Entretien avec Édouard Morena

Le chemin vers l’enfer est pavé d’ultra-riches

Loin d’être indifférents à la crise climatique, les ultra-riches sont devenus des acteurs clés du débat… pour mieux défendre leurs intérêts de classe. Édouard Morena leur a consacré son livre Fin du monde et petits fours, paru à La Découverte en février. Et pour lui, pas de doute, des brèches existent – à condition d’identifier nos ennemis : les riches et leurs alliés. Entretien.
Par Baptiste Alchourroun

Que font les ultra-riches face à la crise climatique ? Rien ? De la merde ? C’est plus complexe que ça. Comme l’explique le chercheur en sciences politiques Édouard Morena dans son livre Fin du monde et petits fours – Les ultra-riches face à la crise climatique (La Découverte), si certains se terrent dans des bunkers ou ne pensent qu’à profiter de leurs fortunes mal acquises, d’autres s’engagent pour le climat… pour mieux défendre leurs intérêts. Depuis les années 2000, les ultra-riches ont réussi à s’imposer comme des acteurs clés des politiques climatiques internationales. De cette crise dont ils sont les premiers responsables, ils font un récit bien particulier. Dans cet entretien, l’auteur nous explique comment cette «  jet-set climatique » est devenue l’avant-garde d’un « capitalisme climatique »1 qui avance souvent masqué.

Vous décrivez les riches comme « une classe sociale consciente d’elle-même » et de ses intérêts. Quelle est cette élite climatique dont vous parlez ?

« Il s’agit surtout de nouveaux riches qui, pour l’essentiel, ont bâti leur fortune à partir des années 1990, notamment dans le secteur des nouvelles technologies ou de la finance – au gré, notamment, de la financiarisation de l’économie permise par ces nouvelles technologies. Autour d’eux gravite une sorte de jet-set climatique où l’on retrouve des célébrités (Arnold Schwarzenegger, Leonardo Di Caprio, Jane Goodall…) ou des politiques (Al Gore, John Kerry…). Je me suis notamment intéressé à ces acteurs par le biais d’un de leurs instruments majeurs : la philanthropie. Depuis les années 2000, leurs fondations soutiennent financièrement les espaces internationaux de négociation climatique, jouent un rôle dans l’identification des acteurs légitimes et assurent à ces sponsors un poids politico-médiatique à l’intérieur de ces espaces. »

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les « ultra-riches » ne seraient donc ni passifs ni indifférents à la crise climatique…

« Un des objectifs de mon livre était de rompre avec cette image de riches hors-sol, déconnectés de la réalité et ne souhaitant que se réfugier dans un bunker ou une résidence fermée. Même si c’est le cas de certains d’entre eux, d’autres ont compris que la crise climatique est une menace pour leur patrimoine. Mon travail a donc consisté à analyser les formes que prend leur engagement et la manière dont ils orientent le débat en fonction de leurs intérêts de classe. »

Il s’agit de dire que le capitalisme est le seul système capable de nous en sortir

Quel discours tiennent-ils sur la crise climatique et ses causes ?

« D’un côté, il y a la reconnaissance du fait que le capitalisme, grâce auquel ils se sont enrichis, est responsable de la crise climatique actuelle. De l’autre, il s’agit de dire que le capitalisme est aussi le seul système capable de nous en sortir. Au cœur de leur récit, on retrouve la croyance en un capitalisme réformé, transformé en force du bien et moteur d’une transition vers une économie bas carbone. Il y a une forme de sincérité qui va au-delà du simple greenwashing. Ils s’attaquent à l’énergie fossile, avec des discours parfois assez critiques contre l’industrie du charbon, tout en faisant la promotion des mécanismes du marché et de l’innovation pour sauver la planète. Ce n’est pas un projet de rupture, mais de sauvetage du capitalisme, en continuité avec l’ordre établi. »

Quelles solutions proposent-ils ?

« Ces acteurs partagent une vision assez précise des politiques à mettre en place – et du rôle de l’État dans cette histoire. C’est une vision très élitiste du changement, qui pour eux doit être impulsé par des entrepreneurs milliardaires du type Jeff Bezos ou Bill Gates. Le rôle de l’État se limiterait alors à soutenir les acteurs privés en assumant les coûts liés à la transition et en prenant à sa charge les risques financiers ou politiques – tandis que les bénéfices seront bien évidemment privatisés. Et nous n’en sommes plus au temps du discours : de nombreuses politiques publiques sont déjà mises en œuvre, où l’État sert avant tout de “dérisqueur” des investissements privés. »

Imposer un discours hégémonique

Une grande partie du livre montre comment ces élites tentent de contrôler le récit de la crise climatique pour créer un contexte favorable à leurs analyses.

« Le moment fondateur de cette stratégie, c’est la COP 15, à Copenhague en 2009. Alors qu’elle a posé les bases de ce qui deviendra l’accord de Paris (2015) et marqué un pas en avant dans leur agenda politique, elle est généralement considérée comme un échec en dehors de leurs réseaux. Ils se l’expliquent, non pas par le fait que c’est un réel fiasco2, mais par une mauvaise interprétation des résultats par le monde extérieur. C’est à partir de ce moment-là qu’ils vont décider de mettre l’accent sur la communication, quitte à agiter la menace des climatosceptiques, encore assez présente à l’époque, pour imposer un narratif binaire (on est pour ou contre l’action climatique, pour ou contre la science…), marginaliser les critiques et élaborer un discours hégémonique. Un des mots qui ressort des documents que j’ai pu consulter, c’est “orchestration”. Il ne s’agit pas d’influencer la science du climat, mais de décider à quel moment on communique sur quoi et comment, ce qu’on met à l’agenda ou non. Cette stratégie s’inspire beaucoup de celle de la droite néoconservatrice aux États-Unis dans les années 1970 à 1990 : elle vise à donner le sentiment que tout le monde pense la même chose au même moment, à faire croire à une sorte d’adhésion collective de la société au problème et aux solutions mises en avant. »

« Entre deux propos catastrophistes, on va insister sur l’espoir permis par de nouvelles technologies pour éviter le désastre »

Le succès de ce récit hégémonique passe-t-il par la collaboration des médias dominants ?

« Au cœur de cette démarche, des communicants abreuvent les médias de textes, de notes et d’autres contenus faciles à reprendre dans des articles (synthèses, résumés des rapports, citations…). Ils s’appuient sur une forme de précarisation du travail journalistique en leur mâchant le travail. Ils s’arrangent aussi pour que ces informations soient reprises en même temps afin de renforcer l’impression de consensus. Entre deux propos catastrophistes, on va insister sur l’espoir permis par de nouvelles technologies pour éviter le désastre. Ce discours s’impose d’autant plus facilement qu’il permet d’éviter de questionner le bien-fondé du projet qu’on nous vend. Face à l’avenir cataclysmique que décrivent les discours de personnes comme [l’ex-vice-président des États-Unis] Al Gore ou du [secrétaire général de l’ONU] Antonio Guterres, on n’aurais pas le temps de faire un pas de côté et de débattre collectivement du modèle de transition qu’on souhaite. D’où aussi le rôle de cabinets de conseil comme McKinsey, qui ont investi massivement la question du climat et transforment la science en stratégies chiffrées, en technologies nécessaires, en plans d’action concrets… Ils présentent les solutions du capitalisme vert comme s’il s’agissait d’une traduction quasi naturelle de la science du climat et donc la seule solution imaginable – alors qu’il s’agit de projets profondément politiques. »

La faute aux pauvres

Parmi les facteurs expliquant la crise climatique, ces communicants et experts invoquent parfois les « pauvres » et la surpopulation…

« Tous ne sont pas d’accord là-dessus, et ces discours néomalthusiens renvoient surtout à l’obsession qu’ils ont de se préserver eux-mêmes. Quand ils parlent de démographie, c’est en fait les pays du Sud qu’ils visent. Ils savent que la crise climatique va surtout impacter les populations les plus vulnérables, avec le risque que cela se transforme en une source d’instabilité géopolitique, voire une force politique qui remette en question leur position de pouvoir. De manière plus insidieuse, l’argument démographique consiste aussi à dire qu’on aurait tous la même responsabilité face à la crise, qu’il ne s’agirait finalement que d’une question de surpopulation, qu’on serait tous égaux face à la crise, ce qui est évidemment faux. »

Vous citez Roger Hallam, un des fondateurs du mouvement Extinction Rebellion, selon qui, face à la crise climatique, les riches sont des gens comme les autres.

« Les riches jouent beaucoup de cette idée pour justifier leur propre existence et leur légitimité : “Moi aussi, j’ai des enfants”, “Moi aussi, ma fille me demande ce que je fais pour le climat”, etc. Le registre des émotions est une manière de dépolitiser ces enjeux, car les conséquences du réchauffement ne sont pas les mêmes pour les ultra-riches et pour le reste de la population mondiale. »

Dans votre conclusion, vous évoquez aussi le politologue François Gemenne, coauteur du sixième rapport du Giec, qui explique que viser les riches, c’est se tromper de cible, voire contribuer à l’aggravation du problème, et compenser notre propre inaction3

« Son analyse se focalise sur les habitudes de consommation des ultra-riches. Il ne tient pas compte du fait qu’ils sont aussi des détenteurs de fortunes, que celles-ci ne dorment pas dans un coffre, mais sont investies dans des projets climaticides4, ou dans des projets de transition bas carbone – massivement subventionnés par les deniers publics – et qu’ils ont donc intérêt à orienter le débat de manière à protéger leurs intérêts matériels et financiers. Dans la tribune que je cite, il balaye d’un revers de main les critiques qui sont faites à l’égard des ultra-riches et leur responsabilité centrale dans la crise climatique. »

Son analyse en matière de consommation contribuerait donc à ce « nivellement » dont vous parlez ?

« Absolument. D’un côté, cela nourrit l’idée que les ultra-riches pourraient montrer l’exemple en ayant moins de jets privés ou de super yachts, et que ce serait finalement ça, le problème principal. Et de l’autre, cela contribue à leur récit hégémonique dans lequel nous sommes tous consommateurs et nous pouvons tous agir en faisant les bons choix. Or, il faut vraiment intégrer à l’analyse les inégalités de contribution à la crise climatique entre les détenteurs de capitaux et ceux qui détiennent leur force de travail, aborder la crise climatique aussi en termes de lutte des classes. »

Un nouveau front de lutte

Le « mouvement climat » a contribué à massifier ces questions en politisant toute une nouvelle génération de militants. Pourtant, vous expliquez qu’il a aussi permis aux élites de faire pression sur les États et les organisations internationales…

« Quand Greta Thunberg va au forum économique mondial de Davos, elle dit absolument ce qu’elle a envie de dire, on ne lui écrit pas un texte à l’avance. Il ne s’agit pas pour les élites de chercher à influencer son propos ou son analyse, mais de mettre ce mouvement au service des discours dominants. Quoi que dise Greta Thunberg à Davos, sa présence même renvoie le message que ce forum est finalement un espace légitime, que ceux qui y participent sont des acteurs légitimes et, en quelque sorte, que le pouvoir est là. Autrement dit, que ce sont eux qui vont décider de notre avenir collectif. »

« Quoi que dise Greta Thunberg à Davos, sa présence même renvoie le message que ce forum est finalement un espace légitime »

Mais alors, face aux forces en présence, comment éviter d’être récupérés, intégrés à ce récit hégémonique ?

« Même si le rapport de forces est largement inégal, il y a quelques lueurs d’espoir à travers les nouvelles alliances et coalitions qui commencent à se tisser. On le voit en ce moment dans les mobilisations contre la réforme des retraites, avec des mouvements écolos aux côtés des syndicats. Certains travaux de chercheurs remettent en question les politiques climatiques passées, en montrant qu’elles ne font que servir les intérêts d’une petite minorité d’individus fortunés. Les actions de Dernière Rénovation participent selon moi à construire des brèches, à générer une forme d’inconfort à l’intérieur du mouvement climat, ce qui engendre des discussions de fond. Cet inconfort est important parce qu’il va forcer certains mouvements et ONG vertes à se positionner dans ce débat. Elles ne pourront plus dire que l’enjeu est d’informer et de faire prendre conscience du problème aux gens. Aujourd’hui, l’enjeu est de prendre position par rapport aux différentes transitions possibles. De fait, cela va entraîner une forme de repolitisation du débat sur le climat. »

À la fin de votre ouvrage, vous expliquez qu’il faut justement cibler les riches pour espérer défendre un autre projet de société face à la crise climatique…

« Effectivement, c’est parce qu’on a commencé à s’attaquer aux riches par le biais de leurs habitudes de consommation que la critique s’élargit désormais à leur patrimoine et à leurs investissements. Je pense notamment au rapport d’Oxfam et de Greenpeace qui dénonce l’empreinte carbone vertigineuse du patrimoine financier des milliardaires5, ou aux travaux du chercheur en économie Lucas Chancel, qui étudie les inégalités dans les émissions de gaz à effet de serre en fonction des revenus6. Ces critiques créent de nouvelles possibilités d’action contre la jet-set climatique et permettent d’imaginer un nouveau front de lutte qui rassemble au-delà du mouvement climat, pour porter un projet de transition qui serve l’intérêt du plus grand nombre. Et non pas les intérêts d’une petite minorité aisée qui s’avère être la principale responsable de la crise. » 

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 Le capitalisme climatique prétend pouvoir concilier, par la décarbonation de l’économie, croissance économique et adaptation au changement climatique.

2 Fin 2009, la COP 15 s’est achevée sur une déclaration d’intention globale (limiter la hausse des températures à 2°C par rapport à l’ère préindustrielle) sans aucune mesure contraignante permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre.

3 « Faut-il “manger” les riches pour sauver le climat ? », Libération (13/09/2022).

4 Voir l’ouvrage de Mickaël Correia Criminels climatiques (La Découverte, 2022) et notre dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis », CQFD n°205 (janvier 2022).

5 Selon ce rapport, « au-delà de leur mode de vie, c’est leur patrimoine financier, via leur participation dans des entreprises polluantes, qui est le poste le plus important de leur empreinte carbone totale ». Voir « Les milliardaires français font flamber la planète et l’État regarde ailleurs » (février 2022).

6 Voir Rapport sur les inégalités mondiales 2022 (Seuil). Chancel y explique notamment que l’ampleur des inégalités en termes de contribution à la crise climatique devrait impliquer de cibler davantage les pollueurs aisés.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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