En ce début de XXIe siècle, l’espace sauvage n’occupe plus que 23 % de la superficie de la Terre. Il y a un siècle, c’était 85 %. Dans ce contexte de rétrécissement de l’espace habitable, les conflits de territoire entre humains et « non-humains » sont appelés à se multiplier. Déjà, en Alaska, on voit un nombre croissant d’ours fouiller les poubelles pour survivre. À Marseille, ce sont des sangliers qui s’invitent en ville. À Strasbourg et Londres, les renards investissent désormais les parcs urbains. De plus en plus d’animaux sauvages sont condamnés à partager les mêmes zones que nous. Nous qui les avons chassés, expulsés de leurs territoires et avons cru pouvoir les exclure de nos vies.
Dans ce contexte de cohabitation forcée, nous allons avoir besoin de « diplomates », comme le formule le philosophe Baptiste Morizot [1]. Cela implique de se défaire de nos préjugés et de développer des schémas de pensée permettant le développement de relations politiques avec les animaux. Pour cela, il faut réévaluer en profondeur notre place dans les écosystèmes. L’humain est un mammifère qui ne survit pas sans air respirable, sans ressources comestibles ni eau potable. Cette appartenance au monde vivant marque une interdépendance et devrait en toute logique instaurer un intérêt commun à préserver les conditions de vie sur Terre. Elle pourrait même refonder l’intérêt général, notion clé du droit public français qui désigne la finalité d’institutions censées servir une population considérée dans son ensemble. C’est-à-dire non seulement les êtres humains mais aussi les autres animaux, les végétaux, microbes et champignons. Sans parler des virus qui nous ont douloureusement rappelé qu’il faut composer avec eux.
[|« Avec la nature contre ceux qui l’effondrent » |]
Ce constat nous invite en premier lieu à écarquiller les yeux. Car de l’émerveillement naît aussi la force de se battre. L’écrivain William Morris a ainsi établi dans son texte L’Art en ploutocratie (1883) la puissance d’émancipation du sentiment esthétique. Sa conviction : « Il n’existe rien de ce qui participe à notre environnement qui ne soit beau ou laid, qui ne nous ennoblisse ou nous avilisse. » C’est pourquoi il appelait à « étendre le sens du mot art jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie ». Dans cette optique, certains proposent de constituer des réserves sauvages – à l’image de l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas). D’autres suggèrent d’inventer de nouveaux mécanismes de préservation de la nature, sans pour autant gommer son altérité – ce que porte notamment la philosophe de l’environnement Virginie Maris.
Peut-être peut-on également échafauder de nouvelles alliances, comme le proposent Léna Balaud et Antoine Chopot dans leur livre Nous ne sommes pas seuls (2021), afin d’« agir avec la nature contre ceux qui l’effondrent ». Ainsi, aux jardins populaires autogérés des Vaîtes à Besançon, c’est le très féministe crapaudalyte (dit « accoucheur ») qui a permis de ralentir les travaux d’un écoquartier menaçant de détruire 35 hectares de terre. En 2019, la finale du championnat de France de jet-ski a été stoppée en Corse par des dauphins qui, non contents de saboter la course de moteurs bruyants et polluants, se sont amusés en sautant entre les engins à l’arrêt. Dans le ciel de Paris, des goélands ont attaqué les drones de la Préfecture de police pendant un acte des Gilets jaunes. Formellement, ils ne s’en prenaient pas aux drones : ils protégeaient leurs œufs. Mais la symbolique reste puissante : les activistes, qu’ils luttent pour la justice sociale ou pour le climat et la biodiversité, ne font rien d’autre que protéger, eux aussi, la possibilité d’un avenir.
Aujourd’hui, tout nous presse à sortir de l’anthropocentrisme et à repenser les frontières entre le sauvage et le domestique. Toutes les frontières. Ce n’est pas un hasard si la droite et les néo fascistes utilisent le terme d’ensauvagement pour désigner les violences urbaines et condamner les migrations. Tracer des frontières entre sauvage et civilisé, domestiquer et créer des hiérarchies entre « races », c’est toute l’histoire de la colonisation. Et tout ce qu’il faut démonter.
[|« Des rencontres et frottement inédits » |]
Cette déconstruction nécessite une certaine faculté d’empathie, puisqu’elle impose de comprendre les sentiments et émotions d’un autre individu. De se mettre à sa place. La fiction peut nous y aider en permettant des rencontres et frottements inédits, en transposant les corps, affranchis des contraintes matérielles de la vraie vie. Ainsi dans Les Métamorphoses (2020), roman de Camille Brunel, une épidémie transforme les humains en animaux, sans distinction. On voit surgir des cétacés, bonobos, rhinocéros et pythons qui sont autant d’amis, d’enfants, de maris ou de voisins. C’est aussi ce qui arrive à La femme changée en renard (1924) de David Garnett. Dans la campagne anglaise, au passage d’une chasse à courre, le mari de Silvia découvre avec stupeur que celle-ci a été métamorphosée en renarde, l’instinct vulpin éclipsant progressivement la part « civilisée » de Sylvia.
Dans ces deux romans, le passage d’une forme à l’autre ne modifie pas fondamentalement la relation qui s’exerce entre humains et « non-humains ». Le frère transformé en lapin, comme la femme changée en renard, sont tout bonnement devenus lapin et renard. Il n’y a pas à proprement parler d’« être de la métamorphose », au sens où l’entendent Baptiste Morizot et Nastassja Martin, qui dans leur article « Retour du temps du mythe » [2] décrivaient ainsi les caractéristiques de cette entité hybride : « Son statut n’est pas assignable, et les relations sociales qu’il entretient avec le collectif humain en présence ne sont pas stabilisées. »
La situation est différente dans L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk (2013), fabuleux roman empreint de la mythologie estonienne du XIIIe siècle où êtres humains, serpents et ours parlent la même langue, dialoguent et vont même parfois jusqu’à s’aimer. Pour reprendre les termes des auteurs du « Retour du temps du mythe », c’est bien « un temps d’avant le temps, dans lequel les êtres sont encore indistincts. Les formes de vies ne sont pas encore séparées. Les animaux ne sont pas encore distincts des humains ». Las, l’arrivée des colons chrétiens va bouleverser statuts et relations, menacer la coexistence et teinter les rapports de méfiance, d’incompréhension et in fine de domination.
Cet « être de la métamorphose » d’un genre nouveau, qui vient interroger la notion même de normalité, on le trouve également dans Félines (2019), roman de Stéphane Servant. Des jeunes femmes atteintes d’une mutation inconnue voient leur corps se couvrir de poils, leurs sens s’aiguiser et leurs forces décupler. Mises au ban de la société, elles sont nommées « obscures » et traitées comme inférieures. Mais elles conservent leurs singularités et leur mémoire. Pour reprendre les termes de l’anthropologue Philippe Descola, si leur « physicalité » s’est modifiée, elles gardent leur « intériorité » (émotions, conscience, désirs...). On peut interpréter la mutation des félines comme une réponse adaptative aux dérèglements provoqués par l’Anthropocène. En faisant effraction du statut qui leur a été imposé, elles se montrent inassignables. Une métamorphose qui ouvre la voie à une nouvelle société.
Au premier acte des Soulèvements de la terre [3], fin mars 2021, on a vu des femmes-renardes jouer des percussions. Auparavant, on a aussi croisé des cortèges déguisés en animaux pour protester contre les cirques ou les abattoirs. Et des banderoles « Phoque le réchauffement climatique » dans les manifestations pour le climat. Mais au-delà de ces alliances évidentes, l’imaginaire animal peut aussi s’inviter dans les luttes sociales. Inspirer des mécanismes de fuite, de furtivité à la Damasio [4], de camouflage et de terriers comme base arrière quand il y a besoin de se mettre au vert. Le biomimétisme, qui consiste à s’inspirer des formes, matières, propriétés, processus et fonctions du vivant, n’est pas le monopole de l’industrie. À nous de nous en emparer autrement.
[/Corinne Morel Darleux/]
Cet article fait partie de notre dossier « Demain les bêtes ! », publié dans le numéro 198 de CQFD.