Dossier « Assad et après ? »,
La Syrie au carrefour de son futur
La chute d’un tyran est toujours une excellente nouvelle pour une population écrasée. Aussi espère-t-on toujours un peu naïvement que le glas d’une dictature serve de matière à réflexion à tous les despotes de la terre qui y liront leur destinée écrite. En Syrie, la liberté respire depuis le 8 décembre 2024, date à laquelle Bachar el-Assad a fui à Moscou, lâché en rase campagne par ses soutiens russes, véritables maîtres de la stratégie militaire du pays depuis dix ans.
C’est un pays rendu à son peuple, qui peut communiquer et circuler
Bachar, qui avait transformé le pays en narco-État (par le trafic de captagon), laisse derrière lui non seulement des finances publiques absolument vides, mais surtout un champ de ruines, avec des quartiers entiers dévastés par les bombes barils du régime et les bombardements russes. Les coûts de reconstruction devraient atteindre 50 milliards de dollars1. Aujourd’hui, 90 % des Syriens se trouvent sous le seuil de pauvreté. On estime à environ 7,2 millions les personnes déplacées à l’intérieur et à 5,6 millions celles qui ont fui à l’extérieur de la Syrie.
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C’est aussi désormais un pays rendu à son peuple, qui peut communiquer et circuler. Des milliers de prisonniers ont été libérés de la prison-abattoir de Seidnaya*, véritable enfer sur terre, qui restera le symbole de l’abomination carcérale de ce régime tortionnaire. Entre 150 000 et 200 000 cadavres se trouveraient dans les charniers entourant les différents lieux concentrationnaires. La justice transitionnelle est l’autre chantier colossal d’un pays à réparer.
Ahmed Al-Charaa, qui s’est autoproclamé président par intérim, s’affiche comme l’artisan de la réconciliation nationale
Hayat Tahrir al-Cham (HTS*), le groupe armé qui a profité de facto de la débandade du régime, n’offre pas à première vue les garanties d’une perspective politique des plus rassurantes, puisqu’issu des rangs d’al-Qaeda puis d’al-Nosra, organisations aux bagages chargés de violences et d’exactions. La mue de son chef, Ahmed al-Charaa (de son nom de guerre Abou al-Jolani), passé du turban du jihadiste et du treillis du révolutionnaire au costume bleu foncé de l’homme d’État pragmatique, peut laisser sceptique. Al-Charaa, qui concentre tous les pouvoirs et s’est autoproclamé président par intérim, s’affiche comme l’artisan de la réconciliation nationale et dit vouloir « mettre fin au régime de terreur » qui a régné sur le pays. Il annonce un processus transitoire de quatre ans à l’horizon duquel doivent s’écrire une nouvelle constitution et se tenir des élections pluralistes. Figure affable, al-Charaa maintient jusque-là le cap d’un discours de concorde et de tolérance. Dans des termes délicatement choisis, il affirme que sa plus grande satisfaction est « d’assister aux retrouvailles d’une mère et de son fils après 14 ans de séparation ».
Profitant d’un certain état de grâce, le nouveau maître de Damas poursuit un marathon diplomatique quotidien de concertations avec toutes les composantes nationales et internationales, à l’exception notable de l’Iran et d’Israël, inscrits sur la liste des indésirables.
La politique économique de la nouvelle Syrie sera néolibérale, avec la privatisation annoncée des ports et des industries appartenant à l’État
Toujours dans l’optique de cette normalisation inimaginable encore il y a peu, le 17 janvier, al-Charaa recevait Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale (CPI) en charge de la lutte contre l’impunité pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides. L’Union européenne et l’ONU envisagent prudemment mais sûrement la levée des sanctions internationales en vigueur depuis 2011. Image saisissante, on a pu voir le ministre syrien des Affaires étrangères par intérim Assaad al-Shaibani s’afficher avec l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair – dont la responsabilité dans l’intervention en Irak en 2003 n’est pas mince – au Forum économique de Davos fin janvier. Al-Charaa s’est même fendu d’un message flagorneur (et prudent) lors de l’investiture de Trump, se disant convaincu qu’« il est le leader capable d’apporter la paix au Moyen-Orient et de rétablir la stabilité dans la région ».
La tonalité de la politique économique de la nouvelle Syrie sera donc bien néolibérale, avec la privatisation annoncée des ports et des industries appartenant à l’État (hydrocarbures notamment). Pays à vendre ? Il faudra guetter la constitution d’une nouvelle oligarchie post-jihadiste en remplacement de la kleptocratie clanique sous Assad.
S’il est impossible de savoir ce que fera le gouvernement d’HTS dans les temps à venir, l’émergence de contre-pouvoirs peut infléchir la donne
Ces signaux en faveur d’une « société ouverte », destinés à attirer les investisseurs (turcs, qataris et saoudiens en tête) ne doivent pas dissimuler les inquiétudes de voir la mosaïque ethnique et religieuse syrienne se fracturer de plus belle et les droits des femmes être bafoués. S’il est impossible de savoir ce que fera le gouvernement d’HTS dans les temps à venir, l’émergence de contre-pouvoirs peut assurément infléchir la donne. Le vendredi 31 janvier, une tribune d’une soixantaine d’intellectuels syriens a vu le jour sur internet, proclamant que « l’ère de la tyrannie [était] révolue » et insistant sur la « garantie des libertés publiques fondamentales ». Parmi les signataires, l’écrivain dissident Yassin el-Hadj Saleh souhaitait déjà de son côté une dynamique démocratique puissante : « L’islamisme prospère sous la terreur. L’antidote est la démocratie, la pluralité et la liberté. »2
Un humanitaire français, correspondant de CQFD présent à Damas depuis le mois de janvier 2025, nous confiait qu’il y éprouvait « un sentiment d’une grande liberté pour l’instant » : « La présence sécuritaire n’est pas oppressante, on croise assez peu d’hommes armés. Il y a aussi une plus grande mixité à Damas qu’ailleurs. Les gens en ont tellement marre de la guerre que pour l’instant, ils aspirent à l’État et à des services publics qui fonctionnent. Cependant, d’autres zones sont plus tendues. »
À Homs et sur la côte alaouite*, la traque impitoyable des anciens responsables du régime laisse place parfois à des ciblages confessionnels par des bataillons jihadistes, plus ou moins incontrôlés, qui pratiquent rackets, pillages et humiliations. Le 8 janvier 2025, le meurtre de trois ouvriers agricoles alaouites dans la région de Lattaquié a provoqué la colère de la population.
Dans le nord-est du pays, un autre front implique l’Armée nationale syrienne (ANS*), coalition de groupes islamistes sous patronage turc, contre les Forces démocratiques syriennes (FDS*), qui défendent l’espace de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (AANES*), une zone contrôlée par le mouvement kurde apoïste3 depuis 2012.
Tout en revendiquant « une autonomie renforcée » non séparatiste, le leader kurde Mazloum Abdi prône la désescalade avec la Turquie
Le gouvernement transitoire d’HTS a ouvert un canal de négociation avec les FDS, tandis que la Turquie pèse désespérément de son influence pour l’impliquer dans son obsession d’écraser cette zone autonome qui, selon elle, sert de base arrière de son ennemi de toujours, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK*). De son côté, Mazloum Abdi, commandant des FDS, joue l’ouverture et se déclare favorable au compromis avec le nouveau pouvoir de Damas. L’AANES a adopté officiellement le drapeau révolutionnaire syrien aux trois étoiles. Tout en revendiquant « une autonomie renforcée » non séparatiste, Mazloum prône la désescalade avec la Turquie et prétend même rompre le cordon avec le PKK – ce qui peut surprendre de la part de ce militant historique formé dans la plus pure ligne du parti. En outre, les puissances occidentales, inquiètes qu’une déstabilisation de l’AANES ne favorise le réveil du monstre Daech, ne manquent pas de réaffirmer leur soutien aux Kurdes. L’attitude de la nouvelle administration Trump est quant à elle encore incertaine.
Ajoutés à cela, entre autres, le refus des milices druzes* de rendre les armes et d’intégrer l’armée réunifiée sous autorité d’officiers d’HTS, la neutralisation de l’armement de l’ancienne armée syrienne par les bombardements israéliens et l’élargissement de sa zone tampon par l’État hébreu bien au-delà du Golan*, ainsi que le support militaire de l’Iran aux milices chiites, les ombres qui planent sur l’avenir d’une Syrie enfin pacifiée sont loin d’être toutes dissipées.
Glossaire
• AANES : Administration autonome du Nord-Est syrien ; plus familièrement appelée le « Rojava » ou Kurdistan syrien. Zone contrôlée par le mouvement kurde, qui y a formé un gouvernement de facto.
• Alaouisme : religion rattachée à l’islam chiite issue du nord-ouest de la Syrie. Elle concerne 10 % de la population du pays, dont Bachar el-Assad.
• ANS : Armée nationale syrienne ; rassemblement de groupes rebelles fondé en 2017 pendant la guerre civile syrienne. Sous tutelle de la Turquie.
• Baasisme : idéologie panarabe, laïque, nationaliste et socialisante, née après la chute de l’Empire ottoman en Syrie, en Irak et Égypte. Le baasisme a eu à tendance à faire émerger des régimes militaro-nationalistes.
• Campisme : tendance à voir la structuration des relations internationales selon deux blocs formés des deux camps impérialistes.
• Druzes : groupe ethnoreligieux principalement établi dans le sud du Liban, dans la partie centrale du mont Liban, dans le sud de la Syrie et dans le nord d’Israël, en Galilée et sur le plateau du Golan*.
• FDS : Forces démocratiques syriennes ; formées en 2015 pendant la guerre civile syrienne et qui visent à chasser l’État islamique et la Turquie de la zone.
• FPLP-CG : Front populaire de libération de la Palestine-Commandement général ; branche dissidente et non marxiste du Front populaire de libération de la Palestine, organisation marxiste-léniniste.
• HTS (ou HTC) : Hay’at Tahrir al-Sham (aussi orthographié « al-Cham ») ; groupe rebelle islamiste syrien, rival de l’ANS* et faction dominante gouvernant Idleb, avant de prendre le pouvoir à Damas.
• PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan, en Turquie.
• Plateau du Golan : zone stratégique importante dans le conflit israélo-arabe. Au sud de la Syrie, il domine la Galilée (Israël) et la plaine de Damas (Syrie) et contrôle la plupart des sources qui alimentent le lac de Tibériade et le Jourdain.
• Prison de Seidnaya : située à 30 kilomètres au nord de Damas, elle est qualifiée d’« abattoir humain » ou de « camp d’extermination » pour être le lieu d’exécution et de torture de dizaines de milliers d’opposant·es au régime de Bachar el-Assad. Elle est libérée par les rebelles le 8 décembre 2024.
• Takfirisme : djihadisme excommunicateur et violent, excluant toute autre religion et toute autre forme d’islam que le sien.
1 Voir « La Syrie face au colossal chantier de sa reconstruction », Alternatives économiques (16/01/2025).
2 Voir « Les Syriens jouent désormais un rôle dans la conversation sur le futur du monde », AOC media (11/01/2025).
3 D’après Apo (« l’oncle »), surnom donné à Abdullah Öcalan, leader kurde emprisonné sur une île en Turquie depuis 1999.
Cet article a été publié dans
CQFD n°238 (février 2025)
Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.
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Paru dans CQFD n°238 (février 2025)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 07.02.2025
Dans CQFD n°238 (février 2025)
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