Les grandes manœuvres antisociales de la Macronie
Des contrats vraiment pas aidés
« Nous avons deux adultes‑relais par centre, qui sont en général des mamans en difficulté, bien insérées dans le quartier », explique Rosy, directrice du Centre de culture ouvrière (CCO) Velten. Entre ce dernier et la place Louise‑Michel, on traverse une béance genre trou d’obus : l’Agence nationale de rénovation urbaine remodèle la voisine Cité de la musique. Un fauteuil rouge de guetteur trône devant un tag : « Paris on t’incule. Neymar FDP ».
Les CCO, c’est une fédération d’éducation populaire gérant une dizaine de centres sociaux à Marseille. « Notre secteur ne produit pas de richesse matérielle, il ne pourra jamais, par nature, être autosuffisant. » Hier, des dealers se sont fait prendre. Il paraît que deux flics s’étaient déguisés en ouvriers pour les coincer. « Je garde des bonnes relations avec ces jeunes, la plupart ont fréquenté le centre avant de se lancer dans le trafic, soupire Rosy. Qu’est‑ce que tu veux qu’ils fassent ? »
« Jongler encore plus »
On a fermé les yeux sur les dérives du traitement social du chômage. « À la CAF, il y avait quatre ou cinq jeunes en CUI‑CAE pour faire tampon entre les usagers excédés et les guichets débordés. Pour les Temps d’activités périscolaire, on a fait appel à pas mal de CAE, mais là, ce ne sera plus que de la garderie. » Avec des animateurs intérimaires, auto‑entrepreneurs ou en service civique ? « Pour le personnel de service aussi, les renouvellements sont bloqués depuis juin. Seule l’animatrice jardin a basculé d’un CAE à un CDI : elle est paysagiste, pas besoin de formation. » Car un contrat aidé, supposé faire marche‑pied vers un emploi consolidé, doit être accompagné d’un projet de formation. « On va devoir jongler encore plus. On faisait du soutien scolaire, mais on ne pourra plus. Il faudrait quantifier les pertes en services. On n’aura plus le temps de parler aux gosses, de tisser des liens avec les parents. Ça va se casser la gueule. Ce qu’ils économisent là, ils le claqueront dans la construction de nouvelles prisons. »
De l’autre côté de La Canebière, Destination familles fait office de centre social dans un quartier Noailles qui en est dépourvu. Logements dégradés, familles primo‑arrivantes, gamins à la dérive et un projet municipal de rénovation urbaine hostile à la population actuelle. Lamia, jeune coordinatrice, est en contrat d’avenir. Jusqu’à quand ? « J’ai eu la préfète au téléphone, elle a voulu me rassurer en promettant que les contrats ayant trait à la politique de la ville, aux handicapés et aux seniors seraient renouvelés jusqu’à la fin de l’année. Et dans trois mois, on fait quoi ? » Ici aussi, on jongle et on fait du lien social avec des bouts de ficelle et beaucoup de qualités humaines. L’initiation à l’informatique a dû être supprimée en attendant un bénévole, comme pour le soutien scolaire.
Syndrome de Stockholm
Depuis une trentaine d’années, l’État a opéré une vaste délégation de service public transférée vers le secteur associatif, tout en rognant à chaque budget sur leur financement. Pour compenser la baisse tendancielle des subventions, on a procédé à une subvention en douce à travers ces emplois sous perfusion. À la manif du 21 septembre, on croise Joris et Antoine, qui soutiennent une banderole du syndicat d’employés associatifs Asso‑Solidaires. « On veut des CUI‑CAE de merde payés des miettes ! », assène rageusement le slogan. Leur syndicat existe depuis dix ans, avec les hauts et les bas inhérents à l’instabilité professionnelle de ses adhérents. Joris parle de syndrome de Stockholm : « Nos “ patrons ” sont souvent des administrateurs bénévoles, impliqués dans des projets socialement utiles. Ça n’empêche qu’on fait des tas d’heures sup’ pas payées et qu’on tire le diable par la queue. »
Il y aurait 62 500 emplois associatifs dans les Bouches‑du‑Rhône. Et, selon la Dares1, 60 % des emplois associatifs sont « aidés ». « En parlant avec les copains italiens ou allemands, confie Joris, tu découvres que la France est le dernier îlot où l’État achetait la paix sociale avec ce genre de dispositif. En Allemagne et en Angleterre, c’est fini depuis longtemps. Dans les pays du Sud, ils ne l’auront jamais connu et des générations de jeunes végètent chez leurs parents jusqu’à trente ans et plus. »
Le glissement des subventions de fonctionnement vers les subventions de projet a eu un effet pervers. Monteur de projets est devenu un métier en soi. « Il y a même des masters spécialisés. L’activité passe presque au second plan, il s’agit d’être dans les clous de la dernière directive ministérielle pour faire tourner la boutique, peste Joris. Il faut nommer la misère du secteur associatif, qui a créé les conditions de sa dépendance en acceptant cette dynamique. » Cathy, ex‑RSAste à la retraite et bénévole dans un théâtre associatif, abonde : « C’est marrant, on parle toujours de solidarité et de lien social pour notre public, mais chaque lieu fait sa petite cuisine dans son coin. Pourtant, si cette ville n’a pas encore explosé, c’est grâce aux assos ! »
Associations étranglées
Élisa, formatrice Bafa dans les quartiers Nord, a perdu la moitié de ses élèves, qui étaient en formation d’accompagnement CAE : « Pas grave, ironise‑t‑elle, ils se reconvertiront dans le trafic de shit ! Toutes ces assos qui tiennent souvent leur quartier à bout de bras sont étranglées. » Le centre de loisirs de la cité Air‑Bel est menacé de fermeture, alors qu’un fait‑divers vient de défrayer la chronique locale : un jeune, le visage en sang après s’être fait cogner à coups de crosse par des dealers, s’est réfugié dans la cour de récréation de l’école maternelle…
« Les assos vont être poussées à recourir au paiement au black, aux notes de frais, en contradiction avec le discours sur la transparence. » Avec les inévitables retours de bâton : « Un gars qui bossait en bénévole dans la même association où il avait été salarié va être obligé de rembourser 12 000 € d’indemnités chômage, indûment perçues selon Pôle emploi », raconte Antoine, futur ex‑CAE. Élisa : « Des animateurs de colonies de vacances sont embauchés en “ CDI de chantier ”, à moins de 30 € par jour. Le centre social de l’Estaque, ouvert récemment après des années de mobilisation du quartier, a perdu son statut “ politique de la ville ” sous prétexte qu’il y a des bobos qui s’installent et que ça atténue l’urgence sociale. On leur supprime trois CAE. »
« Brutalité jamais vue ! »
Lors d’une réunion des associatifs du centre‑ville au Théâtre de l’œuvre, la grosse dizaine de structures présentes énumère les emplois soudain à découvert qui fragilisent l’activité et empêchent de se projeter dans l’avenir. « Ça tient encore, on bricole, on s’écartèle, constate Hervé, de Destination familles. Mais la qualité de notre boulot va s’en ressentir. » De passage, Benoît Payan, conseiller départemental PS, parle d’un plan social de 5 à 7 000 CAE supprimés d’un coup. « Une brutalité jamais vue ! » Les socialos, dont le traitement social du chômage a ouvert la porte aux dérégulations actuelles, ne sont jamais aussi sympas que quand on les renvoie dans l’opposition. Antoine n’aura pas son contrat renouvelé : « J’ai reçu une lettre de AG2R‑La Mondiale. Ils me disent que “ dans le cadre de l’engagement social de [leurs] institutions de retraite complémentaire ”, ils me proposent un suivi dans ma recherche de travail. Ce serait gratuit (pour l’instant…), effectué bénévolement par de jeunes retraités ! Savoureux, non ? » Le privé met un pied dans la porte de la gestion des chômeurs…
Permanente à Asud, lieu d’autosupport pour usagers de drogue, Sylvie est « une ex-emploi jeune » : « Nous avons perdu deux postes cet été : un médiateur santé et un animateur de réduction des risques. Socialement stigmatisés, puisque eux-mêmes usagers, ils l’ont mal vécu. On les a repris en CDD, mais avec leur salaire amputé, faute de trésorerie. On sera dans le rouge avant la fin de l’année. » Les CUI‑CAE n’étaient donc pas un raccourci vers le plein emploi, mais la voie rapide vers une radicalisation de la précarité. Pour que les gens acceptent des boulots de merde, il faut rendre inhospitalières ce genre de « niches ». La ministre du Travail Pénicaud se veut rassurante : on va activer le service civique. Hollande voulait déjà que la moitié d’une tranche d’âge fasse l’apprentissage de la vie active dans cette antichambre de la galère. Non salariés, les jeunes de moins de 26 ans reçoivent une indemnité de l’État à peine supérieure au RSA, assortie d’un petit bonus de 100 et quelques euros payables par l’employeur. Sans ouverture de droits au chômage, ni points retraite… « Notre syndicat réclame l’abrogation du service civique, se cabre Joris. Ainsi que le transfert des CUI‑CAE vers le droit commun, des moyens pour la formation et le retour à des subventions de fonctionnement, pour pouvoir salarier de manière non précaire et se concentrer sur l’activité. » Claire, en CAE menacé et syndiquée CGT‑Précaires : « Il faudrait trouver un outil juridique et monter des coopératives de travailleurs du secteur associatif, pour ne pas tomber dans l’auto‑entreprenariat, qui nous isole et masque le caractère non marchand de nos activités. » Aide-toi, car l’État ne t’aidera plus.
Trente ans de traitement social du chômage
Une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) de mars 2017 a tenté de faire le point sur les contrats aidés. En lisant entre les lignes, on y apprend plusieurs choses. La création des Travaux d’utilité collective (TUC) en 1984 accompagne le renoncement du socialisme désormais au pouvoir à changer quoi que ce soit d’essentiel dans le fonctionnement du capitalisme. Il s’agit surtout d’occuper les jeunes de 16 à 25 ans en leur confiant des activités dans le secteur public et le monde associatif. C’est le début du tristement célèbre traitement social du chômage.
Aujourd’hui, les embauches en service civique s’en rapprochent : travail à mi‑temps, rémunération en dessous du SMIC et zéro droits ouverts au chômage. Autre classe potentiellement dangereuse, les pauvres sont intégrés dans le dispositif via les contrats emploi solidarité en 1990. Si les politiques se plaignent régulièrement de leur inefficacité, ils ont bien compris leur utilité pour faire baisser les chiffres du chômage en période électorale. Même Sarkozy abusera de cette grosse ficelle en 2012. En pure perte.
La question de l’efficacité des contrats aidés, justement, est au cœur de l’étude de la Dares. Si les contrats uniques d’insertion (CUI) ‑ contrats initiative emploi (CAE), fusionnant l’ensemble de l’offre existante à partir de 2010, représentent un effet d’aubaine pour les entreprises du secteur marchand (elles auraient embauchées même sans les aides publiques), leurs homologues du secteur non marchand aboutissent davantage à une véritable création d’emplois. Certes, ceux-ci sont beaucoup plus précaires : une fois la subvention dépensée, la personne repart à Pôle emploi, avec des droits à indemnisation quand même. Mais ils permettent à une myriade d’associations de survivre, et donc de continuer à en proposer à de nouveaux candidats en délicatesse avec l’insertion économique classique. Atout supplémentaire, ils ont permis à de nombreux services publics de continuer à accueillir les usagers dans des conditions à peu près décentes. Que restera-t-il après leur suppression définitive programmée pour l’année prochaine ? Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, un cadeau fiscal à Gattaz et à ses acolytes de 30 milliards d’euros pour à tout casser, 50 000 à 100 000 emplois créés ou sauvegardés. Rendez l’argent !
Élise, prof auto‑entrepreneuse
Les contrats aidés disparus, il restera toujours les joies de l’auto-entrepreneuriat. Élise connaît bien : « Enceinte, j’ai passé six mois de congé de maternité sans solde et le RSI m’a royalement gratifié de 100 € par mois... Heureusement, mon compagnon est infirmier et mes parents ont pu m’aider, parce qu’ils sont de ceux qui ont encore une bonne retraite. » Le plus beau, c’est la relation avec le directeur de l’établissement de formation privé dans lequel bosse Élise : « Il n’est pas mon patron, puisque je ne suis pas salariée. Du coup, on se tutoie, on parle soi‑disant sur un pied d’égalité. Presque tous mes collègues sont auto‑entrepreneurs et négocient chacun de leur côté leurs émoluments. Pas un n’est payé pareil ! Cela varie selon la relation que tu as avec le dirlo et selon ta capacité à savoir te vendre. » La jeune femme ne décolère pas. De retour au boulot, on lui a octroyé moitié moins d’heures de cours. « Avec ça, le droit de grève est devenu une chimère ! C’est vraiment triste, j’en viens à me demander si j’ai bien fait de mettre un enfant au monde. Pour qu’il vive ça ? » Pendant ce temps, le gouvernement annonce qu’il va détaxer les très hauts revenus des cadres de la finance pour attirer les banques fuyant Londres après le Brexit…
CQFD aussi...
Pour le coup, c’est encore plus fort que du journalisme gonzo. C’est du vécu. Du vécu tout cru et tout nu. Ce journal est dans le dur, plus que jamais. La seule forme de subvention que nous avions consentie à recevoir de notre si paternel ennemi, ce sont des contrats tout riquiqui pour la survie. Aujourd’hui évanouis.
Parmi les rédacteurs de ces pages, il y a un CAE catégorie Senior non renouvelé au 1er octobre, un formateur au concours d’accès à la fonction publique pour les bénéficiaires du RSA dont la structure vient de se faire sucrer le financement par le conseil départemental des Bouches‑du‑Rhône, un pigiste de la presse quotidienne régionale en mal de pépettes, une graphiste royalement indemnisée à hauteur de 400 € après quatre ans de CDD dans l’Éduc’ nat’, un chargé de diffusion condamné à être le VRP du mois – chaque mois – pour améliorer quelque peu son ordinaire de minima sociaux et un secrétaire de rédac’ au pied léger qui a vu filer la promesse d’un succulent contrat aidé dans les limbes d’un purgatoire d’économies de bouts de chandelle… De cette liste à la Prévert, il ressort un exemple parmi d’autres de la montée de la précarité en France, surtout pour celles et ceux qui tentent de penser et vivre un avenir différent. Pendant ce temps, Le Figaro de Dassault, cinquième fortune de France, reçoit des millions d’euros de subventions étatiques, au titre des aides à la presse, pour continuer à tirer à boulets rouges sur les assistés qui creusent la dette publique...
1 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
Cet article a été publié dans
CQFD n°158 (octobre 2017)
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Paru dans CQFD n°158 (octobre 2017)
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Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 30.10.2017
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30 octobre 2017, 12:27, par Marie JULIEN
Je trouve cet article excellent : très clair dans la forme avec une bonne dose de profondeur. ... Autre possibilité pour contourner les méandres de la déstructuration de l’Etat provident : toucher le RSA ... en échange de services associatifs (...) offerts + renforcer ... démocratie, laïcité, solidarité, paix ... écologie ... dans les uni-biodi-vert-cités * ... Cordialement. ... Marie.
31 octobre 2017, 19:45, par Catherine
Incroyable comme on peut distiller de la violence inepte avec de réelles bonnes intentions... Moi, je propose que nous, bénéficiaires du RSA servions de paillassons à l’entrée des commerces pour bobos, pour une ville plus propre. Vive l’écologie ! (A quand l’écologie "humaine"... ?)
Mais ne dit-on pas que "l’enfer est pavé de bonnes intentions ?"
Catherine, pas "Cathy" (suffisamment diminuée comme ça... ) - ni "retraitée" : 10 ans dans la vue !
Avec ce commentaire, c’est ma journée ! Mais bon, l’article est édifiant...
4 novembre 2017, 10:27, par Sylvie haute loire
Cathe-ri-ne tu (puis-je ?) n’es vraiment pas bienveillante. Rappel : la personne qui commente n’est visiblement ni un garde chiourme de Pôle emploi ou du conseil général, ni une gauchiste encartée, ni... La vie (ou Macron ou ce que tu veux) te blesse alors tu blesses les autres ? Et bien à ce régime là on n’est pas sorti le cul des ronces
9 novembre 2017, 20:43, par Catherine
Oui, c’est vrai, tu as raison Sylvie, c’est pas bien ce que j’ai fait. Et ce n’est certainement pas la solution. J’ai eu des remords, d’autant que ça partait vraiment du cœur de la personne. (C’est ça le plus inquiétant au fond... avant d’être blessant. ) Quand on pense que mon métier, ma posture c’était justement la relation d’aide (la VRAIE), le seule chose que j’aie jamais su faire... Je suis bonne à jeter aujourd’hui tellement je suis en colère, remplie de fiel !!! Même plus en capacité d’aider qui que ce soit... encore moins moi.
Et "tu" as raison : la vie me blesse, au-delà de la limite "raisonnable"... Je n’arrive plus à redresser. Macron, bien sûr, mais surtout la "gentification" à Marseille : j’attends mon "exécution" (expulsion...). Heureusement, ce sera la fin de 10 ans d’agonie. Ces gens sont des assassins.