« Les Fils qui se touchent », un film

L’hippocampe et le terrain vague

Et si notre cerveau était conçu comme une ville ? Après La Fête est finie (sur l’opération Marseille-Provence capitale européenne de la culture 2013) et La Bataille de La Plaine (docu-fiction réalisé en trio à propos d’une lutte de quartier), Nicolas Burlaud revient avec un film singulier, mêlant histoire intime et mémoire commune, neurosciences et sauvetage de traces urbaines. En salle le 19 février.

Un premier visionnage des Fils qui se touchent a été organisé l’été dernier sur le toit d’un édifice abandonné, un dédale de bureaux du siècle dernier où Primitivi, collectif de vidéastes militants, a élu domicile. Six mois plus tard, on le revoit à la maison avant sa sortie en salle. Play : « Une maison, ce n’est pas que quatre murs, c’est tout ce qu’il y a autour », fait remarquer une habitante de la cité de la Savine, à Marseille, en contemplant, amère, la destruction de son immeuble par l’Agence nationale de rénovation urbaine. Ce film est un drôle d’objet, un pari risqué : mêler un problème de santé éminemment personnel à l’histoire d’une ville.

« L’hippocampe extraie du chaos un a priori du monde qui nous permet de nous y retrouver »

Après une alerte nocturne – perte subite de conscience – un toubib annonce à Burlaud qu’il y a un souci sous le capot. Le diagnostic tombe : épilepsie provoquée par lésion de l’hippocampe. L’hippocampe, c’est le centre de tri, là où les signaux extérieurs transmis au cortex sont digérés. Cet animal marin, lové en virgule sous le crâne, choisit parmi le flux permanent d’informations ce qui est digne d’être imprimé par le cerveau.

« Une épilepsie découverte à cinquante ans, c’est plutôt rare », note Nicolas, qui s’interroge : « L’épilepsie va-t-elle me priver de souvenirs, et donc de boussole existentielle ? » Fasciné par le psychédélisme des radiographies de sa « tête de mort dorée » (rigolard, le patient reproduit façon beat-box le son de la machinerie médicale à la sortie du sarcophage IRM), il ne tarde pas à y voir une correspondance baudelairienne avec les tracés urbains qui cartographient la ville. Un scénario est né.

Résultat, sur fond de pulsations technos (aux manettes Laurent Pernice, à qui l’on doit une bonne part de la bande-son), on voit défiler en travelling des glissières, des passerelles, des feux rouges, des zones habitées puis rasées… Interloqué, le spectateur se laisse embarquer et s’imagine coconstruire une histoire à la fois intime et générale. À égalité avec les spécialistes, des habitants parlent des lieux que l’urbanisme efface, des sociabilités qu’on aimerait retenir, puis qu’on réinvente contre vents et marées.

« Deux règles simples, fie-toi à ton voisin et évite les obstacles »

Burlaud balance alors des flashbacks sur la naissance d’une télé pirate de quartier partie en mission à Caracas, avec un bout de métal fiché entre la peau et l’os de son crâne, souvenir d’une manif réprimée à balles réelles et qu’un radiologue découvre presque par hasard. C’est là que le film se noue. De retour à Marseille, les décombres d’un campement rrom balayés par une pelleteuse viennent symboliser la friabilité de notre présence ici-bas. « Comme les photos de famille sur lesquelles des souvenirs d’enfance se reconstruisent. »

« L’hippocampe est le monteur de notre mémoire, il extrait du chaos un a priori du monde qui nous permet de nous y retrouver, explique à la caméra le neurologue Pierre-Pascal Lenck-Santini. Il nous permet de formuler notre propre récit, quitte à tricher un peu avec la réalité. » Le scientifique s’appuie sur la course d’une souris dans un labyrinthe ou une termitière d’Océanie rappelant étrangement la Sagrada Familia de Barcelone. Petit à petit, une métaphore neuro-urbaine se déploie. Avec un détour par l’analyse d’un vol d’étourneaux qui éblouit le ciel de sa stridente harmonie : « Deux règles simples, fie-toi à ton voisin et évite les obstacles. » Ainsi l’influx électrique des synapses réagit aux signaux sensoriels, auditifs, optiques, olfactifs, gustatifs, tactiles. « De l’interaction entre les individus émerge quelque chose de supérieur à la somme des individus. » Une mémoire collective, par exemple. Ou une cabane éphémère érigée par la foule sur une place… Sur l’écran, les neurones s’allument lorsque le monde extérieur les sollicite.

C’est quand ta subjectivité parle à celle des autres que le monde bouge

Parallèlement aux images des scanners et aux explications du personnel soignant (médecins et infirmières se prêtent de bonne grâce à la reconstitution cinématographique des examens et des consultations), le patient-réalisateur se lance dans une fouille fébrile de ses archives filmiques. « Je trouvais ça génial, ces courts-circuits neuronaux devenant des courts-circuits narratifs, jubile Burlaud. Et là j’ai le droit de tricher, puisque c’est ma tête ! » Au diable la pseudo-objectivité journalistique, c’est quand ta subjectivité parle à celle des autres que le monde bouge. Des branches d’arbre évoquant des ramifications neuronales s’entrecroisent avec des extraits de films retrouvés et que, « à la lumière des événements, des amis disparus ou du temps qui t’as fait mûrir, tu imagines montés autrement ».

Autre séquence exhumée : le dynamitage de la tour B des Cyprès, quartier Malpassé. Primitivi a capté le discours d’élus se gargarisant de « rénovation faite par et pour le peuple », qui impose l’histoire des vainqueurs. Juste après, un minot de la cité qu’on a poussé hors de chez lui à l’aube lâche une autre perception, celle des dominés : « Ça va nous manquer, ça fait mal au cœur. » Le neurologue Lenck-Santini abonde en ce sens : « Dans le domaine des émotions, la neuroscience est perdue. Tu mesures comment une sensation ? » Soudain, des blindés remontent la Canebière « pour protéger la mairie de la colère des habitants après les effondrements meurtriers de Noailles – comme les canons de Louis XIV pointés sur la ville ». Une déambulation avec Nicolas Mémain, géographe du sensible qui déchiffre la mémoire des cicatrices du béton, témoignant du caractère politique de notre action sur le territoire quand elle le dispute à la brutalité des aménageurs. Autre archive du Marseille populaire mobilisée par l’auteur : un locataire de la rue d’Aubagne montre, dix ans avant les effondrements, son plafond qui menace ruine ; « Il ne faut pas attendre le pire, il faut éviter le pire ! »

Sur une musique roots du duo Bertolino-Le Gac, un vol de drone conclut l’exploration par un parcours dessiné à la craie sur le sol minéralisé de la place Jean-Jaurès. Le trait hésitant figure une vision contradictoire du passé et du devenir des paysages urbains. Cette quête de sens aux accents mi-scientifiques, mi-poétiques revendique une autre mémoire des lieux, faite de résistances, de réjouissances publiques, de nostalgie et de désir à vif.

Bruno Le Dantec
Au cinéma à partir du 19 février 2025.

Premières séances

Marseille : La Baleine (59 cours Julien), mercredi 19 février à 19h00, samedi 22 février à 18h00, dimanche 23 février à 17h10, mardi 25 février à 19h00...

Clermont-Ferrand : CGR Les Ambiances (7 rue Saint Dominique), vendredi 21 février à 20h00.

Ivry-sur-Seine : Le Luxy (77 avenue Georges-Gosnat), mercredi 19 février à 18h00, jeudi 20 février à 20h00, vendredi 21 février à 18h00, samedi 22 février à 15h30, dimanche 23 février à 19h15, lundi 24 février à 20h00, mardi 25 février à 17h30...

Nantes : Le Cinématographe (12 bis rue des Carmélites), mercredi 19 février à 20h45, samedi 22 février à 18h30...

Tours : Studio (2 rue des Ursulines), mercredi 19 février à 17h45, jeudi 20 février à 17h45, vendredi 21 février à 17h45, dimanche 23 février à 17h45, lundi 24 février à 17h45, mardi 25 février à 17h45...

Vichy : Grand Écran (35 rue Lucas), mercredi 26 mars 2025 à 10h30.

Villeneuve-d’Ascq : Le Méliès (rue Traversière), mercredi 19 février à 16h45, jeudi 20 février à 20h30, dimanche 23 février à 18h30, mardi 25 février à 18h30...

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CQFD n°238 (février 2025)

Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.

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