Gastronomie des barricades
Le ventre creux de la Commune
Imaginez le tableau : Paris, septembre 1870, l’armée de Napoléon le troisième s’est pris une déculottée à Sedan, et les Prussiens serrent la capitale et bloquent son ravitaillement. Subissant de plein fouet une pénurie galopante dès le mois d’octobre, les Parisiens commencent « à manger des regardelles » (autrement dit regarder son assiette vide), comme on dit à Marseille. Les Prussiens vident même les aqueducs Médicis et de la Dhuis, réservoirs d’eau potable qui abreuvent Paris. Résultat : on se rabat sur l’eau vaseuse de la Seine, la flotte des gouttières ou celle des puits, filtrée au charbon de bois pour pas clamser d’une courante carabinée. En revanche, les halles au vin de Bercy sont pleines et un témoin balance dans ses mémoires : « Si la nourriture solide manque dans Paris, le liquide ne manque pas, et on y débouche, chaque jour, d’innombrables bouteilles.1 »
D’où la réputation d’ivrognes2 rapidement acquise des gardes nationaux, armée d’irréguliers dédiée à la défense de la ville, qui cherchent à conjurer l’ennui et le froid sur les remparts en entrechoquant des canons à boire. Un stigmate qui indigne Victorine Brocher, journaliste et cantinière à la caserne rue de Rivoli, qui met en place des repas pour les plus pauvres. Elle prend la défense du brave garde national, dépeint ici sous les traits de Jacques Bonhomme : « Pendant que vous, Messieurs, vous devisiez chez Brébant [restaurant pour rupins] et autres, lui, Jacques Bonhomme, allait aux remparts, souvent l’estomac creux. […] Si par malheur il avait bu un verre de vin, frelaté, qu’ayant froid et faim, il fût un peu plus gai que de coutume, on le traitait d’ivrogne, etc. Souvent il avait soupé d’un simple morceau de pain et de fromage, il passait ainsi la nuit, tout heureux du sacrifice qu’il s’imposait, espérant aider au salut de la France, sa seule ambition3. »
Avec sa solde de trente sous par jour, soit 1,50 franc, notre garde national peut juste s’acheter une laitue ou, grand luxe, une cervelle de chien
Et puis, le vin est considéré comme un aliment de première, il ne titre pas très haut (8°-10°) et on le coupe pour en assouplir le râpeux : « Inutile de faire l’éloge du vin : c’est le cordial par excellence ; mélangé avec du sucre blanc ou de la cassonade, il rendra d’immenses services. Un homme peut vivre un mois sans éprouver une déperdition sensible de force, en se soumettant au régime du pain et du vin. »4 Au final, le gouvernement de la Défense nationale favorisa lui-même l’approvisionnement en pinard pour lutter contre la famine et le mécontentement populaire quand le pain noir vint à faire défaut.
Le froid mord, le bois manque, et la mort fauche plus vite qu’un Prussien à la gâchette. Les Parigots ont les crocs, enfin surtout le populo. En quatre mois, l’œuf passe de cinq sous à 2,50 francs, les patates de 2,50 à 30 balles le boisseau, et le beurre ? 80 francs le kilo au lieu de 16 ! Avec sa solde de trente sous par jour, soit 1,50 franc, notre garde national peut juste s’acheter une laitue ou, grand luxe, une cervelle de chien. Pendant ce temps, les richards expérimentent des mets exotiques raffinés au Café Voisin ou chez Brébant le susnommé, restaurateur des Grands Boulevards qui recevra après coup une médaille de la part d’épicuriens fortunés qui se sont rassasiés à sa table.
On va chasser dans les zoos le gibier le plus improbable : dromadaires, antilopes, hippopotames qui se vendent à des prix délirants
Alors que mange-t-on quand tout vient à manquer ? Une fois avalés les 220 000 moutons, 40 000 bœufs et 12 000 porcs stockés dans le bois de Boulogne, le Luxembourg et autres parcs, on égorge 70 000 chevaux pour en faire des boudins, des andouilles, des saucissons, dans une orgie hippophage. Les pigeons des Tuileries ? Boulottés. Les moineaux des squares ? Becquetés. Toutes les bestioles à poil, à plumes et à écailles de Paris y passent dans « une hécatombe presque générale des animaux de la création »5. On va chasser dans les zoos le gibier le plus improbable : dromadaires, antilopes, hippopotames qui se vendent à des prix délirants. Dans ses Tableaux de siège, Théophile Gautier rapporte qu’« on ne parlait dans la ville, poussée par la famine aux caprices et aux dépravations de goût, que de mets bizarres : côtelettes de tigre, jambon d’ours, bosses de bison, pieds d’éléphant à la poulette, filets de lama, entrecôtes de chameau, râbles de kangourou, civets de singe, serpents boas à la tartare, marinades de crocodile, fricassées de phénicoptère, grues de Numidie à la chasseur, foies d’autruche truffés, chauds-froids de toucan et de kamichi, et autres cuisines zoologiques qui ne laissaient pas que de nous alarmer pour la population du Jardin des Plantes ». Le 31 décembre, l’écrivain Edmond de Goncourt – encore un ennemi des partageux ! – se rend chez le boucher anglais du boulevard Haussmann : « Il y a au mur, accrochée à une place d’honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l’éléphant du Jardin d’acclimatation ». Et le même soir, il dîne de ce « fameux boudin d’éléphant ». Mais cette barbaque extraordinaire finit par se tarir. Victor Hugo se désespère dans ses carnets : « Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien ? C’est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d’estomac. Nous mangeons de l’inconnu. » Quant aux ménagères, elles peuvent se procurer des manuels de cuisine de circonstances : La Cuisine pendant le siège : recettes pour accommoder les viandes de cheval et d’âne, par le chef de cuisine Destaminil ; ou plus savoureux, La Cuisinière assiégée, ou L’art de vivre en temps de siège ; par une femme de ménage. Dans ce dernier, on y apprend à cuisiner le clébard (« goût de mouton »), le matou (« comme du lièvre »), ou le rat, mais attention sans excès, et à cuire longtemps, rapport aux germes de trichinose. Ces courts traités invitent à leur façon à l’autonomie alimentaire : « Puissent ces lignes servir de pilori aux rapaces industriels, aux infâmes spéculateurs, pour qui le siège a été un moyen de trafic et de fortune !... »6
Quelques milliers d’ouvrières et d’ouvriers peuvent aussi bénéficier des bonnes gamelles roboratives à prix modeste de « La Marmite », soit quatre cantines coopératives
Avec la capitulation du 28 janvier 1871, l’étau prussien se dessert et l’approvisionnement des Parisiens reprend. Puis vient la Commune, à nouveau un siège, avec les Prussiens à l’est, les Versaillais à l’ouest. Les communards s’échinent à contrôler les prix des denrées alimentaires, voire à réquisitionner si besoin. Dans cette situation de siège, les instances communalistes s’intéressent à la ration alimentaire nécessaire d’un point de vue stratégique : « Aux proportions indiquées de viande fraîche ou salée (120 grammes), de pain et de riz (750 à 800 grammes), de légumes secs (50 grammes), ajoutez surtout une petite quantité, 30 à 50 grammes de lard ou de chocolat et de fromage, sans oublier les moyens complémentaires comme le sucre, le sel, la gélatine ; prenez pour boissons le vin et le café, qui existent en grand approvisionnement, et vous éviterez pendant deux, trois et quatre mois les inconvénients du siège ; avec le régime prescrit, nous sommes bien sûrs de pouvoir conserver nos forces physiques et notre énergie morale qui leur est si intimement liée. »7
Quelques milliers d’ouvrières et d’ouvriers peuvent aussi bénéficier des bonnes gamelles roboratives à prix modeste de « La Marmite », soit quatre cantines coopératives impulsées en 1868 par les ouvriers relieurs Eugène Varlin et Nathalie Lemel. On y sert un menu varié à base de potage, de ragoût, de roquefort, arrosés d’un coup de picrate. Varlin, militant chevronné de l’Association internationale des travailleurs, voulait en faire des lieux d’émancipation par la bouffe et la solidarité : « L’association libre, en multipliant nos forces, nous permet de nous affranchir de tous ces intermédiaires parasites dont nous voyons chaque jour les fortunes s’élever aux dépens de notre bourse et souvent de notre santé. Associons-nous donc, non seulement pour défendre notre salaire, mais encore, mais surtout pour la défense de notre nourriture quotidienne. »8. Avant que la guerre ne vienne y couper court, La Marmite atteignait 8 000 souscripteurs et visait l’ouverture de onze nouvelles cantines. Les Versaillais auront la peau de Varlin et de ses cantoches. Exécuté pendant la Semaine sanglante, il laisse un mythe, une marmite rougeoyante dans le cœur des prolos.
1 Louis Gallet, Guerre et Commune : impressions d’un hospitalier, 1870-1871, Paris, 1897.
2 Sur la légende noire d’une Commune grise, voir mon bouquin, L’Ivresse des communards, Lux, 2022.
3 Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante, Lausanne (1909), réédition Libertalia, 2017.
4 Destaminil, La Cuisine pendant le siège, 1871.
5 La Cuisinière assiégée, 1871, p. 7.
6 Ibid, p.8.
7 « Du régime alimentaire », Journal officiel de la Commune de Paris, du 20 mars au 24 mai 1871, 14 avril 1871.
8 Michèle Audin, Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871 – Écrits rassemblés, Libertalia, 2019.
Cet article a été publié dans
CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...
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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 20.07.2025
Dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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