« L’improbable redressement », « la vigueur après la rigueur » ou encore « la résurrection économique du Portugal », exulte depuis plusieurs mois la presse française [1]. Depuis l’avènement fin 2015 d’une coalition de gauche au pouvoir [2], le pays serait en passe de tourner la page de l’austérité. L’augmentation du salaire minimum et la baisse des impôts sur le revenu auraient fait redémarrer l’économie. En tournant le dos au dogme libéral, le gouvernement de gauche plurielle est même devenu un objet d’adulation pour les médias français, qui n’hésitent plus à parler de « modèle portugais ».
Campagnes en feu
Et pourtant. Depuis cet été, c’est plus un sentiment de rage que de justice sociale que partagent les Portugais. En octobre, pour la deuxième fois en quatre mois, le pays a été frappé par les incendies les plus meurtriers de son histoire. En un été, plus de cent personnes auront trouvé la mort dans des feux de forêt. La cause de cette catastrophe ? Le vaste chantier de réduction des dépenses publiques mené par l’État portugais depuis cinq ans [3]. Après que la plantation de l’eucalyptus (un arbre très inflammable, mais à grande rentabilité économique) a été libéralisée en 2013 pour relancer une économie rurale en berne, le gouvernement de gauche a divisé par quatre les effectifs des services forestiers. De même, la coalition au pouvoir a dès 2016 privatisé la lutte anti-incendie aérienne et s’est refusée à financer une politique forestière publique, austérité oblige. Ces économies sur le dos de services publics essentiels dans un pays recouvert à plus d’un tiers par la forêt ont tellement exaspéré les Portugais que la ministre de l’Intérieur a été contrainte de démissionner le 18 octobre dernier. Mais que le populo des champs se rassure : le pays brûle, certes, mais le déficit public recule.
Villes à vendre
Malgré ses promesses, la coalition de gauche n’a toujours pas modifié la loi sur les locations de logements (Lei das rendas), mise en place par ses prédécesseurs de centre-droit. Cette loi autorise les propriétaires à signer des baux à très court terme et facilite l’expulsion des locataires de longue date. Elle a pour but d’inciter les proprios à louer aux touristes et d’attirer les fonds d’investissement pour qu’ils spéculent dans l’immobilier. Ces trois dernières années, la municipalité socialiste de Lisbonne a ainsi pu revendre une centaine d’immeubles d’habitation publics à des investisseurs sans scrupules qui les ont réhabilités en apparts haut de gamme. La frénésie immobilière, l’explosion des locations Airbnb et la gentrification sont telles qu’elles ont entraîné l’expulsion massive de dizaines de milliers d’habitants des quartiers populaires des centres-villes [4].
La gauche gouvernementale semble par ailleurs très bien s’accommoder des exonérations fiscales créées par la droite pour attirer les retraités européens [5] et les grandes fortunes étrangères investissant dans le pays, créant de facto un eldorado immobilier. Mais encore une fois, que le populo des villes se rassure : il ne peut plus se loger certes, mais l’investissement revient.
Entraide rurale & luttes de quartier
Face à l’incurie d’un État quasi inexistant aux yeux des Portugais, nombre d’entre eux renouent avec l’ajudada, une ancienne pratique rurale qui voyait une même communauté s’entraider en cas de gros labeur agricole ou de coup dur. En août 2016, après qu’un feu de forêt a ravagé plus de 400 voitures en marge du festival de danses traditionnelles Andanças, les autorités ont décidé fissa que personne n’était responsable du sinistre. Mais les automobilistes concernés ne se sont pas laissé faire. « On a vite compris qu’en coopérant tous ensemble, on pouvait trouver par nous-mêmes la meilleure solution possible », explique Rui, l’un des organisateurs du rassemblement. Une ajudada autogérée a alors été lancée par les victimes de l’incendie, avec caisse commune de solidarité, appui juridique, prêt de matériel et de véhicules [6].
Suite aux feux de forêt de cet été, de nombreux autres réseaux d’entraide dans l’esprit des ajudadas ont fleuri à travers le pays. À Viseu, les habitants ont ainsi organisé une caravane de solidarité de trente camionnettes, qui effectue depuis octobre la tournée des villages reculés les plus touchés par les flammes. Et dans les hauteurs de la Serra da Estrela, une caisse de soutien autonome pour acheter collectivement plusieurs tonnes de foin a été lancée à destination des paysans qui ont perdu leur récolte dans les incendies.
À Lisbonne, autour du quartier populaire de la Mouraria, seize familles se sont quant à elles auto-organisées face à leur propriétaire, qui voulait les expulser mi-2017. Après nombre de manifestations, de coups de pressions sur les élus et de sardinades solidaires, les locataires ont obtenu en août dernier la garantie qu’ils ne se feraient pas déloger. « La loi permet de m’expulser en toute légalité, je ne pouvais rien faire d’autre que m’accrocher et lutter pour mon quartier », résume une habitante. Enfin, depuis septembre dernier, une Assemblée d’occupation de Lisbonne squatte tout un immeuble appartenant à la municipalité. Alors qu’à une des fenêtres du bâtiment occupé flotte une banderole « En définitive, nous voulons tout », les squatteurs assurent : « Nous ne voulons pas seulement soustraire cette maison aux griffes de la spéculation, mais en faire un espace d’habitation utile à toutes et à tous. » Un autre modèle portugais, en somme.