Impression du Kurdistan
Le paradoxe d’Öcalan
« [La] lutte douloureuse de notre mouvement depuis quarante ans n’a pas été vaine, mais notre combat se trouve actuellement à un stade où il ne peut se poursuivre sur la même voie. L’histoire, ainsi que nos peuples, exigent la paix et une solution démocratique qui corresponde à l’esprit de notre temps », écrivait, le 21 mars dernier, « Apo » Öcalan depuis son île-prison. Tout en assumant un héritage de luttes, le guide du PKK semble désormais vouloir tourner la page de plus de trente années de violences, marquées certainement par l’autoritarisme de l’organisation, les attentats kamikazes, les immolations, les purges, mais en premier lieu par la « sale guerre », menée par Ankara et par les groupes islamistes (comme le Hizbullah turc1), guerre qui a fait plus de 40 000 morts et 3000 disparus. Il y reste encore des milliers de prisonniers politiques kurdes dans les prisons turques.
Vues d’Occident, la place et l’influence du chef charismatique restent une source d’embarras et de défiance. Réduit à une iconographie stalinienne et des posters kitsch, Öcalan est la cible d’un flot de critiques attendues, portant, selon les grilles idéologiques, sur le culte de la personnalité, l’aspect totalitaire du système apoïste, le rôle coercitif du PKK ou, au contraire, sur son renoncement au marxisme-léninisme, l’abandon de la lutte armée ou la mise en retrait de la lutte des classes au profit du concept de confédéralisme démocratique2…
Un jeune Kurde interrogé sur la place d’Öcalan dans son propre engagement assumait pleinement la part culturelle de sa vénération au serok (chef) : « En tant qu’Orientaux, nous sommes imprégnés d’une dimension prophétique. Je n’ai aucun complexe à considérer que la pensée d’Öcalan m’éclaire et me structure politiquement. De plus, nous avons conscience qu’il a sacrifié sa liberté et c’est pourquoi nous lui faisons confiance. S’il sort vivant un jour de sa prison, ce ne sera pas pour occuper de hautes fonctions politiques, mais pour intégrer une coopérative agricole et continuer à prodiguer ses conseils. »
Par la force des choses, Öcalan l’enfermé est passé d’un rôle de dirigeant à celui d’inspirateur, appuyant intellectuellement la mutation du PKK d’une organisation de lutte armée en un mouvement de masse, ainsi que la conversion d’une idéologie de libération nationale à une praxis de la démocratie radicale.
Depuis une dizaine d’années, Öcalan s’est imprégné entre autres des théories de l’Américain Murray Bookchin sur le « communalisme libertaire », au point de se revendiquer comme son « étudiant » à la mort de ce dernier en 2006. Ce système ne raisonne pas en termes de dictature du prolétariat mais repose sur la démocratie directe. Il est censé s’exercer depuis la « commune » en fonction des besoins sociaux et environnementaux de celle-ci, et aux moyens d’une industrie raisonnée, d’un urbanisme contrôlé, d’une agriculture biologique et de coopératives économiques.
Du 3 au 5 avril dernier s’est tenu à l’université de Hambourg un colloque-marathon, sous le patronage symbolique d’Öcalan, qui entérinait ce virage idéologique en prenant pour thème « Défier la modernité capitaliste, construire le confédéralisme démocratique ». Traduit simultanément en anglais, allemand, turc, kurde, espagnol et italien, il réunissait à la fois des acteurs du mouvement kurde, des activistes internationaux (Indiens, Grecs, Sud-Africains, etc.) et des intellectuels anticapitalistes en vogue comme David Harvey, John Holloway, David Graeber ou Janet Biehl, la légataire de Bookchin. Dans les rayons de « sociologie occidentale » de la librairie du mouvement à Diyarbakir, on peut observer que les livres en turc de Jacques Rancière, Judith Butler, Noam Chomsky, Franz Fanon, Antonio Gramsci, Hannah Arendt, Rosa Luxemburg ou encore Dieu et l’État (« Tanri ve Devlet » en turc), le classique de Bakounine, tiennent une bonne place. De même, à l’Académie de Mésopotamie à Qamislo (Syrie), les portraits d’Öcalan côtoient ceux de Nietzsche et des citations d’Adorno.
Au-delà de ces potentielles sources d’inspiration intellectuelles, qui n’évoquent pas grand-chose à l’immense majorité des Kurdes (et à beaucoup d’autres), l’effet le plus déroutant et en apparence paradoxal de ces inflexions novatrices demeure la démarche prescrite « par le haut » à la société de s’auto-organiser… par le bas – sur des bases assembléistes, féministes, écologistes, anticapitalistes, de pluralité religieuse et ethnique – et de viser à contourner explicitement la logique de l’État et du néo-libéralisme.
Alors que nous soumettions la formule zapatiste « commander en obéissant » à Fayza, une responsable de l’assemblée de Kobané, celle-ci prit un temps de réflexion, puis rétorqua : « Je comprends, mais nous ne voulons pas utiliser les mots de commander ou d’obéir. Ce ne sont pas des mots démocratiques, ce sont des mots militaires. » Selon elle, le modèle d’autonomie politique du Rojava est conçu afin que personne ne s’approprie le pouvoir : « Notre système social oblige les responsables mandatés à servir le peuple et non à prendre le pouvoir pour eux-mêmes. » L’évolution du mouvement kurde vers des perspectives véritablement horizontales dépendra sans doute de l’effort collectif à tenir ce pari… et, pour nous, à le soutenir.
La suite du dossier
Sous le paradigme kurde
Épisode 1 : par ici !
Épisode 2 : par là !
Épisode 3 : par ici !
Épisode 4 : par là !
Photo de Yann Renoult.
1 Sans rapport avec le Hezbollah libanais chiite.
2 Le portail anticapitaliste en ligne libcom.org (en anglais) a publié plusieurs textes sur le mouvement kurde – hostiles comme favorables –, qui alimentent les forums d’intenses débats entre les différents dogmes et sous-tendances d’extrême gauche.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Supplément
Par
Illustré par Loez
Mis en ligne le 07.07.2015
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