CRA made in USA

In Otero

On se croit estampillé touriste lambda à l’abri des ennuis et bim ! On se retrouve enfermé dans un centre de détention pour migrants au fin fond du Nouveau‑Mexique. Récit d’une semaine d’incarcération aux côtés de demandeurs d’asile emprisonnés par ce foutu Oncle Sam.

Aïe. Menottes aux poignets, brinquebalé dans un fourgon, je me cogne régulièrement la tête contre la paroi de métal. Ça fait sourire les deux flics à l’avant, lesquels refusent de me répondre quand je leur demande notre destination. Arrêté au poste-frontière séparant Ciudad Juárez (Mexique) d’El Paso (Texas) pour une histoire de visa mal fagoté, je viens de passer 48 heures dans une cellule de douze m2 en compagnie d’une dizaine de compagnons d’infortune et d’une couverture de survie – la teuf.

Après une demi-heure de cahots, on approche de Chapparal, bourgade du Nouveau-Mexique où a été inauguré en 2008 un patibulaire complexe pénitentiaire intitulé Otero County Processing Center. Il est géré par l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), agence douanière créée en 2001 dans la foulée paranoïaque des attentats du 11-Septembre. C’est elle qui préside aux destinées des personnes migrantes emprisonnées ici, souvent pour de longs mois. Et je comprends vite que c’est ma nouvelle logeuse.

Dortoir carcéral

Le premier coup d’œil est flippant. D’immenses bâtiments posés dans le désert comme des monolithes de béton, pouvant contenir un gros millier de personnes et entourés de deux hautes barrières ornées de barbelés. Des agents pénitentiaires partout, armés de matraques et de bombes lacrymos. Et des détenus vêtus d’uniformes similaires, à ceci près que certains sont bleus, d’autres oranges et les derniers rouges – marquant leur degré de « dangerosité ». J’écope de la force bleue et, délesté de mes maigres possessions, me fait escorter jusqu’à mon nouveau foyer. Intitulé « Charlie One », c’est un dortoir haut de plafond aux airs de hangar agricole et accueillant une cinquantaine d’hommes. Niveau confort, c’est moyen : environ 200 m2 habités par des lits superposés en métal, la même superficie dédiée au coin loisirs (dix tables, deux télés) et chiottes/douches. Pour assaisonner le tout, une peinture jaune pisse qui rajoute au glauque des lieux.

Alors que de mauvais films de prison ultra-violents tournent dans ma tête, le comité d’accueil me rassure vite. Miguel, placide quarantenaire mexicain à forte bedaine, me montre mon lit, « cama diez y siete [lit n°17] », et m’égraine patiemment les différents us et coutumes de la maison. En gros : maintenir ordre et propreté histoire que les conditions de détention ne soient pas aggravées par le bordel. Pour le reste, j’ai droit à une couverture élimée, à une mini brosse à dents et à une présentation des différentes personnes retenues ici. Après cette tournée de checks, j’écope de mon surnom : « El François ». Le Français, le seul à être emprisonné ici. Cocorico.

Camarades de chambrée

« T’écris quoi ? », me demande Luis le lendemain, quand il me voit installé à une table avec une feuille et un crayon de papier, seuls objets de « loisir » fournis à volonté. « La vie des gens ici », que je bafouille dans un mauvais espagnol. Il prend place en face de moi et entreprend de me raconter son parcours. La quarantaine, une coiffure bizarrement ondulée qu’il repeigne toutes les dix minutes, celui qui vient du Venezuela qu’il a dû quitter pour des raisons politiques se montre prolixe : « J’ai de quoi écrire un livre avec toutes mes aventures pour rejoindre les États-Unis. Tiens, tu connais la jungle du Darién entre la Colombie et le Panama ? Comme pas mal de gens ici, j’ai dû la traverser. Tu imagines ce que ça fait quatre jours de traversée avec les serpents, les autres trucs venimeux, la peur de mourir au milieu de nulle part ? » Dix mois qu’il est ici à remuer ses souvenirs ; il est fier d’être arrivé aussi loin dans son périple et ne craint qu’une chose : sa probable expulsion.

Tu imagines ce que ça fait quatre jours de traversée avec les serpents, les autres trucs venimeux, la peur de mourir au milieu de nulle part ?

Une fois ma position de journaliste « françois » connue, je ne tarde pas à rencontrer d’autres figures du lieu. Cama treinta y dos [lit n° 32], il y a Petrus, venu d’Haïti, qui parle un français heurté mais chantant. C’est un peu le charlot de la chambrée, qui gaffe à répétition, se cogne dans les lits et se fait régulièrement rabrouer par les surveillants. C’est la deuxième fois qu’il échoue à Otero, d’où son uniforme orange de récidiviste, après des périples qu’il qualifie pudiquement de « compliqués » : « Je me suis heurté à tant d’obstacles, tu peux pas imaginer. Surtout au Mexique, où l’on m’a retenu un temps contre une rançon. » Comme il fait le con en permanence, tout le monde l’aime bien, et quand vient l’heure pour lui d’un entretien avec les agents de la ICE pour examiner son droit d’asile, la chambrée entière apporte ses conseils – t-shirt rentré dans le pantalon, coiffure lustrée à la salive, démarche travaillée…

Comme la vingtaine d’autres dortoirs, Charlie One accueille une mosaïque de destins plus ou moins entrelacés. La majorité des embastillés ont la vingtaine et sont hispanophones – ils viennent du Mexique, ­d’Amérique centrale (Nicaragua, Salvador…) et ­d’Amérique latine (Colombie, Équateur…). Et puis il y a les destinées plus « lointaines », à l’image de ces deux Bangladais qui ont profité d’un visa pour le Guyana avant d’entreprendre la grande traversée, ou bien de ce trio inséparable formé par deux Égyptiens et un Jordanien. Quant au Russe Aleksander, champion des cent pas le front plissé, il ne souhaite pas revenir sur son parcours, se dit juste opposant politique au tsar Poutine. Ce n’est pas le seul à se braquer ainsi. Car au quotidien il y a comme une règle tacite : hors bonnes nouvelles administratives, on parle peu de ce qui a été traversé ni de cette prison temporaire. Ne pas rajouter à la noirceur, mais se concentrer sur la grâce de Dieu, omniprésent tant les bigots cathos sont légion, ou les vicissitudes du Puissance 4 (l’un des rares jeux à disposition au coin loisir). Autre registre, celui de la gaminerie, des concours de pets aux blagues ras des pâquerettes, désamorçant la lourdeur de ce qui nous entoure : l’enfermement abrutissant ou les repas en plastique avalés à toute vitesse, sous la pression des matons dans des réfectoires surpeuplés – vous n’êtes pas là pour parler ! Quant aux lectures collectives de la Bible avant l’extinction des lumières, suivie de chants religieux entonnés avec ferveur, elles permettent de peupler les rêves d’horizons moins carcéraux, de s’évader vers des cieux azur où l’ICE est moins glaciale.

Arriba Trump !

Le 5 novembre, jour du triomphe de Trump, l’une des deux télés est branchée sur la soirée spéciale diffusée par la chaîne mexicaine Telemundo. La plupart des présents s’y intéressent peu, hormis pour lancer une blague désinvolte sur la moumoute de Trump ou les fesses de Kamala. Paradoxalement, une bonne moitié de mes camarades de chambrée se déclarent favorables au candidat républicain qui a annoncé vouloir expulser des millions d’exilés clandestins. « C’est un homme fort et croyant, voilà ce que je retiens », lance l’ultra-catho et ultra-costaud Colombien Kristofer. Luis l’ondulé penche aussi pour le roi des MAGA : « Oui, je préfère Trump mais c’est réfléchi. Les chiffres sont formels : il y a plus d’expulsions sous les démocrates. Et c’est bien Biden qui a signé cette foutue loi en juin dernier1. Le reste c’est du vent, de la poudre aux yeux. »

Cinquante piges au compteur, gueule de Bouddha décontracté, Marcos réagit aux propos de Luis en le chambrant gentiment : « Si Trump passe, tu repars fissa au Venezuela, mon gars. » N’empêche, il dit comprendre le vote républicain chez les Hispaniques, et ne bronche pas quand deux jeunes Vénézuéliens lancent un « Arriba Trump ! » en passant devant la téloche. « C’est normal qu’ils aiment ce type : il incarne l’ordre. Et beaucoup d’entre nous viennent de pays où règne une forme de chaos social, aggravé par la montée en puissance des gangs », explique-t-il. Marcos est bien placé pour en parler. Après une dizaine d’années exilé aux États-Unis, il est reparti dans son Équateur natal en 2020. Un mauvais souvenir : « Dans mon quartier de Quito, tout le monde croyait que j’étais riche parce que je revenais des USA. Quand un gang du coin a commencé à me racketter, j’ai dû verser l’équivalent de 10 000 euros. Après, je n’avais plus rien. Les menaces de mort ont continué, avec des appels toutes les nuits. Quand ils ont brûlé ma voiture, j’ai décidé de partir. » Son récit de voyage ressemble à celui de nombreux détenus : l’enfer de la jungle au Panama, l’extorsion d’argent au fil du périple, surtout au Mexique où les cartels profitent de la vulnérabilité des voyageurs. Et le voilà à Otero, plongé dans cette temporalité incertaine propre à ce genre de lieux, où l’arbitraire de l’administration fait et défait les secondes qui passent, les vies. Sa femme et ses deux enfants ont beau l’attendre aux États-Unis, il croupit ici depuis quatre longs mois et n’est pas sûr d’obtenir l’asile.

Au réveil à 6 heures du mat’, c’est une matonne qui m’annonce la victoire officielle de Trump, réjouie devant ma gueule décomposée. « Il est droit dans ses bottes, je lui fais confiance », ajoute celle qui m’annonce avoir voté pour lui avec enthousiasme. Forcément.

Au réveil à 6 heures du mat’, c’est une matonne qui m’annonce la victoire de Trump, réjouie devant ma gueule décomposée.
Otero blues

Construit en 2008, l’Otero County Processing Center s’est au fil des ans bâti une réputation déplorable. Plusieurs personnes y sont décédées faute d’avoir reçu des traitements médicaux basiques, à l’image du Mexicain Rafael Barcenas-Padilla (51 ans) en 2016, ou de la demandeuse d’asile trans Salvadorienne Johana Medina León (25 ans) en 20192. Autre cas édifiant : en juillet 2024, cinq Vénézuéliens ont entamé une grève de la faim pour dénoncer leurs conditions de détention et la longueur de leur incarcération, avant d’être placés à l’isolement. Les associations de soutien aux exilés soulignent les carences humaines et sanitaires auxquelles sont confrontés les détenus, pourtant incarcérés sans inculpation légale3. C’est sans doute en partie dû au fait que la gestion du complexe pénitentiaire a été confiée à une entreprise privée qui ne cherche qu’une chose : des profits.

Sur les murs du centre de détention, on peut lire à divers endroits cette inscription en gros lettrage noir : « MTC corrections – Believe it or not, I care ». MTC, c’est pour : Management and Training Corporation, l’une des principales compagnies ricaines dédiées au juteux business carcéral. Et le slogan peut se traduire ainsi : « Croyez-le ou non, je me soucie de vous ». Eh bien, en un sens, oui, c’est croyable. Car à Otero chaque emprisonné·e4 est source de profit. Les documents internes de la prison révèlent ainsi que MTC touche une centaine de dollars par nuitée personnelle. Mais ce n’est pas tout. Dans ce lieu, tout est fait pour maximiser les billets verts extirpés. Les trois repas quotidiens à goût de carton sont ainsi mitonnés et distribués par des détenus, payés à des salaires dérisoires. Jimmy, 20 piges, gueule de collégien rigolard, me confie ainsi bosser davantage pour se changer les idées que pour les deux dollars par heure auxquels on le paye. Quant au ménage des dortoirs, c’est encore plus simple : corvée obligatoire imposée aux détenus qui, par roulement, passent la serpillière ou frottent les toilettes matin et soir. Comble de l’indécence, les communications avec l’extérieur se font par le biais d’un système onéreux, une application appelée Getting out [s’évader], sur laquelle les détenus et leurs proches sont invités à verser de coquettes sommes pour discuter via quelques tablettes collectives posées dans un coin du dortoir. Mes proches en ont payé le prix : 50 dollars les 20 minutes de discussion, on est pas loin de l’arnaque la plus éculée…

Jimmy, 20 piges, gueule de collégien rigolard, me confie ainsi bosser davantage pour se changer les idées que pour les deux dollars par heure auxquels on le paye.

Dernier maillon pernicieux de la chaîne : la discipline. Un chef de chambrée est officieusement chargé de pacifier le quotidien en échange de quelques privilèges (doubler la queue pour la cantine, porter un bonnet, diriger les prières du soir…). Coup de bol, le mien est sympa malgré les tatouages de gang qui lui mangent la figure. Il appelle tout le monde « mano », donne des cours de boxe aux copains et n’abuse pas de son petit pouvoir. Quant aux vrais gardiens, ils aiment bien faire étalage de leurs capacités de nuisance : comme cette surveillante perverse qui profite des régulières cuenta (décompte des prisonniers) pour humilier ceux dont la tête ne lui revient pas – qu’il s’agisse d’un lit « mal fait » ou des chaussures mal rangées au pied des plumards.

La chance du François

Après une semaine de détention, alors que les pronostics du consulat posent que je suis là pour au moins deux mois, un gardien m’annonce que je quitte les lieux. Kafka c’est fini, grâce à une incroyable équipe de copain·e·s qui, en France et aux États-Unis, ont fait feu de tout bois en mode bulldozer anti-répression5. Au moment de quitter le dortoir, remballant maladroitement les quelques affaires empilées sous mon matelas, un cri général retentit : « Viva El François ! » Certains tapent sur la literie de métal, d’autres applaudissent gentiment ma timide proclamation « Suerte ! [bonne chance] », tous affichent cette solidarité ressentie une semaine durant : qui est enfermé ici est un camarade.

Il n’empêche. Du haut de mon privilège de françois vite libéré, j’ai pu toucher une seconde la grande saloperie à l’œuvre ici. L’enfermement abrutissant. La loterie de l’asile après des mois/années d’exil. Et cette bouillabaisse humaine qui résiste à l’assignation au néant. Je repense à Freddy bossant dans la dérisoire bibloche, les quelques manuels de droit pour booster son dossier. À Marcos faisant tout pour me rassurer quand j’ai débarqué ici. Au Jeffe de la chambrée qui remercie Jésus de lui avoir appris à mieux aimer les « hermanos » qui l’entourent. Aux rires ironiques déclenchés dans le dortoir par la mention du « sueno americano [rêve américain] ». À Jimmy revenant les yeux rougis d’un entretien avec la ICE, marmonnant dans sa petite barbe « Ils m’expulsent au Honduras ! » Et je quitte les lieux ému, d’autant plus convaincu que les prophètes de malheur finiront, un jour, par céder le terrain à ce grand cri fraternel qu’invoquent les saute-frontières. Amen.

Par Émilien Bernard

La « Macdonaldisation » des barreaux

Un chiffre souvent cité illustre parfaitement l’ignominie de la politique carcérale aux USA : alors que le pays détient un quart de la population carcérale mondiale, il représente moins de 5 % de la population globale6. Soit le taux d’incarcération le plus élevé au monde (655 personnes pour 100 000 habitants), bien avant la Chine (65) ou la Russie (405)7.

Cette course à l’emprisonnement généralisé est notamment la conséquence de la privatisation partielle des prisons, amorcée dans les très néolibérales années Reagan aux USA, sur fond de « guerre à la drogue ». La première prison privée a ainsi été construite au Texas en 1984. Et ce sont aujourd’hui une vingtaine d’États qui pratiquent partiellement cette néolibéralisation effrénée des barreaux – le record : plus de 40 % des établissements pénitentiaires privés au Nouveau-Mexique. Les entreprises bénéficiaires de cette manne peuvent notamment compter sur des « clauses d’occupation » les assurant qu’au moins 80 % de leur établissement sera rempli, sous peine de se faire verser des indemnités par les États crachant au bassinet. Conséquence : une « McDonaldisation » des prisons, avec obsession du bas coût et quête de rentabilité à court terme. Une régression démocratique résumée par l’immense écrivain de romans noirs Don Winslow, dans La Frontière : « La guerre contre la drogue est devenue une machine économique autonome. Des villes qui se battaient autrefois pour accueillir des usines s’affrontent désormais pour construire des prisons. Avec la “privatisation des prisons” – je ne vois pas d’association de mots plus effroyables – nous avons rentabilisé la détention. »

La privatisation concerne aussi l’enfermement des personnes exilées, dans un contexte de hausse des enfermements. Le Congrès a ainsi voté en janvier dernier une augmentation des crédits accordés à l’agence ICE pour la détention de migrants en situation irrégulière, les faisant passer de 2,9 à 3,4 milliards de dollars. Les années à venir ne devraient pas déroger à cette évolution, l’élection de Trump annonçant une énième surrépression de l’exil avec détentions à la clef. Encore un effort et tout le pays sera derrière les barreaux…


1 Référence au décret pris par Joe Biden le 5 juin 2024 visant à restreindre l’accès des migrants sans papiers au pays et à rendre plus difficile l’obtention de l’asile.

2 Voir l’édifiante liste « Otero County Processing Center Timeline » du site Innovation Law Lab.

3 Lire notamment « Why doesn’t anyone investigate that place ? » consacré à Otero, consultable sur le site Freedom for immigrants (juillet 2018).

4 Depuis 2020, le complexe détient aussi des femmes, emprisonnées dans une aile à part.

5 Gigantesque merci à celles et ceux qui se reconnaîtront.

6 Franck Vindevogel, L’Amérique des prisons, Presses universitaires du Septentrion, 2020.

7 Chiffres disponibles sur le site Our World in Data, « Prison population rate », données de 2018.

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CQFD n°236 (décembre 2024)

Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.

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