Le « moindre mal » pour le pire

Les leurrés de l’assadisme

Discret ou claironnant, le soutien en France au régime Bachar a pu fédérer des mercenaires de plume de toute obédience, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Et invisibiliser la parole des Syriennes et des Syriens.
Par Omar Ibrahim
« Plutôt Bachar que Daech »

« La plupart des Syriens sunnites préfèrent donc, à la vieille dictature national-socialiste laïque, le retour au califat », écrivait, dépité, Damien Rieu dans un tweet du 10 décembre 2024, deux jours après la fuite de Bachar al-Assad. Le militant identitaire s’était rendu en Syrie à plusieurs reprises avec SOS chrétiens d’Orient, officine française ultra-droitière qui participait aux tentatives de normalisation du régime de Bachar.

Parmi les ambassadrices de l’association, on trouve la chroniqueuse-vedette de CNews Charlotte d’Ornellas qui, en 2017, avait accompagné la délégation de trois parlementaires français (Thierry Mariani, Nicolas Dhuicq, à l’époque députés LR et Jean Lassalle, ex-Modem) en Syrie à l’occasion du Noël arménien. Elle avait pu s’entretenir avec le chef de l’État et relayé son message à la France : « Ne pas croire ses médias mainstream “décrédibilisés” et chercher la vérité sur ce conflit dans “les médias alternatifs”. » Elle‑même convaincue par ce récit « alternatif », d’Ornellas qualifiait Alep, reprise fin 2016 par les loyalistes grâce à d’intenses bombardements aériens russes, de « ville libérée ». En 2019, elle participait encore à un « voyage culturel en Syrie  », coorganisé par le voyagiste Odeia et Valeurs actuelles1.

La cause des chrétiens d’Orient persécutés par les groupes takfiri* répondait à un premier leurre de la dictature assadiste : la protection des minorités non sunnites par le pouvoir. Habile trafiquant de peur, le régime syrien s’est servi de l’intolérance et du sectarisme djihadiste comme repoussoir, laissant croire que tous les groupes rebelles se livraient à des exactions, alors que lui-même réduisait au silence toute voix discordante. « Plutôt Bachar que Daech » a ainsi servi d’élément de langage et de leitmotiv simpliste repris par Marine Le Pen et une partie de la droite.

Les accointances des régimes nationalistes arabes avec l’extrême droite européenne ne datent pas d’hier. Après la Seconde Guerre mondiale, en Égypte, en Syrie et en Irak, les nouveaux pouvoirs inspirés du baasisme*, n’ont pas hésité à recycler d’anciens nazis2 au sein de leurs appareils coercitifs et autres agences de torture.

Renouvelant ce continuum, Frédéric Chatillon, ex-leader étudiant du GUD reconverti en prestataire de com’, notamment pour le Rassemblement national, s’était rapproché du régime syrien pour offrir ses services. En 2006, il entraînait la fine fleur de la dissidence conspi et antisémite – Dieudonné, Alain Soral et Thierry Meyssan du Réseau Voltaire – dans un voyage de complaisance au Liban et en Syrie. Entre 2011 et 2012, Chatillon animait un éphémère site mercenaire de « réinformation » pro-Bachar, infosyrie.fr, dont la page vivote toujours sur Facebook.

Une « guerre impérialiste par proxies interposés »

Tandis qu’à l’extrême droite, c’est la fascination pour le nationalisme autoritaire des modèles baasistes, pour leur état martial permanent et le culte du chef qui prime3 ; à gauche, ce sont les prétendues vertus anti-impérialistes de ces régimes qui font illusion.

La posture anti-impérialiste est le second leurre du pouvoir. La gauche campiste* a gobé cette posture démagogique, aveuglée par une grille de lecture purement « géopoliticienne »4. Ainsi la question syrienne se voit réduite à l’élément surdéterminant du « conflit impérialiste par proxies interposés » parfois résumé comme une guerre de « gazoducs et de pipelines  » (Mélenchon).

« Cet anti-impérialisme a fermé les yeux sur le fait qu’Assad envoyait dans ses goulags des milliers de manifestants laïques, pacifiques et prodémocratie »

Difficile de nier que pendant dix ans la Syrie est devenue l’échiquier complexe d’une partie opportuniste mondialisée entre puissances, sous laquelle seront étouffées les aspirations de la population. C’est ainsi que l’emporte une logique binaire toute honte bue, à considérer que le maintien de Bachar au pouvoir avec l’aide des Russes et des Iraniens est « un moindre mal ». Chez certains, la presbytie pousse au négationnisme avec la mise en doute systématique de tout témoignage sur les atrocités du régime – suspect de désinformation à des fins d’ingérence impérialiste – que ce soit l’attaque au gaz sarin en août 2013 ou le dossier César documentant l’abattage dans les prisons assadiennes.

« Cet anti-impérialisme-là a préféré adopter le discours de la guerre au terrorisme autrefois promu par les néoconservateurs et repris maintenant par le régime qui qualifie de djihadiste et terroriste toute opposition à Assad, écrit en 2018 Leila al-Shami. [Cet anti-impérialisme] a fermé les yeux sur le fait qu’Assad envoyait dans ses goulags des milliers de manifestants laïques, pacifiques et prodémocratie afin de les torturer à mort tandis qu’il sortait les militants islamistes de prison. »5

S’appuyant sur la légitimité du mouvement antiguerre après l’intervention américaine en Irak de 2003 et le chaos guerrier qui a suivi, la gauche campiste, par son indignation sélective, a contribué à effacer la volonté autonome des révolutionnaires syriens. Elle a refusé de voir les printemps arabes autrement que sous le prisme du « Regime change » occidental, voire du complot américano-sioniste. Selon ce narratif, les rebelles islamistes sont financés et armés par l’Occident (associé au Qatar, à l’Arabie saoudite et à la Turquie) et soutenus par Israël en vue de remodeler le Moyen-Orient selon les schémas du « Nouvel Ordre mondial ».

C’est ainsi que le militant antiraciste Saïd Bouamama se range derrière la raison d’État d’une dictature sanguinaire sans trop de scrupules, en écrivant sur le site Investig’action en 2018 : « Nous pensons ce que nous voulons de Bachar al-Assad, mais il a rendu un grand service à l’humanité en arrêtant cette déstabilisation et cette tentative de balkanisation de la Syrie. »6

La preuve par Yarmouk

Depuis le 8 décembre, sur les réseaux sociaux, Youssef Boussoumah, autre figure du courant décolonial français et contributeur au média Paroles d’Honneur, ne décolère pas contre les libérateurs de Damas qui « trahissent » l’axe de résistance Iran-Syrie-Hezbollah-Palestine, en cherchant à reconstruire le pays plutôt que de le précipiter dans une guerre contre Israël, cause unique et mère de toutes les batailles à ses yeux.

Benyamin Netanyahou et Bachar al-Assad ont plus de points communs qu’il n’y paraît...

L’antisionisme a bien été le troisième leurre du régime. Car chez les Assad père et fils, en dépit de discours belliqueux, on a toujours préféré une position de non-engagement face à Israël, au grand dam de leurs alliés iraniens et du Hezbollah. Aussi, le statut d’« hôtes éternels » des réfugiés palestiniens en Syrie n’a jamais été enviable. Interdits d’accès à une citoyenneté pleine et entière, les Palestiniens de Syrie étaient sous l’étroite surveillance des mukhabarat (services de renseignement) et de leurs auxiliaires palestiniens du FPLP-CG*, si bien qu’en dehors « du cadre de la propagande d’État, ni les citoyens syriens ni les Palestiniens n’ont été autorisés à s’engager socialement ou culturellement en faveur de la libération palestinienne. »7 Le calvaire des Palestiniens de Syrie culmine avec le siège sans fin du camp de Yarmouk, en banlieue sud de Damas. Afin de leur faire payer leur soutien aux rebelles, le régime décide d’affamer les habitants en décembre 2013. Les morts de faim se comptent par centaines. En outre, des documents récents révèlent que le régime syrien avait fait exécuter 94 cadres du Hamas en Syrie à la même époque. Décidément, Netanyahou et Assad ont plus de points communs qu’il n’y paraît.

La solidarité avec les Syriennes et Syriens en révolte contre le pouvoir assadiste aurait dû être le test pour réinventer l’internationalisme au sein de la gauche radicale. Incapable d’inventer d’autres horizons de révolte que ses vieux schémas étatiques, elle a échoué.

Anatole Istria

Glossaire

Baasisme : idéologie panarabe, laïque, nationaliste et socialisante, née après la chute de l’Empire ottoman en Syrie, en Irak et Égypte. Le baasisme a eu à tendance à faire émerger des régimes militaro-nationalistes.

Campisme : tendance à voir la structuration des relations internationales selon deux blocs formés des deux camps impérialistes.

FPLP-CG : Front populaire de libération de la Palestine-Commandement général ; branche dissidente et non marxiste du Front populaire de libération de la Palestine, organisation marxiste-léniniste.

Takfirisme : djihadisme excommunicateur et violent, excluant toute autre religion et toute autre forme d’islam que le sien.


1 Voir « Fachotour en Syrie » CQFD n° 182 (décembre 2019).

2 Sur le recyclage en Syrie d’Alois Brunner, ancien acteur de premier plan de la Solution finale, lire « Le Nazi de Damas » de Hedi Aouidj et Mathieu Palain, Revue XXI (11/01/2017).

3 Sans oublier l’antisémitisme d’État du régime assadiste.

4 Voir « De la Syrie à l’Ukraine : l’ombre du campisme », CQFD n° 208 (avril 2022).

5 Voir « L’anti-impérialisme des imbéciles », Leila al-Shami, traduit en français sur solitudesintangibles.fr

6 « Tant qu’existera l’oppression, la résistance sera au rendez-vous », Investig’action, (04/10/2018).

7 Lire Burning country, Au cœur de la révolution syrienne, de Leila al-Shami et Robin Yassin-Kassab (L’échappée, 2019).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°238 (février 2025)

Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.

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