d’aliénation qui continue heureusement à rencontrer quelques obstacles… Entretien.

La période qu’on traverse donne l’impression d’un gouffre entre la souffrance au travail, endémique, et l’absence de revendications portées par la rue…

« On sous-estime souvent le niveau de résistance individuelle. Toute une partie de la lutte contre le capitalisme passe sous les radars du militantisme classique. On reste trop focalisés sur les grands indicateurs, comme par exemple le taux de syndicalisation. Alors qu’en réalité on note une mobilité toujours plus marquée de la main-d’œuvre, avec des vagues de démission depuis 2020. Il y a eu, notamment en France et aux États-Unis, des phénomènes de désertions de masse, pas mal médiatisés. C’était du jamais vu en la matière. En France, des milliers de personnes démissionnent chaque mois. Pour certains, ça augmente la précarité : rester dans un boulot, même horrible, c’est acquérir de l’ancienneté, pouvoir grimper dans la hiérarchie, avoir un meilleur salaire. Mais ils sont nombreux à penser qu’il vaut mieux partir que rester. C’est un bon signe. Résultat : beaucoup d’entreprises privées déplorent ne plus disposer d’un réservoir de salariés stable. Il faut aussi noter que toutes les formes de désengagement au travail comme la démission silencieuse, qui consiste à en faire le moins possible, semblent se développer, pas seulement chez les jeunes générations, et ça produit des effets. Depuis deux ans, les chiffres montrent une baisse de la productivité en France. Il y a aussi la hausse des arrêts de travail, mais qui eux sont également liés à l’épuisement et à la souffrance psychique, c’est-à-dire souvent subis. En tout cas je rencontre beaucoup de gens qui essayent d’en faire le moins possible. Il y a donc une résistance forte au travail mais qui ne passe plus vraiment par les canaux habituels, les partis de gauche et les syndicats, et qui opère de manière plus individuelle (ce qui ne veut pas dire individualiste). »

Il y a aussi des modalités d’actions moins passives ?

« Oui, bien sûr. L’autre solution pour aller mieux dans son travail, c’est la lutte collective qui s’adapte aux cas de figure. Par exemple se liguer contre un chef inapte, en se passant de lui. J’ai eu des témoignages d’ouvriers qui, pendant des mois, ont fait la démonstration qu’on travaille mieux sans chef qu’avec un chef incompétent. Autre forme de résistance dont on parle peu, le sabotage au quotidien, qu’on évoque dans le dernier numéro de Frustration [2]. Nombre de salariés expliquent qu’ils occupent leur temps à lire ou à mettre à jour des pages Wikipédia. Il y a aussi un grand nombre de salariés du public qui expliquent essayer de “faire le bien” : proposer la gratuité dans les bibliothèques à des gens qui ne sont pas éligibles, rappeler leurs droits à des allocations à des gens qui sinon passeraient à côté… Enfin, les dernières enquêtes du ministère du Travail montrent que le nombre de grèves a augmenté en France ces deux dernières années. Sachant que cela reste le mode d’action le plus efficace. Elles passent inaperçues dans les médias, mais ont des effets. Il faut y ajouter les menaces de grève, un outil qui permet aussi d’obtenir des résultats. Bref, la conflictualité au travail se porte mieux qu’on ne le pense et contrecarre les désirs des capitalistes. La lutte des classes au boulot n’est pas morte : des coups sont rendus. »

À cette « organisation patronale de type super parasitaire » que tu dénonces, vient s’ajouter le mépris toujours plus marqué des élites envers les « assistés », les « feignasses »… Pourquoi si peu d’explosions sociales en retour ?

« Rappelons déjà que le mouvement des Gilets jaunes en 2018 et 2019 a été une véritable détonation, qui dénonçait notamment ce mépris et l’exploitation de classe. Pour le reste, il faut avoir en tête que les organisations militantes ne veulent pas endosser de véritables conflictualités. Les confédérations syndicales, CGT incluse, n’ont aucun intérêt à ce que la rue explose. C’est lié en partie à la dimension bureaucratique de ces organisations. La bureaucratie cherche juste à survivre, si bien qu’elle déteste l’inconnu. Quant aux partis électoralistes, ils ne voient le progrès que par le biais de la voie électorale. Mettre en valeur ces formes de résistances n’est pas dans leur logique d’accession au pouvoir. Résultat : il n’existe aucune organisation nationale ou internationale visant à mettre en place un dispositif de résistance aux brutalités du monde du travail. Avec Frustration, on cherche à concilier le meilleur des syndicats et des gilets jaunes. On pense que le syndicalisme actuel a perdu une grande partie de sa capacité de subversion, notamment parce qu’il est happé par du “dialogue social” complètement vain et parce qu’il ne porte plus de projet de transformation du travail, mais il peut encore être sauvé. De leur côté, les Gilets jaunes ont apporté une grande leçon : il existe toute une population prête à adhérer à des actions radicales tant qu’elles ne sont pas récupérées par des instances ou des porte-paroles intéressés. »

Parlons des vrais parasites, les bourgeois et les politiques à leur service. Est-ce que cette idée des chômeurs et marginaux comme profiteurs, assistés est une constante chez eux ? « J’en ai croisé beaucoup dans mon boulot, et je peux te dire que le mépris de classe des macronistes est une pure évidence. Le reste de l’humanité n’existe pas à leurs yeux. Ils pensent à leurs collègues, leur cousin-patron, leur oncle-avocat d’affaires. Ils ont conscience de la classe à laquelle ils appartiennent et conservent leurs intérêts. C’est pour ça que ça ne les dérange pas de faire passer toutes les réformes en force : ils œuvrent pour leurs semblables. »

Pour finir, renversons la perspective, en parlant glandouille côté patrons et Cie. Ce sont vraiment des bourreaux de travail ?

« Ce sont surtout des gens qui brassent énormément de vent. J’ai fait plein d’entretiens avec des chefs de grandes entreprises qui ne connaissaient rien à leur boîte, pas même son processus opérationnel. Leur spécialité : les grands discours, notamment pour vendre de la confiance aux actionnaires. À côté de ça, ils ne sont pas très intelligents ni très productifs, voire souvent carrément nuls. Quant à leur rémunération indécente, elle n’est pas corrélée à leurs performances. Il y a plein de patrons qui ont fait couler leur boîte sans aucune incidence, comme le Bernard Tapie des années 1980 et d’après, vu comme un bosseur dynamique alors qu’il a fait couler toutes ses boîtes. Citons aussi, entre mille, Thierry Breton, un temps ministre de l’Économie, ancien dirigeant de Thomson et Atos, qu’il a laissé en grande difficulté, ce qui ne l’a pas empêché de devenir commissaire européen.

Il faut déconstruire le mythe du travail acharné des patrons. Outre qu’ils ne payent jamais le prix de leurs erreurs et de leur incompétence, ces gens ont des tas de collaborateurs qui leur prémâchent le travail, leur écrivent discours et notes… Les chefs adorent mettre en scène leur travail éreintant, à l’image d’un Attal se décrivant comme insomniaque laborieux, alors que personne ne peut vérifier la réalité de leur labeur. »

[/Propos recueillis par Émilien Bernard/]


Notes


[12023, Les Liens qui libèrent.

[2Numéro de 2024, titré « Et maintenant on fait quoi ? ».



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Par Émilien Bernard


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