Impossible à quantifier. Mais une certitude : dans la sphère militante et radicale (et aussi chez les personnes gravitant autour du journal que vous tenez entre les mains), nombreux sont ceux qui se reposent, plus ou moins occasionnellement, sur les minima sociaux ou les Assedics. Mais pas pour glander. Au contraire, les maigres subsides de l’État leur permettent de bosser dur de façon désintéressée. De se battre pour ce à quoi ils croient, sans trop se soucier des contingences matérielles. De travailler à établir du commun. Et de commencer à construire ce qui les anime.
Difficile de s’investir à plein dans ce milieu, celui des squats et des lieux libertaires, de l’édition critique et de la presse pas pareille, en exerçant un taf classique. Question d’emploi du temps – si ce n’est de cohérence. Il faut donc se débrouiller, jongler avec les versements de la Caf, la débrouille (squat, vol, récup’), les occasionnels boulots au black, les éphémères périodes salariées. En somme, toujours penser à l’argent, alors même que l’ambition originelle était de combattre son emprise.
En Macronie, l’utilité d’un être humain se réduit à ce qu’il produit d’économiquement quantifiable. Ceux qui ne veulent s’y réduire, qui passent des mois à rédiger des ouvrages critiques plus ou moins confidentiels, qui consacrent leurs journées à animer des collectifs de lutte, qui font vivre des lieux où règnent le prix libre et les belles idées, ceux-là sont censément des fainéants. Ce scandale.
Choix de vie
« Moi, fainéante ? Trop pas ! En vrai, je carbure à donf, je me lève tôt chaque matin et je n’arrête pas ! » Et c’est vrai qu’elle fait plein de choses, Lise, trentenaire à couettes qui vit au fond de l’Ariège. Passionnée de photo, elle participe aussi à un lieu collectif, un hangar squatté dans l’Aude. Réalise la maquette d’un journal de contre-information locale dans le Sud-Ouest. Étudie les plantes médicinales. Et travaille à la réalisation d’un alambic ambulant avec lequel elle aidera les gens à produire leur alcool. Tout ça bénévolement. Et pour vivre ? 545 € de RSA, 120 € d’APL et la débrouille. « Je touche le RSA depuis 2011. Mais depuis peu, c’est compliqué : on m’a imposé des Contrats d’engagement réciproque. Si je ne satisfais pas à certaines conditions de recherche d’emploi, je perds le RSA. »
Lise le sait, elle finira par perdre le RSA. Elle raconte d’ailleurs qu’un de ses amis allocataires a sympathisé – ça arrive – avec sa contrôleuse. Celle-ci lui a expliqué qu’elle devait classer les bénéficiaires en trois catégories : ceux qui veulent bosser, orientés vers Pôle emploi ; ceux jugés inadaptés au travail, renvoyés vers une assistante sociale ; et ceux qui ont fait du RSA un choix de vie. Ce sont surtout ces derniers qui se retrouvent dans le viseur. Pan !
Ni temps ni argent
François, lui, n’a jamais touché le RSA. Mais il a par contre enchaîné contrats aidés et périodes de chômage au long de huit années passées dans le local de CQFD. Il était l’homme-orchestre du journal – on dit secrétaire de rédaction. Un boulot prenant. Et chichement payé, voire pas du tout selon les périodes. Quand il a commencé, François avait devant lui deux ans d’Assedics : il les a consacrés à la cause. Une fois ces droits épuisés, le journal lui a signé un contrat aidé pour deux nouvelles années – 750 € par mois. De quoi ouvrir ensuite de nouveaux droits au chômage (600 € mensuels sur deux ans). Pour finir, encore deux ans de contrat aidé. Autant dire : huit ans de bric et de broc, à vivre de peu et bosser dur. « Comment je m’en tirais ? Ma femme était médecin, elle prenait en charge ce que je ne pouvais assurer. De mon côté, je m’occupais des enfants, je pensais que ça équilibrait. Ce n’était pas tout à fait le cas, ça a participé à notre rupture. »
Pas question de faire pleurer dans les chaumières. Aujourd’hui, François a mis la pédale douce sur son investissement à CQFD et pris un emploi classique. Ça a changé sa vie : « Je travaille beaucoup moins désormais – je n’ai jamais autant bossé que quand je touchais le chômage pour mitonner le canard. Je me suis mis à profiter de la vie, à sortir : j’en avais enfin le temps et (un peu) les moyens. Et je me suis rendu compte que j’ai passé huit ans à ne penser qu’au journal. » Et François d’en rajouter une couche : « On disait que CQFD est un journal de chômeurs. Mais c’est faux, un chômeur a parfois du temps devant lui. Nous, on n’a ni temps ni argent. » Il faudrait faire passer le mot à Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement qui a osé cette saillie : « La liberté, c’est pas de bénéficier des allocations chômage pour partir deux ans en vacances. »
Quête de sens
Pour remplacer François, il y a eu Momo. Lui sortait d’un taf en restauration qui lui assurait deux ans de chômage, un peu moins de 1 000 € mensuels, qu’il a aussi consacrés au Chien rouge. « À la cause », il rigole. Un choix heureux : « Je me suis vraiment accompli. Faire quelque chose qui a du sens, ça nourrit – qu’il s’agisse d’élever des enfants, de cultiver un jardin ou de réaliser un journal. ». Et en même temps, un sacerdoce. « Ce taf t’occupe sans répit. J’ai la chance d’avoir une compagne qui connaît ce monde-là, mais même elle avait parfois du mal à comprendre que je passe autant de temps au journal sans rétribution. »
Après deux ans, Momo aussi est reparti vers le salariat : des horaires fixes, une paye potable, une vie plus calme. Pour un temps : « Je vais juste recharger mes droits au chômage, puis je partirai. Et je m’investirai à nouveau dans un projet sans argent mais qui me botte. » À qui tenterait de lui faire la morale, voire de le traiter de fainéant, Momo a une réponse tout prête. Il hausse les épaules : « Je ne me sens pas concerné. Cette insulte déplace le curseur sur la question de la production économique : qui ne travaille pas au sens classique du terme n’existe pas. En ce qui me concerne, je constate que le chômage n’est plus l’envers de l’emploi. Au contraire, il fait partie intégrante du système de travail. » Sans doute plus pour longtemps, tant l’air du temps est à la chasse aux supposés profiteurs. Le 17 octobre, le président du Medef a convoqué une conférence de presse pour réclamer un « contrôle journalier ou hebdomadaire » des demandeurs d’emploi. Et Gattaz de justifier : « Il ne faut pas [que le système] donne un confort fictif qui entraîne encore plus de difficultés quand il prend fin. »
Boulot quelconque
Les soutiers de CQFD sont un exemple parmi d’autres. C’est en fait tout un secteur, celui de l’édition critique, qui repose en partie sur les minima sociaux et l’assurance chômage : pas mal d’auteurs publiés en dépendent. Difficile de faire autrement, tant les à-valoir versés par les petites maisons d’édition s’avèrent insuffisants pour rembourser les mois voire les années passés à rédiger un ouvrage pointu. En général, les auteurs touchent entre 1 000 et 6 000 €. Pour Jacques [1], c’était entre les deux : « Avec un copain, on a bossé pendant plus d’un an sur un bouquin d’enquête sociale, on a touché 3 000 € chacun. Trop peu au regard du temps passé. » Depuis trois ans, Jacques est au RSA – parfois, il décroche une pige qui lui permet d’améliorer l’ordinaire. Globalement, il tire le diable par la queue. Et s’en sort grâce au soutien familial. « Je vis à Paris, je te laisse imaginer la galère… Je n’ai jamais de pognon, je ne sors plus. Je reste chez moi, j’écris, je joue de la musique. »
Juliette, elle, n’est pas encore abattue – elle est plus jeune, la trentaine. Très investie dans une revue de critique sociale, elle s’est aussi lancée dans une traduction de bouquin, un long boulot bientôt terminé. Tarif : 6 000 € , en trois versements étalés sur plus d’un an et demi. « Le RSA fait complément, c’est mon régime des intermittents à moi. Au final, je m’en sors avec un salaire juste décent, alors que je bosse dur. Rageant. » À tel point qu’elle songe à un emploi alimentaire. « Je rêve de ne plus avoir à compter mes sous en permanence. Et j’ai besoin de me reposer après cette période de non-salariat très active : un taf quelconque sera parfait. » Prendre un boulot pour travailler moins – un comble.