Procès hors norme
Effondrements de la rue d’Aubagne : « Un immeuble ne tombe pas comme ça »
« J’ai entendu un grand crac et de nouvelles fissures sont apparues au-dessus de mon lit. » La voix d’une rescapée des huit disparus retentit dans la salle d’audience. Le 5 novembre 2018 à 2 heures 40 du matin, Marie B. appelle les pompiers. Le standardiste tempère : « Un immeuble, ça ne s’effondre pas comme ça. »
Puis :
« Vous voulez que j’envoie une patrouille ?
— Non, ça ira, vous m’avez rassurée. »
Six heures plus tard, les 63 et 65 rue d’Aubagne tombent. Quelques jours avant la chute, Marie, bloquée chez elle, envoyait un SMS à sa voisine de palier : « Tu peux venir mettre un coup de pied dans ma porte et me sortir de ce piège ? »
Au procès des effondrements de la rue d’Aubagne — 16 prévenus, 87 plaignants — deux mondes se côtoient sans se parler. Sur le banc des parties civiles, le Marseille populaire que certains ne veulent plus voir en ville. Sur celui des accusés, l’appât du gain et l’incurie. Au fil des comparutions se dessine le portrait à vif d’une société locale où la dilution des responsabilités ne cache plus le mal-logement.
Le président Pascal Gand (juge des procès du Mediator et des suicides de France Télécom) laisse la parole aux survivants, aux proches des victimes, avant d’interroger propriétaires, syndic, techniciens, experts et élus. Saisissant contraste : d’un côté des personnes en situation précaire au parcours souvent cabossé, leur humanité, leur solidarité de voisins. De l’autre, les mis en examen, qui s’apitoient, surtout sur leur sort. Certains ont même voulu se porter partie civile, ce qui leur a été refusé. Les avocats de la défense n’hésitent pas à se tirer dans les pattes. Mais leurs plaidoiries feront sans nul doute front commun : c’est la faute à tout le monde, donc à personne.
Le Marseille populaire que certains ne veulent plus voir en ville
La mère de Simona déclare que la mort de sa fille « trahit ses valeurs de respect de la vie et de la dignité humaine ». Au premier étage du 65, Pape Magatte, décédé également, avait passé la nuit chez elle « pour la rassurer », évoque son jeune frère. Revenu s’asseoir, les parents de Simona le prennent dans leurs bras. Au second, Rachid R. hébergeait des copains SDF. Pour se porter partie civile, Reda et Habib, qui ont survécu, doivent prouver qu’ils vivaient là.
À la barre, la maman de Rachid raconte qu’elle leur apportait des plats cuisinés. Un peu suspicieux, l’avocat de la défense s’étonne :
« La présence de ses amis chez lui ne vous dérangeait pas ?
— Non, mon fils était généreux. »
Ces copains avaient tous fait de brefs séjours en prison, la plupart du temps pour bagarre en état d’ébriété.
À l’inverse, Gilbert Ardilly n’a pas un mot de compassion pour la famille comorienne à qui il louait un appartement insalubre au 1er étage. C’est pourtant Ouloume S., la maman, qui est morte sous les gravats de son logement. On l’interroge à propos du chauffage défectueux et du chauffe-eau rouillé qui fuyait.
« Vous saviez qu’un garçon de huit ans vivait là ?
— Non, je ne savais pas que cette dame avait un truc, euh… un enfant. »
En janvier 2017, un arrêté de péril avait été émis à cause d’un trou dans le plancher de la salle de bain. Pendant les quatre mois de travaux, la SCI des Ardilly, père, mère et fils, continue d’encaisser les loyers sans reloger les locataires, malgré l’obligation légale. Après la catastrophe, elle continue à toucher les APL et refuse de rendre la caution.
Le 18 octobre 2018, l’expert Richard Carta est appelé pour une nouvelle mise en péril : une cloison du rez-de-chaussée menace d’exploser sous la pression des planchers qui s’affaissent. On évacue les occupants le temps d’étayer, puis « un homme en costume qui ne s’est pas présenté » leur dit qu’ils peuvent réintégrer les logements. Une entreprise démolit la cloison et ne la reconstruit que trois jours plus tard, en parpaings, aggravant le report de charge.
Les travaux structurels sont rejetés à l’unanimité
« L’effondrement était inéluctable », diront les experts Mazaud et de Lépinay, nommés par le juge d’instruction pour faire l’analyse post-mortem des 63, 65 et 67 rue d’Aubagne. Pourtant, des alertes ont été émises en 2012, 2014, 2017… Façades lézardées, poutres pourries, cloisons gorgées d’eau, canalisations percées, escalier qui flanche, affaissement du mur commun aux 65 et 67, mais aussi côté 63-65. L’aveuglement volontaire des techniciens municipaux et des experts mandatés par le tribunal administratif, auquel s’ajoutent les conflits entre syndics, encourage l’inertie. Quel a été le rôle de Xavier Cachard, élu à la région, propriétaire du 65 et avocat du syndic, qui présidait les assemblées générales tout en se dissimulant derrière une SARL dont il détient 97 % des parts ? On découvre les procès-verbaux d’AG : les travaux structurels sont rejetés à l’unanimité, mais on vote le remplacement des boîtes aux lettres. En 2015, Cachard dicte les conclusions de son rapport à l’expert Cardi, qu’il tutoie, afin de contrer judiciairement le propriétaire du 67 qui vient de l’assigner en référé. Son but : que le juge se déclare incompétent et renvoie le demandeur plaider sur le fond. « Et on en reparlera dans deux ou trois ans… » Sur les écrans, le juge fait projeter un courriel de Cachard à son « cher ami » : « C’est grave docteur ? Grave signifiant “est-ce que ça va coûter de l’argent au 65” ? »
Pourquoi un tel « laisser-pourrir » ? Parce que le mépris et l’abandon fondent la spéculation immobilière. À Marseille, les élites considèrent la population du centre comme illégitime, appelée à « dégager » – mot employé par Monsieur le Maire en personne, Jean-Claude Gaudin, alors que les sauveteurs cherchaient encore les corps. Sous son règne, une mentalité de rentiers à courte vue a orienté les destinées de la ville. Si le vieil édile prétendait « faire revenir des habitants qui payent des impôts », dans la vraie vie, son parti abritait plus d’un marchand de sommeil. Et quand une propriétaire du 65, professeure de musique à la retraite résidant en pays d’Aix, déclare à la barre qu’elle a acheté son bien en 1974 et qu’à l’époque l’immeuble était « habité par d’authentiques Marseillais », personne ne lui demande si des locataires moins « authentiques » ne méritaient pas d’être protégés.
Inhabité comme le 67, le 63, lui, appartenait à Marseille Habitat, société d’économie mixte chargée du logement social. Pour éviter le squat, on avait dévitalisé l’immeuble, arraché les canalisations et démoli les cloisons, contribuant à fragiliser ce groupe d’édifices du XVIIIe siècle. Quand on l’interroge sur ces actions, l’ex-directeur Christian Gil dit ne pas se souvenir. « On fonctionnait à la confiance, sans paperasse. »
Quant à Julien Ruas, adjoint chargé de la prévention des risques (seul élu mis en examen ès qualités), il signait les levées d’arrêté de péril, lui aussi « en confiance ». Appelé à la barre par la défense, Claude Bertrand, ancien directeur de cabinet de Jean-Claude Gaudin, justifie cette incompétence de l’élu : « Si un élu est compétent dans le domaine que le maire lui délègue, il risque d’interférer avec son chef de service. »
« Oui, dépenser le moins possible pour un profit maximum, que voulez-vous, c’est ça le capitalisme »
De son côté, M. Valentin, embauché par le cabinet Liautard pour gérer 127 copropriétés, dont le 65, justifie son attentisme : « Mon contrat moral était de garder un maximum de copropriétés en gestion, même les plus problématiques, pour que mon patron puisse vendre son affaire au meilleur prix. Oui, dépenser le moins possible pour un profit maximum, que voulez-vous, c’est ça le capitalisme. »
Appelé en tant que témoin, Emmanuel Patris, ancien chef de projet pour la Ville et depuis militant pour le droit au logement, décrit l’inertie municipale en matière d’habitat : « Pour la mairie, l’important était la mise en vitrine de l’espace urbain, les façades, les commerces de pied d’immeuble, pour attirer les investisseurs. » Un choix idéologique qui épouse à merveille les appétits égoïstes. Voilà pourquoi, même contrits devant la cour, les prévenus se savent du bon côté du manche.
Liliana Flores, mère de Julien, a conclu son intervention ainsi : « Pour mon fils, Marseille, c’était le monde. Il méritait de vivre dignement. Merci d’avoir humanisé ce tribunal. Espérons que les prévenus assis derrière moi cessent de se renvoyer la balle et assument, pour que cela ne se reproduise plus jamais. » En circulant parmi les conciliabules de la défense lors des suspensions d’audience, on a des doutes.
Cet article a été publié dans
CQFD n°236 (décembre 2024)
Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°236 (décembre 2024)
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 05.12.2024
Dans CQFD n°236 (décembre 2024)
Derniers articles de Bruno Le Dantec