Soft power & guerre des cerveaux

Armer nos imaginaires

Dans Plutôt Couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia, 2019), Corinne Morel Darleux s’appuyait sur les figures de Pasolini, Bernard Moitessier et Romain Gary pour ouvrir des pistes visant à enrayer le naufrage généralisé, notamment via le « refus de parvenir ». Ici, elle nous invite à considérer et convoquer le pouvoir de l’imaginaire dans le champ politique, tout en se défiant de son utilisation par le camp des dominants.
Illustration de Placid

L’œuvre de fiction est souvent considérée comme un divertissement qui nous permet de nous évader d’un réel oppressant, médiocre ou pâlichon. C’est l’effet bigger than life1, cet irrésistible besoin de se projeter dans un récit plus grand, qui a si bien servi les religions. C’est aussi parfois simplement un moyen de suspendre le temps et de sortir de l’exiguïté du quotidien, voire de l’incarcération, comme le rappellent les compagnons de camp de travail nazi dans Les Racines du ciel de Romain Gary en invoquant l’invisible « Mademoiselle » :

« — Vous allez essayer de vous conduire devant elle comme si vous étiez des hommes. Je dis bien “comme si” — c’est la seule chose qui compte. Vous allez me faire un sacré effort de propreté et de dignité, sans ça, je cogne. Elle ne tiendrait pas un jour dans cette atmosphère puante […]. Il y eut quelques rires rauques, mais tous nous ressentions confusément qu’au point où nous en étions, s’il n’y avait pas une convention de dignité quelconque pour nous soutenir, si on ne s’accrochait pas à une fiction, à un mythe, il ne restait plus qu’à se laisser aller, à se soumettre à n’importe quoi et même à collaborer. » (Romain Gary, Les Racines du ciel, 1956)

Cette fonction est essentielle, mais se créer des bulles d’imaginaire n’est qu’un palliatif. Sans basculer dans le didactisme souvent maladroit du roman à thèse, la fiction peut aussi venir nourrir les luttes pour élargir nos horizons, décadrer le regard et incarner des problématiques. De la cli-fi (climate fiction, abordant le thème du réchauffement climatique) au roman social, la littérature et le cinéma peuvent percuter les esprits de manière plus charnelle et sanguine que les statistiques d’experts ou les essais universitaires. Parce que nous ne sommes pas uniquement des cerveaux animés, il y a urgence à intégrer ce maelström qu’est l’être humain dans toutes ses dimensions, en s’adressant à des vies et des émotions au-delà de la seule raison. Quand la fiction se pique de « désincarcérer le futur » ou de tracer de nouvelles trajectoires utopiques, elle peut devenir un renfort éminemment politique.

La fiction reste pourtant mésestimée dans la gamme des munitions militantes. En face, d’autres ont en revanche saisi tout le profit qu’ils avaient à en tirer. En 2005, le multimilliardaire Warren Buffett disait : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » Cette morgue s’applique aussi à la bataille culturelle. Les institutions militaires, étatiques et autoritaires ont un cran d’avance pour armer l’imaginaire grâce au soft power, c’est-à-dire les ressources intangibles à la disposition d’un État lui permettant d’affirmer sa suprématie autrement que par l’usage de la force ou de ses ressources économiques.

Ainsi l’armée, via la Délégation générale à l’armement, recrute des auteurs de science-fiction dans une Red Team dont « l’idée est d’imaginer le futur à horizon lointain et d’anticiper les futures menaces. Par définition, nous sommes prisonniers de notre mental quotidien. Pour percer le mur de l’imaginaire, il faut faire appel à des personnes qui pensent en dehors du cadre  : les auteurs de science-fiction sont de ceux-là. »2 Dans le même registre, le soutien officiel de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) à la série Le Bureau des légendes vise à redorer le blason des espions, bien défraîchi entre le désastre du Rainbow Warrior et les pitreries d’OSS 117. Et ça fonctionne : depuis la première saison en 2015, les candidatures spontanées d’agents secrets en herbe auraient augmenté de 450 %. La Chine investit elle aussi dans la science-fiction et incite ses écoliers à regarder des films conçus pour diffuser la puissance technologique du pays et rendre acceptables les expériences de crédit social ou l’entretien de la flotte aéronautique chargée d’ensemencer les nuages…

Dans ces exemples de fictions encadrées par l’institution, il ne s’agit pas tant de développer l’imaginaire que de le normer et de façonner une certaine perception du réel. L’objectif est d’influencer ce que nous appelons normalité « et qui n’est rien d’autre que le délire accepté de notre relation au monde » selon l’écrivain Juan José Saer3. Les ressorts du soft power s’appuient en effet sur le fonctionnement du cerveau : celui-ci, contrairement à ce qu’on croit, ne se contente pas de ce qu’il a sous les yeux – Lionel Naccache parle de « l’illusion de complétude visuelle »4 – mais se nourrit aussi de bribes de fictions pour reconstituer le réel. Nous passons en fait notre temps à combiner perception et imagination, à assembler de petits morceaux d’observation directe, de rêves imaginaires et de souvenirs tronqués pour se créer le nid qui va constituer notre idée du monde.

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« Prendre des p’tits bouts d’trucs et puis les assembler ensemble. Et écouter l’résultat tranquille, dans ma chambre. »

(Stupeflip, « La Menuiserie »)

Nous avons donc tout intérêt à nourrir ces cerveaux affamés de morceaux d’utopies, de résistance et d’alternatives. Pas pour se raconter des contes de fées, mais pour recaler notre perception de la normalité qui a une fâcheuse tendance à se dégrader. L’ « amnésie environnementale », par exemple, nous fait oublier que la biodiversité fantasmée de notre enfance était déjà en moins bon état que celle des générations passées. La succession de catastrophes, de régressions sociales et de mesures liberticides fait petit à petit glisser la « normalité » vers des situations qui auraient été inacceptables il y a encore quelques années. Dans cette bataille culturelle, la fiction peut nous aider à faire bouger notre « fenêtre d’Overton », c’est-à-dire l’éventail de mesures considérées comme acceptables par l’opinion publique. Là encore, certains l’ont bien compris, comme en témoigne le « pas de deux » du Medef et du gouvernement. Les fameux « ballons d’essai », les sorties polémiques comme celle de Geoffroy Roux de Bézieux affirmant en pleine pandémie qu’il « faudra bien se poser tôt ou tard la question du temps de travail ​ », n’ont en réalité qu’un seul but : faire apparaître, en comparaison, les déclarations d’Emmanuel Macron comme justes et pondérées.

Sans sombrer dans ces travers manipulatoires, nous pouvons nous aussi recourir à la fiction pour teinter la social mood d’entraide et d’auto-organisation, plutôt que de gouvernements fascistes et de héros guerriers. L’ » humeur sociale » ne fait pas tout, certes. Mais elle peut marquer une différence le jour où les choses tournent vraiment à l’orage. Et l’on ne pourra pas se reposer sur les dystopies d’Aldous Huxley et George Orwell jusqu’à la fin des temps, à se répéter combien ils étaient visionnaires et combien on est mal. Il va falloir s’inventer de nouvelles utopies, trouver des moyens de s’en sortir ou au moins de cesser de nuire. Disposer de fictions peut nous y aider, d’autant mieux qu’elles sont articulées aux constructions collectives d’utopies qui s’organisent « ici et maintenant », ce now-here anagramme selon Gilles Deleuze et Félix Guattari5 de l’Erewhon donnant son nom au roman de Samuel Butler. Parce que ce que nous vivons n’est pas uniquement une « crise de la sensibilité » mais aussi le fruit pourri des rapports de domination, la fiction, si elle veut produire un albedo politique – c’est-à-dire avoir un impact en termes de capacité à faire réflexion et à diffuser la lumière – doit nourrir une culture de résistance, faire « friction ». Dit autrement, La Servante écarlate de Margaret Atwood n’a pas fait plus pour la condition des femmes que le mouvement #MeToo, ni Le Dernier Rivage de Stanley Kramer pour la lutte antinucléaire que les mobilisations contre le réacteur SuperPhénix... Mais sans ces renforts de la fiction, qui sait ce qu’il serait advenu ?

Corinne Morel Darleux

« Reprendre pied »

Le pouvoir politique de l’imaginaire ? Corinne Morel Darleux l’évoquait déjà dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Extrait :

« Dans une société en perte de repères, où le superflu a pris le pas sur le nécessaire, où l’on confond plaisirs et bonheur, où l’on commente plus qu’on agit, émerge le besoin d’un nouvel ordre imaginaire, d’un récit collectif qui nous aide à ne pas désespérer et à reprendre pied. Pas pour se raconter de belles histoires qui détournent des efforts à faire, mais pour fournir à la résistance une culture de résistance. Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouveau saut culturel. Si la science a fait sa part d’alerte, l’art et la culture peuvent encore l’amplifier. Ils façonnent la société, à la manière d’un soft power. Ainsi, la science-fiction des années 1940-1950 a largement irrigué l’imaginaire de cette période. J’aime imaginer qu’elle a contribué à la création en 1972 [du journal écologiste radical] La Gueule ouverte, la même année que le rapport du Club de Rome, et plus globalement participé à la prise de conscience des risques climatiques et technologiques. Peut-être plus sûrement d’ailleurs par une génération de lecteurs-spectateurs plongés dans leurs dystopies et autres voyages temporels que par des arguments rationnels et policés. »


1 Attention, texte truffé d’anglicismes.

2 Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence d’innovation de défense, cité par David Servenay dans « L’armée française à l’assaut de nos imaginaires », La Revue du crieur n° 16. On peut lire ce texte sur Mediapart (31/08/2020).

3 Postface à l’édition de 2020 de son roman Les Nuages, éditions du Tripode.

4 Cité dans un article de Charles Perragin pour Philosophie magazine mis en ligne le l5 octobre 2020, « “Le Cinéma intérieur”, par Lionel Naccache ».

5 Qu’est-ce que la philosophie  ? (éd. de Minuit, 1991), cité par Édouard Jourdain dans « La part anarchiste des communs », un article de Ballast mis en ligne le 17 janvier 2020.

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