Poiscaille et billets verts
Pêche en méditerranée : quand le business donne le thon
Bouleversement des écosystèmes marins, disparition de certaines espèces, pertes d’emplois… En dépit des sérieux problèmes sociaux et environnementaux qu’elle pose, la pêche industrielle est toujours chouchoutée par les pouvoirs publics du monde entier. Selon l’ONG Bloom, en 2018, elle raflait 80 % des 35,4 milliards de dollars distribués au secteur de la pêche. En France, le milieu halieutique décline (entre 1983 et 2013, la flotte hexagonale est passée de 11 660 à 4 654 navires). 70 % des débarquements de poisson se font sur la façade atlantique, le port de Lorient-Keroman en tête. La côte méditerranéenne est davantage connue pour sa pêche artisanale, moins importante en volume. C’est pourtant à Sète qu’on trouve le premier port thonier du pays. Sur les quais de cette ville portuaire du Sud-Est, nombreux sont les responsables de la gestion des flottes qui trempent dans ce juteux business. Alors que le thon rouge a bien failli disparaître il y a 20 ans à cause de la surpêche, l’héritage de cette exploitation à outrance, toujours présent, pose des questions démocratiques, socio-économiques et environnementales.
Si, jusque dans les années 1970, la pêche au thon rouge était principalement artisanale, les progrès techniques et l’absence de régulation sérieuse ont fini par plonger le secteur dans une grave crise. Entre les années 1950 et 2010, on estime que 80 % des thons rouges du Nord (voir encadré) ont disparu. Un carnage amplifié dans les années 1980-1990 avec le succès de la cuisine japonaise, grande consommatrice de poissons. Le thon rouge devient alors une marchandise très rentable et attire de plus en plus de pêcheur·euses aux dents longues. « Cette pêche a été pendant longtemps accaparée par une mafia », raconte Didier Gascuel, professeur en écologie marine et durabilité des pêches à l’Institut agro Rennes-Angers.
Entre les années 1950 et 2010, on estime que 80 % des thons rouges du Nord ont disparu
Dans ce « Far Ouest marin », plusieurs dizaines de milliers de tonnes de thon rouge sont prélevées illégalement dans les années 1990 et 2000, malgré les alertes régulières de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (Iccat). « Les pays membres de l’Iccat fixaient les quotas au double de ce que les scientifiques recommandaient, mais on constatait que les pêcheurs les dépassaient quand même ! », continue l’auteur de La Pêchécologie : manifeste pour une pêche vraiment durable (Éditions Quae, 2023)1. L’espèce frôle alors l’extinction selon plusieurs ONG environnementales.
En 2007, un plan de sauvegarde international est enfin adopté. Depuis, l’Icaat établit chaque année des quotas par pays et par zone géographique, en se basant sur l’évaluation scientifique des stocks. Sur le Vieux Continent, l’Union européenne (UE) redirige ces quotas vers chaque État membre, tout en leur laissant le soin de fixer certaines modalités d’attribution. Une flexibilité qui permet à l’État français d’inventer le principe d’« antériorité », qui octroie davantage de quotas de pêche aux personnes ayant déjà trucidé un maximum de poiscaille par le passé. Ce système, favorisant les plus gros thoniers, dont certains anciens fraudeurs, est pourtant jugé illégal par la cour administrative d’appel de Toulouse (voir encadré).
Quelques grandes familles propriétaires de thoniers-senneurs se taillent la part du lion
Depuis quelques années, le thon rouge fait son grand come back ! « Le stock s’est reconstruit très rapidement », constate même Tristan Rouyer, chercheur à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) et spécialiste du thon rouge. Selon lui, si les politiques de quotas et de contrôles y sont pour beaucoup, d’autres raisons peuvent entrer en jeu : « La capacité de reproduction des thons rouges pourrait aussi avoir augmenté... »
Pour taquiner le thon rouge, il faut une autorisation européenne de pêche (AEP). Problème : seules quelques dizaines de permis sont distribués chaque année sur plusieurs centaines de demandes. Les critères d’obtention ne sont pas toujours très clairs : taille du bateau, âge du capitaine, première installation… Les veinard·es qui parviennent à décrocher le Graal peuvent alors passer à l’étape suivante : la demande d’attribution de quotas. Pour ça, iels sollicitent l’organisation de producteur (OP)2 à laquelle iels ont au préalable adhéré. C’est là que le critère d’antériorité, appliqué en France, joue son rôle.
Une poignée de familles, implantées dans le secteur depuis des générations, concentrent l’essentiel des quotas. Celles-ci détiennent les plus imposantes flottes de thoniers-senneurs. Ces immenses bateaux mesurent entre 25 et 50 mètres de long, disposent de tout un attirail de détection des thons (sonars, caméras, sondes…) et écument mers et océans à coup de « senne » : un énorme filet permettant d’attraper un banc entier ou presque en une seule prise. Pour Charles Braine, porte-parole de l’association Pleine Mer3, cette « rente absurde » serait la raison de « l’effondrement du stock il y a une vingtaine d’années ». Mais aujourd’hui, les thons rouges sont plus nombreux. Et donc les quotas suivent. En 2012, l’Iccat autorisait de dégommer 12 900 tonnes de thons du Nord. En 2020 ce maximum était fixé à 36 000 tonnes au niveau mondial.
Dans les fermes aquacoles, les thons rouges sont gavés de sardines et maquereaux qui se retrouvent, à leur tour, surpêchés
Cette année, sur presque de 6 700 tonnes de thon rouge octroyées à la France, 73,7 % étaient détenus par deux organisations de producteurs : l’OP Sathoan de Sète et l’OP marseillaise du Levant. Elles abritent en leur sein les quelques grandes familles propriétaires de thoniers-senneurs qui se taillent la part du lion4. L’OP Sathoan compte ainsi dans ses rangs plusieurs poids lourds, dont l’imposant Raphaël Scannapieco, premier vice-président de l’organisation. Dirigeant de plusieurs entreprises liées à la pêche, il a été condamné en 2014 pour fraude aux quotas. Le deuxième vice-président de Sathoan, Jean-Marie Avallone, fait partie d’une famille qui possède l’un des plus gros armements de pêche d’Europe. Son père a lui aussi été condamné pour fraude aux quotas. Des procès toujours en cours puisque les accusés sont également mis en examen pour d’autres chefs d’accusation, dont travail dissimulé et abus de confiance, entre 2007 et 2011. Côté OP du Levant, le secrétaire général Jean-Gérald Lubrano est également issu d’une famille thonière. Son père, Gérald Lubrano, a écopé de la plus lourde peine dans l’affaire de fraude aux quotas : 24 mois de prison avec sursis, 50 000 euros d’amende et 100 000 euros de confiscation de valeurs pour « déclaration mensongère à une administration publique en vue d’obtenir un avantage indu ». Martial Lubrano, le frère de Jean-Gérald, siège quant à lui à la vice-présidence de la commission « thon rouge et espadon » du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) aux côtés de… Raphaël Scannapieco !
« Alors qu’on n’arrête pas de parler de souveraineté alimentaire, les senneurs vendent toute leur pêche à l’étranger »
Aujourd’hui, l’époque des fraudes semble révolue et les contrôles sont renforcés. « Je ne vois pas comment les senneurs peuvent tricher, estime Tristan Rouyer. Le côté opaque c’était il y a 20-30 ans. » Ainsi, les patrons de thoniers-senneurs cherchent à redorer l’image de leur pêcherie. Les frères Lubrano ont même produit le documentaire, « Pêcheur 2.0 », dans lequel ils se réjouissent du renouveau de l’espèce et du système de quotas.
La pêche au thonier-senneur ne se pratique que quelques semaines par an. En 2024, l’État français ne l’a autorisée qu’entre le 26 mai et le 1er juillet, saison de reproduction des thons rouges. À cette période, les bateaux voguent vers des zones au large des îles Baléares, de Malte ou en Sicile. La concentration de l’espèce y est telle que le quota peut être atteint en quelques coups de senne. Une fois pêchés, les thons rouges sont ensuite engraissés dans des cages sur le trajet qui les mènent dans des fermes aquacoles en Espagne, en Italie, à Malte, en Croatie. Là, on continue de les gaver pour qu’ils atteignent un poids satisfaisant pour le marché japonais, où l’on estime que 80 % du thon rouge est consommé. Entre-temps, il n’y a pas que la panse des poissons qui a doublé de volume : leur valeur aussi a gonflé ! En début de chaîne, les senneurs vendent leur pêche pour quelques euros du kilo. « Quand ça va bien c’est aux alentours de 10 euros le kilo. Les dernières années on était plus sur 5 à 7 euros », précise Tristan Rouyer. Mais arrivé sur le marché japonais, le kilo de thon rouge peut facilement atteindre plusieurs centaines d’euros.
Ce modèle pose un problème à bien des égards. Dans les fermes aquacoles, les thons rouges sont gavés de sardines et maquereaux qui se retrouvent, à leur tour, surpêchés. Pire encore, on complète leur menu avec des granulés composés de farines d’autres poissons pouvant venir de très loin. « Le Pérou est le premier producteur de farine de poisson. Viennent ensuite les pays d’Afrique de l’Ouest. C’est clairement un pillage des ressources du Sud pour nourrir les poissons des riches », dénonce Didier Gascuel. En 2022, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a publié un rapport dénonçant l’impact socio-économique et biologique de l’industrie de l’alimentation à base de poisson sur certains pays d’Afrique subsaharienne5. Le constat est sans appel : les communautés côtières de pays comme la Mauritanie, la Gambie ou le Sénégal pourraient bientôt perdre leur principal moyen de subsistance.
« Si on continue à faire de la pêche spécifiée, on est mort »
L’impact de ce modèle industriel pose aussi question sur les côtes françaises. « Alors qu’on n’arrête pas de parler de souveraineté alimentaire, les senneurs vendent toute leur pêche à l’étranger », peste Charles Braine. « L’une des solutions qui consisterait à distribuer des AEP à tout va, personnellement ça me fait peur », ajoute Tristan Rouyer qui craint une surcapacité de la flotte, une mise en place fastidieuse des contrôles et le retour de la pêche illégale. Didier Gascuel, lui, est catégorique : « Les systèmes qui fonctionnent le mieux sont ceux où on associe une surveillance extérieure et une autosurveillance des pêcheurs. » Charles Braine abonde dans ce sens, estimant que le thon rouge est mieux valorisé par la petite pêche côtière : « Les ligneurs6 le vendent 10-15 euros du kilo ». « Je préférerais une flottille de petits bateaux qui font travailler plein de petits pêcheurs côtiers », complète Didier Gascuel qui estime que ça favoriserait les économies locales. « Le but est de maximiser l’utilité sociale de la pêche ». Ce modèle ferait ainsi vivre plus de restaurants, de garages à bateau, coiffeurs...
« Ce sont des choix de société qui ont des conséquences », concède Tristan Rouyer. « On pourrait mettre fin aux senneurs, mais dans ce cas on pêcherait moitié moins de poisson. » C’est précisément ce que préconisent les tenants d’un autre modèle, qui propose de diversifier la pêche. « C’est ça le secret ! La polyvalence comme art de vivre », plaisante Charles Braine. « Les petits bateaux diversifient déjà leur pêche. Ils utilisent des filets, des lignes, des casiers et diversifient donc les espèces. Leur apporter des petits quotas de thon rouge pourrait vraiment les aider », complète Didier Gascuel. « Si on continue à faire de la pêche spécifiée, on est mort », termine Charles Braine.
Thunnus thynnus
Il existe huit espèces de thon sur le globe, dont trois de thon rouge. Le thon rouge pêché en Méditerranée vient d’Atlantique (Thunnus thynnus/thon rouge du Nord), mais tous les ans, en mai, il vient faire plouf dans la grande bleue pour se reproduire. Ce grand migrateur peut faire 200 kilomètres par jour à une vitesse de 20 à 70 kilomètres par heure, et à l’âge adulte, c’est plutôt une belle bête : deux mètres et 300 à 400 kilos en moyenne. Question boustifaille, le thon rouge se situe en haut de la chaîne alimentaire et boulotte sardines, maquereaux et autres chinchards. Vivant en banc, pouvant plonger jusqu’à 1000 mètres de profondeur, il a une durée de vie de 20 à 40 ans. Il fait la maille à partir de 115 centimètres et de 30 kilos (individus âgés entre 4 et 8 ans). Une bien belle concurrence pour Léon Marchand !
Pêche artisanale vous dites ?
La France a sa conception bien à elle de la pêche artisanale. Elle considère que certains thoniers-senneurs la pratiquent du moment que le bateau mesure 25 mètres ou moins, et que le capitaine soit aussi le proprio. Pourtant, dans la plupart des pays du monde et de l’Union européenne, pour qu’une pêche soit « artisanale », le navire doit faire 12 mètres max, sans « arts traînants » (engins permettant une pêche ciblée active sur une espèce en particulier comme le chalut, les dragues ou les sennes). En réalité, ces définitions varient et sont plus subtiles d’un pays à l’autre : la capacité ou la puissance du navire peuvent aussi entrer en compte. La pêche aux « petits métiers », la pêche « artisanale » ou la « petite pêche côtière » recouvrent bien des réalités, pas toutes raccord avec l’image du vieux pêcheur sur sa barque en bois qui lutte pour sa survie !
Antériorité versus environnement
Le critère dit « d’antériorité » favorise largement une clique de pêcheur·ses bien implantée dans le business. Le 28 mars 2024, la cour administrative d’appel de Toulouse a confirmé l’annulation de l’arrêté ministériel du 10 février 2017 établissant les modalités de répartition du quota de thon rouge pour l’année 2017, prononcée par le tribunal administratif de Montpellier. Un recours collectif porté par le syndicat des pêcheurs petits métiers d’Occitanie (SPMO), la Plateforme de la petite pêche artisanale, le Comité départemental des pêches du VAR, la prud’homie des pêcheurs de La Ciotat (Bouches-du-Rhône) et soutenu par la plate-forme LIFE (Low Impact Fishers of Europe) y avait été déposé. La cour a jugé que ces modalités étaient illégales au vu du règlement du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013, relatif à la politique commune de la pêche, qui stipule que chaque État membre doit y intégrer un critère environnemental. Cette décision « suscite l’espoir de nombreux petits pêcheurs confrontés à une situation insoutenable en termes de répartition des quotas de pêche », précise le communiqué. L’État va-t-il enfin modifier ces modalités pour la campagne 2025 ?
1 Le professeur y pointe notamment l’escroquerie du « rendement maximum durable » sur lequel repose la vision dominante de la « pêche durable ». Ce concept qualifie la quantité maximale d’une espèce que l’on peut extraire chaque année sans menacer le renouvellement de celle-ci.
2 Structures dans lesquels se regroupent les pêcheur·euses pour organiser leur activité d’un point de vue économique.
3 Association en faveur du développement de méthodes et modes de gestion soutenables dans la pêche et les élevages aquatiques qui a fait une carte de vente de poissons en circuits courts.
4 Aujourd’hui, on compte 21 thoniers-senneurs contre 32 en 2008 (une dizaine a été détruite après les scandales de pêche illégale).
5 « Socio-economic and biological impacts of the fish-based feed industry for sub-saharan Africa », Food and Agriculture Organization of United Nations, (2022).
6 Les ligneurs sont des bateaux qui utilisent des lignes à mains, lignes de traîne, cannes, palangres et pêchent le plus près des côtes (les palangriers sont à part car bien plus gros).
Cet article a été publié dans
CQFD n°236 (décembre 2024)
Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.
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Paru dans CQFD n°236 (décembre 2024)
Par
Illustré par Camille Jacquelot
Mis en ligne le 07.01.2025
Dans CQFD n°236 (décembre 2024)
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