Entretien avec l’activiste Leila al-Shami
« Le peuple syrien n’acceptera pas un retour à un régime autoritaire »
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En 2016, Leila al-Shami publiait avec Robin Yassin-Kassab Burning country, au cœur de la révolution syrienne. Un livre important dont la traduction française est parue chez L’Échappée en 2019. Quelques semaines après la chute de Bachar al-Assad, entretien avec l’autrice.
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Quels sont tes sentiments en ce moment d’ascenseur émotionnel où l’on passe de la joie de la libération à l’inquiétude d’un nouveau sectarisme ?
« La Syrie vient de traverser treize années de contre-révolution violente et de guerre. Le régime se servait du sectarisme pour se maintenir au pouvoir en divisant les communautés. La famille Assad était issue de la communauté alaouite* et l’a promue à des postes de pouvoir, en particulier dans l’armée et les services de sécurité, tandis que la majorité sunnite a subi les pires persécutions.
Depuis la chute du régime, nous n’avons pas assisté à des actes de violence intercommunautaire à grande échelle. Il y a eu des incidents isolés, mais nombre d’entre eux étaient en réalité des actes de vengeance contre des personnalités loyalistes, comme le meurtre de Shujaa Al-Ali, officier alaouite, responsable du massacre de Houla en mai 2012, au cours duquel plus de 100 personnes, dont 49 enfants, ont été sauvagement assassinées.
Le gouvernement de transition a pris des mesures pour empêcher de tels actes de vengeance, veiller à ce que les personnalités de l’ancien régime soient arrêtées et jugées, et rassurer les communautés minoritaires sur leur sécurité. Les partisans de l’ancien régime mènent actuellement une campagne coordonnée de désinformation visant à attiser le sectarisme, à déstabiliser le pays et à répandre la peur parmi les minorités. Des médias tels que Verify Syria travaillent dur pour contrer cette propagande.
« HTS a réalisé que son approche dure aliénait la population et a ajusté son fondamentalisme en réponse à la pression locale »
Jusqu’à présent, je suis prudemment optimiste, la Syrie a une longue histoire de cohabitation pacifique entre les différentes confessions et groupes ethniques. Tous les Syriens, qu’ils aient été pro-révolution ou pro-Assad, ont intérêt à ce que la stabilité revienne après une si longue période de violence et d’oppression. Pour garantir la réconciliation entre les communautés, il est essentiel que tous ceux qui ont commis des crimes de guerre soient poursuivis et rendent des comptes – cela mettra fin au désir des individus ou des communautés de se venger par leurs propres moyens. »
À propos de la métamorphose d’HTS* en mouvement de réconciliation nationale, Patrick Haenni, spécialiste français de la Syrie, écrit : « On est donc face à un mouvement qui s’est déradicalisé par le haut, ce qui crée un constant rapport de force entre la direction et une partie de ses cadres. »1 Comment l’hégémonie du nouveau pouvoir ne serait-elle pas remise en cause tôt ou tard ?
« La modération d’HTS a été un processus graduel, comme nous le montre la façon dont il a gouverné Idleb depuis 2017. Il a réalisé que son approche dure aliénait la population et a ajusté son fondamentalisme en réponse à la pression locale, par exemple en révoquant les règles sur la façon dont les femmes doivent s’habiller ou l’interdiction de la musique dans les écoles. Il a choisi de se concentrer sur la stabilité, la fourniture de services et la reconstruction, plutôt que d’interférer dans les choix personnels des gens. Il semble qu’il poursuive cette approche pragmatique.
HTS jouit actuellement d’une grande légitimité auprès de la population en raison de sa victoire militaire contre le régime d’Assad et de la promesse d’une Conférence de dialogue national à large assise [prévue fin février, NDLR] et un retour à un régime civil. Cependant, les gens n’oublient pas les pratiques autoritaires d’HTS, telles que l’arrestation et l’assassinat d’opposants politiques, y compris des révolutionnaires très appréciés comme Raed Fares, qui était un leader pacifiste clé dans la ville de Kafranbel.
Je n’ai pas beaucoup de confiance dans les dirigeants, mais j’ai confiance dans le peuple syrien qui n’acceptera pas facilement un retour à un régime autoritaire.
« La fin du régime Assad, aussi nécessaire soit-elle, n’est pas la même chose que la victoire de la révolution »
Construire une société libre juste après cinq décennies de totalitarisme, et sur les ruines de la dernière décennie de guerre, prendra du temps. Le plus important est que l’espace démocratique soit défendu afin que les gens puissent recommencer à s’organiser et à reconstruire une société civile et une culture politique dynamiques. La fin du régime Assad, aussi nécessaire soit-elle, n’est pas la même chose que la victoire de la révolution. Pourtant, elle ouvre un champ des possibles impensable il y a quelques semaines. »
Dans un beau témoignage, le dramaturge Mohammad al-Attar écrit : « La jeune génération a réussi à tromper les murs oppressifs qui écoutaient chacune de ses respirations. Dans son cœur, les braises de la révolution écrasée de 2011 se rallumaient. »2 Comment la jeunesse syrienne peut-elle à nouveau s’inspirer de l’expérience d’auto-organisation révolutionnaire plutôt que des seigneurs de guerre islamiques et de la charia ?
« Il est essentiel que les Syriens partagent et transmettent les récits de leur expérience révolutionnaire et qu’ils gardent leur mémoire vivante. Les premières années de la révolution ont été marquées par une grande créativité dans l’organisation. Les démocrates ont été emprisonnés, tués ou contraints de quitter le pays. Au cours des dernières années, les personnes restées en Syrie se sont concentrées sur leur survie.
Maintenant que le régime d’Assad s’est effondré, l’activisme civil connaît un regain. Plus de 200 000 personnes sont revenues en Syrie depuis l’étranger [selon l’ONU], et les Syriens eux-mêmes peuvent désormais circuler à travers le pays, se parler et apprendre à se connaître. C’est le moment idéal pour partager l’expérience acquise au cours de la révolution et pour tirer les leçons des grandes figures telles que Razan Zeitouneh3 ou Omar Aziz4, qui ont été une source d’inspiration. »
Nombre de Syriennes ont dû compter sur elles-mêmes pendant la guerre. Sont-elles devenues plus autonomes pour autant ?
« Les femmes syriennes ont joué un rôle clé dans les premières années de la révolution en participant en grand nombre aux manifestations contre le régime d’Assad. Les deux plus grandes organisations révolutionnaires qui ont vu le jour en 2011 ont toutes deux été fondées par des femmes : les comités de coordination locaux (LCC) de Razan Zeitouneh et la Commission générale de la révolution syrienne de Souheïr Atassi. Dans tout le pays, des centres de femmes ont été créés pour les aider à jouer un rôle plus actif dans la vie politique, sociale et économique et à remettre en question les mœurs patriarcales profondément enracinées. Des organisations et des réseaux féministes ont été créés, tels que le Réseau des femmes journalistes syriennes.
« Les Syriennes ne renonceront pas facilement aux libertés durement acquises et s’organisent déjà pour exiger d’être représentées dans les institutions de gouvernance »
Alors que l’État s’effondrait et que les hommes étaient souvent absents – en prison ou dans la lutte armée – les Syriennes ont joué un rôle de premier plan dans le soutien à leurs communautés et dans la construction d’alternatives au totalitarisme de l’État. Elles ont travaillé en première ligne comme médecins, infirmières et enseignantes. Elles ne renonceront pas facilement à ces libertés durement acquises et s’organisent déjà pour exiger d’être représentées dans les institutions de gouvernance et dans la conférence de dialogue national.
Lorsqu’un responsable d’HTS a déclaré que les femmes ne pouvaient pas occuper tous les postes occupés par les hommes – il a notamment mentionné le secteur de la défense [et la magistrature, NDLR] – les femmes de tout le pays et leurs alliés masculins sont sortis pour manifester leur mécontentement le 19 décembre.
Les Syriennes peuvent aussi s’inspirer des régions kurdes du nord du pays, où les femmes ont joué un rôle clé à tous les niveaux de la gouvernance. [Le Conseil des femmes syriennes qui réunit des femmes kurdes et arabes a officialisé l’ouverture d’une antenne à Damas, NDLR.] Soutenir les initiatives menées par les femmes est un bon point de départ pour la solidarité internationale. »
Quels sont les principaux dangers qui pèsent sur le processus d’unité syrien ?
« L’invasion par Israël du territoire syrien au sud* et les attaques turques au nord menacent de déstabiliser le pays. Les États occidentaux n’ont rien dit au sujet de l’empiétement israélien jusqu’à présent. Il existe également un risque de conflictualité entre différents groupes armés et seigneurs de guerre si HTS ne parvient pas à rassembler tous les groupes armés sous un même parapluie, ce qu’il tente actuellement de faire. Il y a enfin le risque d’autoritarisme si les structures oppressives du régime Assad ne sont pas démantelées et poursuivent leur exercice sous un autre nom.
En outre, je m’attends à des débats très animés entre les différents groupes politiques quand ils commenceront à présenter leurs propositions pour le futur gouvernement de la Syrie. Des différences apparaîtront entre les laïcs et les islamistes, entre les démocrates islamistes modérés et les groupes salafistes plus durs, entre les libéraux, les gauchistes et les conservateurs. Tout cela sera le signe d’une démocratie saine et fonctionnelle, même s’il faudra du temps pour construire une véritable culture démocratique.
Il faut enfin pouvoir répondre aux revendications des communautés kurdes du nord et des communautés druzes* du sud, qui souhaitent conserver une certaine autonomie dans la nouvelle Syrie. Malgré tous ces défis, je suis convaincue que les Syriens continueront à lutter pour réaliser leur rêve d’une société libre et socialement juste. »
Glossaire
• Alaouisme : religion rattachée à l’islam chiite issue du nord-ouest de la Syrie. Elle concerne 10 % de la population du pays, dont Bachar el-Assad.
• ANS : Armée nationale syrienne ; rassemblement de groupes rebelles fondé en 2017 pendant la guerre civile syrienne. Sous tutelle de la Turquie.
• Druzes : groupe ethnoreligieux principalement établi dans le sud du Liban, dans la partie centrale du mont Liban, dans le sud de la Syrie et dans le nord d’Israël, en Galilée et sur le plateau du Golan*.
• HTS (ou HTC) : Hay’at Tahrir al-Sham (aussi orthographié « al-Cham ») ; groupe rebelle islamiste syrien, rival de l’ANS* et faction dominante gouvernant Idleb, avant de prendre le pouvoir à Damas.
• Plateau du Golan : zone stratégique importante dans le conflit israélo-arabe. Au sud de la Syrie, il domine la Galilée (Israël) et la plaine de Damas (Syrie) et contrôle la plupart des sources qui alimentent le lac de Tibériade et le Jourdain.
2 Voir « The Birth of a New Syria », aljumhuriya.net (19/12/2024).
3 Avocate des droits humains, Razan Zeitouneh et trois activistes ont disparu le 9 décembre 2013 à Douma, vraisemblablement enlevés par le groupe islamiste Jaych al-Islam. Voir « Les disparus de Douma », CQFD n° 187 (mai 2020).
4 L’anarchiste Omar Aziz est mort de complications cardiaques le 16 février 2013, à 63 ans, après avoir été emprisonné par le régime. Il avait contribué à la création du premier comité local révolutionnaire dans la banlieue de Damas, qui servira de modèle de résistance, d’entraide et de coopération.
Cet article a été publié dans
CQFD n°238 (février 2025)
Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.
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Paru dans CQFD n°238 (février 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Omar Ibrahim, Adrien Labbe
Mis en ligne le 14.02.2025
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