Un peu de rab’ d’oppression ?
Tais-toi et mange
« Le repas est un fait social total », écrivait Marcel Mauss. Ce rituel raconte nos règles de civilité, notre hiérarchie sociale et notre manière d’être ensemble. Les « bonnes manières » ne tombent pas du ciel, elles se transmettent dans le milieu social dans lequel nous évoluons. « Les autres mangeaient, mais moi je travaillais. J’apprenais un nouveau corps » raconte Édouard Louis, dans Changer : Méthode (Seuil, 2021) à propos de repas chez sa meilleure amie, appartenant à la petite bourgeoisie de province. Transfuge de classe, il doit renier les gestes de son enfance. Le dîner devient le théâtre d’une culture légitime qu’il n’ose contester. « Le goût, en matière de nourriture comme ailleurs, fonctionne comme un marqueur social : il classe celui qui mange autant que ce qui est mangé » disait Pierre Bourdieu dans La Distinction. Nombreuses sont celles et ceux pour qui un simple repas prend des allures de terrain miné...
Dans les pubs à la télé, l’image véhiculée – un papa, une maman, deux enfants et un poulet rôti – laisse peu de place aux autres récits. Théo, 34 ans, a grandi seul avec sa mère. « On mangeait souvent sur le canap’, devant la télé. » Au lycée, invité chez sa copine, il a l’impression de débarquer sur une autre planète : plats « aux graines », rituels qu’il ne comprend pas, complicité à laquelle il reste extérieur. « Je me sentais comme un explorateur dans un monde inconnu. » Comme l’écrit le sociologue Claude Fischler, « les conduites individuelles sont encadrées par un code implicite ou explicite d’usages ». Ce code dicte tout : qui se sert en premier, où l’on s’assoit, qui parle et qui écoute. Manger ensemble, c’est rester à sa place... Ou se rendre compte qu’on n’y est pas. Joseph, 31 ans, architecte, se rappelle un dîner dans une « famille très tradi : Je ne connaissais pas l’ordre des couverts, j’ai passé le repas à copier les autres en espérant que ça ne se voie pas. » Mathilde, journaliste de 32 ans, se souvient du « hoquet de surprise » de sa grand-mère « bourgeoise » lorsqu’elle lui a présenté son petit ami lors d’un dîner et que celui-ci s’est mis renifler le contenu de son assiette. À table, certains gestes trahissent une inadaptation aux codes.
Le malaise peut aussi venir du porte-monnaie. Laura, 25 ans, fraîchement diplômée et au chômage, raconte les repas au resto où « certains amis commandent sans regarder les prix », tandis qu’elle calcule en silence. Max, stagiaire à 22 ans dans un studio de graphisme parisien, n’avait que 536 euros par mois pour vivre : « Je mangeais des plats surgelés à 2 euros sous les jugements de mes collègues, pendant qu’eux allaient au resto. » Justine, illustratrice, 33 ans, vit une pression similaire : « Dans mon atelier partagé, on me juge parce que j’achète mon déjeuner au Franprix au lieu de me préparer des petits plats. Je trouve ça élitiste : on n’a pas tous le temps et le réflexe ! »
À table, les injonctions sexistes vont également bon train. Laura, qui souffre de troubles du comportement alimentaire, confie : « J’ai peur qu’on me juge de trop manger. » Elle pointe une pression particulièrement forte sur les femmes : manger sain, sans trop se resservir. Mathilde l’observe aussi : « À table, on sert toujours les plus grosses parts aux hommes, alors que toi aussi t’as une faim de fou ! Mais c’est réflexe : les hommes “ça a besoin de beaucoup manger”. » Julia, 26 ans, étudiante en pharmacie, ajoute : « Pendant la saison des barbecues, les hommes qui ne savent pas cuire un œuf le reste du temps se sentent soudain une âme de chef. » Les clichés sexistes s’impriment jusque dans les verres. Claire, 38 ans, remarque : « Ça m’est déjà arrivé de me resservir du vin et de sentir que c’était mal vu. Alors que je buvais au même rythme que les hommes qui m’entouraient ! » Tandis que Romain, 32 ans, se rappelle : « Petit, l’une de mes grand-mères refusait que je boive du thé : ce n’était pas pour les garçons. »
Le racisme s’invite, lui aussi, à table. Thanh-Bao, 33 ans, infirmier d’origine vietnamienne, doit régulièrement faire face à des préjugés : « Quand on me sert des plats asiatiques, on me dit souvent : “bah tu connais ça toi”. Mais je ne connais pas toute la culture culinaire asiatique ! » Luna, animatrice de 26 ans, se souvient d’un incident choquant. Lors d’un repas dans une école privée, une mère accompagnatrice révèle à un enfant musulman qu’il mange du porc. Le garçon de six ans fond en larmes. Alors qu’on lui propose du poisson à la place, les enseignantes renvoient le plat. « Il ne restait plus que du riz blanc dans l’assiette... », raconte Luna. Pour Sofiane qui a grandi en Algérie, les repas à rallonge où l’on parle durant des heures constituent une tradition bien française. « Nous, on mange. On parle après ! » Une autre copine rétorque que l’art de la discussion, à table, c’est plutôt « un truc de bourges ». Difficile de savoir, parfois, si le décalage provient de dominations culturelles, de genres ou de classes, mais quand on n’est pas à sa place, ça fait souvent mal au cul. « La table, c’est souvent un endroit duquel tu ne peux pas t’échapper », résume Camille, 29 ans, conducteur de train. Alors on se tait, on observe, on apprend les codes en silence. À table, mieux vaut parfois se faire discret·e… quitte à avaler bien plus que ce qu’il y a dans l’assiette.
Cet article a été publié dans
CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...
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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Djaber
Mis en ligne le 26.07.2025
Dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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