Impression du Kurdistan

Sous le paradigme kurde (épisode 2)

Ce qui se joue aujourd’hui au Rojava syrien et au Kurdistan nord (« Bakur », côté turc) ressemble moins à une lutte nationale qu’à une révolution sur des bases d’auto-organisation qui dépasse largement la simple carte identitaire kurde. Accompagnant une petite délégation, et grâce à un excellent traducteur, CQFD s’est rendu dans le sud-est du territoire turc à la rencontre d’une société kurde intensément politisée… et à la recherche de sentiments communs.
Reportage réalisé avec l’aide de Richard Schwartz et les traductions d’Aydin Mirobotan.
Reportage feuilleton. Voici le deuxième épisode.
Photo de Yann Renoult.

« On t’impose la religion avant que ton cerveau soit formé »

23 mars. Nous sommes invités à déguster des çig köfte (boulettes de viande d’agneau crue au boulghour) chez Sakine, la tante d’une amie d’origine alévie1, en compagnie de ses cousines et de leurs amis étudiants. L’ambiance est détendue, mixte, tout le monde fume des cigarettes et on boit quelques bières. Türkan, une jeune étudiante à l’air affranchi avec ses cheveux courts, demande de but en blanc aux invités européens  : « Vous êtes de quelle religion ? » Nous expliquons avec quelque embarras notre intérêt très relatif vis-à-vis de l’appartenance confessionnelle. Tous rigolent  : «  On vous fait marcher, on s’en fout de la religion  ! » Türkan, qui se destine aux professions médicales, explique  : « J’ai lu le Coran, et ça me révolte qu’on puisse y traiter aussi mal la femme. » Cette réflexion a pour effet de vexer sa copine Fatma, qui se renfrogne et lance, au bord des larmes  : « Vous vous en moquez, mais moi je suis croyante, et là, je me sens exclue par ce que vous dîtes  ! » Türkan répond sèchement  : « Tu te sens exclue ? Alors tu peux imaginer un instant ce que je vis à 80 % du temps dans cette société islamisée  ! »

La politique d’Erdogan et de l’AKP, le parti au pouvoir a composé un mix particulièrement agressif de modernisation ultra-libérale, de conservatisme religieux et de nationalisme autoritaire. Il mène une politique de privatisation et d’islamisation du système éducatif, qui profite aux écoles confessionnelles, à grand renfort de subventions, tout en détricotant les budgets de l’enseignement public, et place arbitrairement des hommes proches du régime à la tête des universités. Le coût des inscriptions risque d’augmenter et d’écarter en premier lieu les jeunes filles issues des milieux populaires. Lors d’un sommet « sur la justice et les femmes », le 24 novembre dernier à Istanbul, Erdogan a assigné la place des femmes dans la société turque  : « Notre religion a défini une place pour les femmes  : la maternité. » Pour bien des Kurdes, l’assimilation par la religion fait partie des plans d’un État turc qui salarie plus d’imams que la république islamique d’Iran, contre la culture kurde  : « Dès l’âge de trois ans, on nous impose des cours de religion obligatoires, même si tu n’es pas musulman et avant que ton cerveau soit vraiment formé, explique Berhan, étudiant en droit. Heureusement, grâce aux études, on arrive quand même à s’extraire de cet endoctrinement. Il faudrait pouvoir distinguer la foi de la religion. »

Quelques jours plus tard, plus au sud, dans un dolmus (minibus populaire), nous assistons à une scène révélatrice des tensions qui peuvent parcourir la société kurde autour de l’islamisme. Après le départ d’un couple dont la femme porte le niqab, le voile noir intégral des salafistes, leur voisine de voyage, une vieille paysanne coiffée du voile blanc traditionnel kurde bordé de dentelles, explose  : « C’est quoi ces gens ? Ils soutiennent les assassins d’enfants  ! Nous sommes tous musulmans, mais nous sommes kurdes aussi  ! Eux, ce sont des égorgeurs ! Qu’ils soient maudits et que soit maudit Erdogan  ! » Un paysan se retourne vers elle avec un grand sourire et lui tape dans la main à la « give me five », ce qui provoque l’hilarité et l’acquiescement des autres passagers.

Pour autant, la position du mouvement kurde est loin d’être par principe antireligieuse ou antimusulmane. Sa base populaire est majoritairement sunnite, puis alévie (30 à 40 % des Kurdes), ainsi qu’une petite minorité chrétienne. Il a même favorisé l’émergence d’un islam kurde sécularisé, avec notamment l’Association des imams anatoliens, forte de 5 000 membres, dont le président, Übeydullah Özmen – pas vraiment « halal » au goût des intégristes –, est candidat pour le HDP. Nous croiserons sur notre route un jeune imam impliqué dans le mouvement. Apprenant avec surprise que nous sommes venus spécialement d’Europe pour la fête du Newroz, il s’exclame  : « Alors, vous êtes plus braves que bien des Kurdes  ! »

Les co-maires de Batman

24 mars. À peine nous mettions le pied à Batman, ville pétrolière à l’est de Diyarbakir, que des militants du HDP nous proposaient illico presto de rendre visite au binôme homme-femme qui gère la mairie. Rien de plus simple ici, n’importe quel citoyen peut se rendre à la mairie pour une entrevue sans rendez-vous. La parité municipale, non reconnue par l’État, vise à mettre en place un système nouveau où l’homme et la femme administrent la cité d’égal à égale. Batman est une ville moderne qui s’est développée grâce à l’industrie du pétrole dans les années 1950. Elle a été longtemps une ville proche du pouvoir, avec une forte influence islamiste, malgré l’épisode de 1979, où Edip Solmaz, élu maire sur une liste indépendante, sera assassiné par les services secrets de l’armée, un mois à peine après son élection. Au milieu des années 1990, au plus fort de la sale guerre, l’armée et ses escadrons de la mort provoquèrent l’exode de trois millions de Kurdes vers les villes. Batman a vu alors sa population brutalement augmenter de 25 % ; aujourd’hui, elle atteint près de 400 000 habitants – à titre de comparaison, la capitale de la province, Diyarbakir, est passée de 381 000 habitants, en 1990, à 1,5 million en 1997.

Sabri Özdemir et Gülistan Akel. Par Mathieu Léonard.

Depuis quinze ans, le parti pro-kurde BDP (Parti pour la paix et la démocratie – les six formations pro-kurdes légales antérieures ont été tour à tour dissoutes par la Cour constitutionnelle) a pu conserver la gestion de la ville de Batman. Aux élections de mars 2009, il avait obtenu 99 mairies au Kurdistan, mais peu après l’État turc procédait à l’arrestation arbitraire de près de 8 000 personnes sur tout le territoire, dont de nombreux élus kurdes et militants associatifs, pour tenter de contrecarrer la mise en place d’une auto-administration kurde. Aux élections municipales de mars 2014, le parti, en se ralliant sous la bannière HDP (Parti de la Démocratie des Peuples) avec une partie de la gauche turque, a confirmé sa position dominante et remporté plus de cent mairies, dont plusieurs villes-préfectures (Mardin, Diyarbakir, Sirnak, Siirt, Batman, Dersim – nom officiel, Tunceli – et Igdir). C’est aussi la seule force politique qui a proposé 40 % de candidatures féminines – en comparaison, au sein de l’AKP, les femmes ne sont représentées qu’à hauteur de 1,23 %.

Les deux maires, Sabri Özdemir, le maire officiel, et la vice-présidente Gülistan Akel, nous accueillent tout sourires dans un bureau clinquant. Ils revendiquent une « gestion populaire », et ce en dépit des obstacles que leur oppose l’État turc. Outre la rupture affichée avec le clientélisme de leurs prédécesseurs, nous essayons de comprendre ce qui les différencie de gestionnaires municipaux classiques. Partant des mesures prises en direction des femmes, Gülistan Akel nous explique  : « Dès 1999, nous nous sommes concertés avec les organisations autonomes de femmes pour lutter contre leur exclusion de la société. Nous avons depuis ouvert un centre d’accueil pour les femmes victimes de violence, un atelier de formation professionnelles, des services de santé spécifiques. Nous souhaitons ouvrir un foyer d’hébergement pour les femmes, mais l’État cherche à nous en empêcher. Nous proposons aussi des stages de sensibilisation aux droits des femmes dans les quartiers. Batman possède aussi l’unique centre sportif féminin de Turquie  ! Nous avons également instauré une journée gratuite pour les femmes dans les transports en commun, le mardi, afin de les aider à sortir de leur réclusion. Au sein du personnel de la mairie, nous n’acceptons pas les polygames et, si un employé est reconnu coupable de violences sur son épouse, nous reversons directement une partie de son salaire à celle-ci. »

Comment s’articulent les principes de l’autonomie démocratique ? « Nous essayons d’appliquer le confédéralisme démocratique, indique d’emblée Sabri Özdemir. Le processus d’assemblées de quartier débute seulement. Nous travaillons avec ces assemblées afin de répondre à leurs demandes et les sujets qu’elles abordent sont répercutés au sein du conseil municipal. L’administration locale, pour nous, c’est faire en sorte que la population puisse à terme parvenir à l’autogouvernement. Nous insistons sur trois principes de démocratie  : 1) La volonté du peuple doit prévaloir. 2) Notre ville doit se rapprocher de la nature. 3) Nous devons œuvrer pour l’émancipation de la femme. » Le temps manque pour aborder les moyens concrets de mise en place d’une politique anticapitaliste et écologique dans une ville dont le principal revenu est le pétrole, mais on sent qu’au-delà des déclarations de principe, le chantier en est encore à ses prémices.

Comme plusieurs provinces du Kurdistan, la région de Batman est concernée par des projets de grands barrages hydroélectriques, projets dans les tiroirs du gouvernement turc depuis une cinquantaine d’années, que l’AKP a décidé d’accélérer. À trente-six kilomètres au sud de Batman, la petite ville d’Hasankeyf, au bord du Tigre, est en ligne de mire du projet de barrage d’Ilisu, qui menace d’ensevelir un site archéologique millénaire et de provoquer le déplacement de 50 000 personnes. « Le barrage vise à détruire une culture et un écosystème, nous dit Abdul Bari, militant de Batman. C’est un projet capitaliste sauvage, avec le soutien de groupes financiers internationaux, qui aggrave la rupture entre l’humain et la nature. Hasankeyf fait partie du patrimoine de l’humanité, nous avons l’espoir que la lutte contre sa destruction annoncée soulève un soutien international. » En 2010, le consortium suisse, allemand et autrichien engagé dans le projet s’est retiré du financement sous la pression de la société civile2. Le gouvernement turc n’a pas renoncé pour autant à ses mégaprojets et cherche à juguler toute forme de mobilisation, comme le 27 mars à Kulp, où les militaires ont empêché, fusils en main, l’installation d’un campement de protestation contre un barrage.

A suivre...

Les épisodes précédents :

Épisode 1 : par ici !

Photo de Yann Renoult.


1 L’alévisme est une branche hétérodoxe de l’Islam qui s’inscrit dans le courant du chiisme et du mysticisme soufi, mais emprunte également au christianisme et à des formes de panthéisme pré-islamique. Il est d’une grande souplesse dans sa pratique religieuse. Les alévis, qui constituent plus de 10 % de la population turque, ont subi de nombreuses persécutions au cours des siècles par les autorités de l’Empire ottoman puis de la République qui faisaient du sunnisme la condition de l’identité turque. Le 2 juillet 1993, dans la ville de Sivas, une trentaine d’artistes et d’intellectuels alévis, réunis pour un festival culturel, ont péri dans l’incendie de leur hôtel, provoqué par une foule excitée par des prêches islamistes contre la présence au congrès du traducteur de Salman Rushdie.

2 Sur le sujet, écouter les documentaires de 2009 du collectif « Faïdos sonore » sur les luttes contre les barrages au Kurdistan.

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