Reportage au Rojava

Kobané sous les bombes turques

Avant même la chute du régime de Bachar al-Assad, alors que le groupe Hayat Tahrir al-Sham fonçait sur Damas, les factions militaires de l’Armée nationale syrienne appuyées par la Turquie ont attaqué la région de Kobané, ville symbole de la résistance kurde à Daech. Ici, les bombardements de drones et les avions de guerre turcs rythment la vie quotidienne. Reportage.
Eloïse Pardonnet

Depuis le 8 janvier, chaque réveil se fait dans l’angoisse des nouvelles informations. Combien de morts et de blessés ? Le bilan s’alourdit de jour en jour autour du barrage de Tichrine, enjeu stratégique et pourvoyeur en électricité de la région, ciblé par la Turquie.

À l’appel de l’exécutif de l’Administration autonome kurde (AANES*), des centaines de civils sont mobilisés pour participer au nobet [tour de garde] selon les principes de la « Guerre du peuple révolutionnaire » insufflés par l’idéologie apoïste1. Ils se relaient nuit et jour comme boucliers humains afin d’empêcher la destruction du barrage.

Ahmet, participant au convoi civil lors de la première journée sur le barrage, témoigne : « Des personnes étaient venues de tout le territoire autonome, c’était impressionnant à voir. Mais à peine arrivées, un avion de guerre a lâché un obus à quelques mètres d’elles. » Bilan : cinq morts et quinze blessés, dont un jeune de 13 ans. Le 18 janvier, quatre civils sont morts par le tir d’un drone. Deux blessés, dont le comédien de théâtre Juma Khalil Ibrahim (alias Bave Tayar) succomberont le lendemain.

À Kobané, il n’y a plus ni eau ni électricité

Quelques jours plus tard, une cérémonie en l’honneur de huit combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS*) se tenait à Kobané, ville frontalière avec la Turquie. Les merasin (cérémonies mortuaires) font partie de la vie quotidienne des habitants et réunissent des centaines de personnes. Ahmet se veut combatif : « Nous n’avons pas peur, car aujourd’hui se joue notre existence en tant que Kurdes. La Turquie et ses gangs, HTS* compris, veulent mettre fin à notre existence. C’est notre responsabilité de continuer la lutte, car des milliers de personnes sont tombées en martyrs. Ces sacrifices ne seront pas vains, nous vaincrons.  »

Pour la veillée funèbre, jeunes, vieux, mères, Kurdes, Arabes reprennent à l’unisson une chanson du chanteur kurde Seyda Perinçek : « Her der dibe goristan, dimîne yek însan / Me soz dane şehîdan, em nadin Kobanê  » (« Même quand tout devient cimetière, une personne résiste /Nous avons promis aux martyrs, nous n’abandonnerons pas Kobané »).

C’est le ciel qui l’envoie

Les bombardements affectent la vie des habitants à tous les niveaux, endommageant les infrastructures civiles telles que les greniers à blé, les barrages, les centrales électriques, les stations de forage d’eau. À Kobané, il n’y a plus ni eau ni électricité. Des citernes posées sur les toits alimentent les maisons. Conséquences : apparition de maladies dues aux bactéries dans l’eau, impossibilité de se laver quotidiennement ou de laver son linge. L’entraide redouble de plus belle, entre parents ou voisins.

Des avions tournoient dans le ciel et des groupes d’enfants demandent d’un air blasé : « Ils vont nous attaquer ? » La fumée des avions forme une sorte de spirale. Un ami explique que c’est une tactique pour ne pas être visés par les batteries antiaériennes des FDS* qui ont déjà causé des dégâts à l’aviation turque.

Dans le village de Boxaz, situé entre Kobané et le fleuve Euphrate, un drone survole les maisons. Un enfant apeuré se rue à l’intérieur et percute les casseroles bouillantes. Il est brûlé et doit en urgence être conduit à l’hôpital central, mais les médicaments manquent.

Le bruit des générateurs et l’odeur du mazout sont de plus en plus présents à mesure que les heures s’écoulent. C’est l’hiver, à 18 heures il fait nuit, et la température descend à 5 degrés.

Il fera beau demain, c’est mauvais signe : une bonne visibilité augmente les risques de bombardements intensifs

On continue notre route pour aller visiter Halim et sa famille. Elle était responsable régionale de l’association Sara qui lutte contre les violences faites aux femmes. Il y a dix mois, elle et son mari ont été touchés par une frappe de drone alors qu’ils étaient en voiture. Elle a perdu une jambe. Son mari a eu plus de chance, seule son ouïe a été touchée, même si des morceaux de métal sont venus se loger à plusieurs endroits de son corps. Loin de les anéantir, le drame semble avoir renforcé leur détermination. Désormais la famille réclame justice et veut retrouver les auteurs.

Ces attaques aériennes ciblées se font souvent en coordination avec des espions du MIT (services de renseignement turcs) sur le terrain qui réalisent des marquages au phosphore sur les voitures pour les rendre visibles depuis le ciel.

On se couche en regardant le ciel dégagé. Il fera beau demain, c’est mauvais signe nous dit-on : une bonne visibilité augmente les risques de bombardements intensifs.

Nazli Hussein : deux fois réfugiée

Nazli Hussein est mère de deux enfants. Elle est la sœur de Şehîd Ronahî Yekta, une commandante des YPJ, bataillons féminins kurdes, qui est tombée le 25 décembre 2024 lors de la bataille de Tichrine. « J’ai vécu à Afrin [enclave majoritairement kurde au nord-ouest de la Syrie, ndlr] jusqu’en 2018. Comme beaucoup, j’ai dû partir, car l’État turc et ses gangs nous ont bombardés. » La ville est aujourd’hui sous le contrôle de l’Armée nationale syrienne (ANS*), marionnette de l’État turc. « On est allé à Šahbā, [région d’Afrin, ndlr] tous les jours des obus tuaient femmes et enfants. On a lutté jusqu’au bout, mais on a finalement dû migrer une deuxième fois lorsque l’ANS a commencé son offensive vers l’est. Depuis décembre 2024, nous vivons à Kobané. »

« Elle me rend fière, c’était une commandante, elle voulait protéger son peuple, son pays »

Nazli explique qu’en tant que mère, c’est très difficile : « On est revenus cinquante ans en arrière, à devoir laver les habits à la main. Les enfants ne veulent plus aller dehors par peur des avions, ils restent constamment avec moi. Ils ont entendu que d’autres enfants ont été tués et demandent comment cela s’est produit. Les images des enfants morts les épouvantent, ils ne dorment pas bien et perdent leur concentration à l’école. » Nazli parle de sa sœur : « Elle était jeune quand elle s’est engagée. Elle me rend fière, c’était une commandante, elle voulait protéger son peuple, son pays. »

Pour s’organiser, les habitants des villages et des quartiers investissent la komûn (commune), noyau de la démocratie locale. Même si les préoccupations quotidiennes restent le mazout, l’eau et l’électricité, les habitants sont également formés aux premiers soins et au maniement de la Kalashnikov en prévision d’une guerre terrestre. Jusque-là, personne ne parle de partir.

Hana

Cet article a été publié sur papier dans le n°238 de CQFD sous le titre « Kobané sous les bombes turques : “Quand le ciel nous tombe sur la tête” »

Glossaire

AANES : Administration autonome du Nord-Est syrien ; plus familièrement appelée le « Rojava » ou Kurdistan syrien. Zone contrôlée par le mouvement kurde, qui y a formé un gouvernement de facto.

ANS : Armée nationale syrienne ; rassemblement de groupes rebelles fondé en 2017 pendant la guerre civile syrienne. Sous tutelle de la Turquie.

FDS : Forces démocratiques syriennes ; formées en 2015 pendant la guerre civile syrienne et qui visent à chasser l’État islamique et la Turquie de la zone.

HTS (ou HTC) : Hayat Tahrir al-Sham (aussi orthographié « al-Cham ») ; groupe rebelle islamiste syrien, rival de l’ANS* et faction dominante gouvernant Idleb, avant de prendre le pouvoir à Damas.


1 D’après Apo (« l’oncle »), surnom donné à Abdullah Öcalan, leader kurde emprisonné sur une île en Turquie depuis 1999.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°238 (février 2025)

Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.

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