Dystopie marchande

Condamnés à un monde d’objets

Dans La Fabrique du consommateur (La Découverte, 2020), Anthony Galluzzo s’attaque aux origines de la société de consommation en posant cette question essentielle : comment la marchandise a-t-elle réussi à conquérir les imaginaires aux États-Unis et en Europe occidentale entre 1880 et 1930 ?

Jusqu’à la généralisation du marché, la quasi-totalité de la population était rassemblée au sein de communautés agricoles auto suffisantes. L’énergie des individus y était absorbée par les activités nécessaires à la survie du groupe. Travail, sexualité, divertissement, tout était soumis au contrôle tatillon de la communauté. Ainsi des rituels carnavalesques, apparemment débridés, qui avaient en réalité pour fonction de maintenir la cohésion villageoise : « La plupart du temps, les charivaris ciblaient les mariés mal assortis, les réfractaires aux obligations coutumières et, plus généralement, tous ceux qui contrevenaient aux normes locales. »

Dans un contexte de grande misère et de forte mortalité, s’était développée une « mentalité de production » autour de quelques principes-clés tels que la frugalité, la prudence ou le sens du devoir. Mais, dès le milieu du XIXe siècle, plusieurs mutations économiques et structurelles dans les domaines des transports ou de l’information et de la communication précipitèrent le désenclavement de ces communautés et donnèrent naissance à « de nouvelles mentalités davantage compatibles avec la consommation ».

De l’esprit de production à l’esprit de consommation

Pour franchir cette première étape-clé dans la construction d’une culture marchande de masse, il fallait en finir avec les vestiges de la vieille mentalité de production. Dans cette optique, la promotion d’une apparente libération de la femme fut une des plus flagrantes ficelles à tirer. Au travers d’articles sur les sujets les plus divers accompagnés d’encarts publicitaires, les magazines ont favorisé l’émergence d’un nouvel état d’esprit « adapté aux fondamentaux du capitalisme ». « Plastique, malléable, car foncièrement avide de changements, de nouveautés et d’innovations symboliques », l’esprit de consommation a également été nourri par l’idéologie du progrès affirmant que « la nouveauté est bonne en soi car elle constitue une nouvelle étape vers le mieux ». Mais ce dernier restant hors de portée, l’insatisfaction règne et « la tension du désir est constamment réinvestie dans de nouveaux objets ».

L ’ évolution du stéréotype féminin illustre parfaitement le lien entre montée de l’individualisme et nouvel esprit de consommation. En effet, dans la société qui s’annonce alors, « l’achat doit permettre l’expression et la réalisation de soi » tandis que « le consommateur moderne cultive l’être par l’avoir ». Ainsi, une figure de femme émancipée grâce à la marchandise a commencé à être promue dans les médias à partir de 1890. La flapper1, cheveux courts, maquillage appuyé, jupes légères et courtes, clope au bec, « est un stéréotype de consommation en ce sens que son identité dépend de l’association de plusieurs produits typiques et récurrents ». En une de Cosmopolitan, ce modèle est accessible à toutes les jeunes femmes dès lors qu’elles font les bons achats. Quant à leurs droits politiques, ils sont inexistants…

Du magazine au grand magasin

Simultanément, un nouveau temple entièrement voué à la mise en spectacle de la marchandise sort de terre : le grand magasin. Véritable ville dans la ville, ce nouvel espace de consommation s’impose à la fin du XIXe siècle à travers des édifices prestigieux comme le Palais de Marbre à New York ou le Bon Marché à Paris. Tel un rêveur éveillé, le consommateur, même sans un sou en poche, peut y déambuler au milieu de milliers de produits sans cesse renouvelés et exposés dans un décor raffiné à l’exotisme souvent orientalisant. « Dans ce haut lieu du fétichisme que constitue le grand magasin, la marchandise, coupée du travail, n’existe plus que dans un rapport direct et halluciné avec le consommateur. […] L’abondance théâtralisée vise à immerger le chaland dans une ambiance aristocratique. Dans un tel décor, des marchandises dépourvues d’une véritable valeur d’usage et/ou d’échange sont dotées d’une grande valeur-signe. En les achetant, on achète l’idée du luxe, on emporte avec soi un peu du grand ensemble. Dispositif de diversion, ingénierie sensuelle, le grand magasin permet d’embaumer la marchandise d’une mystique et d’une puissance dont elle est dépourvue en dehors de ce contexte. Ainsi travestie en signe luxueux, la marchandise frappe l’imagination du chaland, qui s’expose à en surévaluer momentanément la valeur d’échange. »

Le ver était dans le fruit. « Les grands magasins ont en quelque sorte discipliné la population. Ils ont développé chez elle l’habitude de contempler la marchandise et ont banalisé son achat. » Bien avant le développement du merchandising, « véritable science de l’étourdissement », orchestrant le spectacle de la marchandise à grand renfort d’ » authentique simulé » et de « stimulations sensorielles » dans de très branchouilles concept stores. Que nous imagineront les vendeurs de demain ?

Iffik Le Guen

1 Son homologue française, la figure de la garçonne, émergera près de trois décennies plus tard.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.