(Eduardo Galeano, Le Football, ombre et lumière, 1998.)
« J’ai grandi dans un quartier privé de Buenos Aires… privé d’eau, d’électricité et de téléphone », s’amuse Diego Armando Maradona en mars 2004, lors d’une visite en Bolivie. Parmi le flot de déclarations provocatrices, égocentriques ou affligeantes du célèbre footballeur, émergent de temps à autres des réminiscences de son enfance modeste à Villa Fiorito, un bidonville de la banlieue sud de Buenos Aires. Jusqu’au coucher du soleil, le jeune Diego, surnommé Pelusa (Peluche) à cause de sa touffe de cheveux, passait alors le plus clair de son temps à pratiquer le football sur les potreros, ces bouts de terrains vagues où les enfants aiment à jouer.
En 1971, âgé de 11 ans à peine, le petit gaucher à la peau mate est repéré par Francis Cornejo, un recruteur des Argentinos Juniors, formation phare de Buenos Aires. Le club aux origines populaires – l’équipe se dénommait initialement les « Martyrs de Chicago », en hommage aux anarchistes morts suite au massacre de Haymarket Square en 1886 – intègre alors Maradona au sein des Cebollitas, son équipe junior. Aussitôt, les foules viennent admirer les dribbles ravageurs du talentueux pibe, le « gamin » des rues. Intriguée par ce phénomène sportif, la télévision elle-même viendra interviewer l’enfant prodige des bidonvilles alors qu’il n’a que 12 ans.
Contractualisé comme joueur professionnel à 15 ans, il irradie les Argentinos Juniors en hissant le club dans le peloton de tête de la première division argentine. Quelques mois plus tard, en février 1977, il enfile pour la première fois le maillot de la sélection argentine face à la Hongrie avant de remporter en 1979 la Coupe du monde des espoirs et d’être élu meilleur joueur de la compétition. Le pibe de Fiorito est baptisé par la presse le Pibe de Oro – le « Gamin en Or » – avant d’être racheté une fortune aux Argentinos en 1981 par le Boca Juniors, mythique club de Buenos Aires. Dans un pays écrasé par la dictature militaire mise en place par le général Videla en 1976, le jeune Maradona insuffle un vent de liberté et de joie footballistique au sein du championnat argentin. En 1978, l’Argentine, qui organisait la onzième édition de la Coupe du monde de football, avait suscité une controverse internationale et des appels au boycott afin ne pas cautionner cet événement manipulé par une junte qui exécute sans vergogne ses opposants [1]. Malgré les affres de la dictature, le Pibe de Oro, sous le maillot bleu et jaune des Boca Juniors, embrase les tribunes surchargées du mythique stade de la Bombonera [2] en faisant gagner à son équipe le championnat national et en humiliant son frère ennemi de Buenos Aires, le River Plate. Objet de ferveur de la part des supporters du Boca Juniors, il parvient surtout à conquérir au tournant des années 1980 le cœur de tout le peuple argentin. Car, à travers son football fébrile et ses origines sociales, le « Gamin en Or » exprime sur les pelouses l’essence même de l’identité collective argentine.
Introduit à Buenos Aires dès les années 1870 par des immigrants anglais, le ballon rond argentin a été dominé jusqu’à l’aube du XXe siècle par les clubs amateurs d’expatriés britanniques qui pratiquaient un football rude et physique, discipliné et mécanique. En opposition à cette britishness, un style authentiquement argentin qualifié de criollo – littéralement « créole » – va néanmoins émerger dans les faubourgs populaires de la capitale, notamment avec l’influence des vagues successives d’immigration ouvrière italienne et espagnole. Individualiste, nerveux et créatif, le style criollo s’affirme sur les terrains notamment lorsqu’en 1913, une équipe ne comportant aucun joueur britannique, le Racing Club de Avellaneda, remporte pour la première fois le championnat argentin.
Dans une métropole cosmopolite comme Buenos Aires, dont plus de 60 % des habitants sont des immigrants en 1914, le football criollo devient un ciment social et un outil de différenciation culturelle face aux Européens et au voisin rival uruguayen. Le style argentin criollo s’aiguise alors sur les potreros, ces interstices urbains qui ont survécu à la rationalisation industrielle de la ville entreprise sous la houlette des Britanniques. À l’instar du tango, qui reflète le mode de vie de ceux qui survivent par la débrouille dans les rues des quartiers malfamés de Buenos Aires, la feinte et la ruse, la victoire non par la force mais par la tromperie, deviennent des traits caractéristiques de la pratique footballistique argentine – la nuestra (la nôtre) comme la baptisent les supporters du pays.
Le pouvoir d’attraction du football argentin est phénoménal : dès 1930, les stades des meilleurs clubs accueillent jusqu’à 40 000 personnes chaque fin de semaine. Supporter fiévreusement son équipe dans les travées et y investir pleinement ses émotions devient une des rares expériences partagées dans un pays aux identités et aux cultures fragmentaires. Le ballon rond se transforme progressivement en facteur d’unité sociale, cristallisant un nouvel imaginaire commun à tous les Argentins. En 1948, en plein régime péroniste, le film Pelota de trapo (Balle de chiffon) de Leopoldo Torres Ríos connaît ainsi un incroyable succès populaire. Dans cette production, une vedette du football argentin d’origine ouvrière, Comeuñas, découvre suite à plusieurs malaises sur le terrain qu’il est atteint d’une grave maladie cardiaque. Lors de son ultime match, une finale de la Copa América contre le Brésil, un de ses coéquipiers le conjure de ne pas poursuivre la partie, mais le héros refuse. « Il y a beaucoup de façons de donner sa propre vie pour le pays, c’est l’une d’entre elles », rétorque-t-il. Après avoir marqué un but décisif, Comeuñas est récompensé pour service rendu à la nation.
À la fois inventif et imprévisible, le jeu typiquement criollo de Diego Maradona fait rapidement du jeune virtuose une pure incarnation footballistique de l’Argentine. De même, ses origines modestes, sa petite taille – il mesure à peine 1,66 mètre – ainsi que sa fougue sur les terrains sont interprétées par les supporters comme des traits distinctifs du pibe, une figure culturelle populaire argentine qui se réfère à l’enfant élevé dans la rue, bien loin de toute convention sociale.
À l’occasion de la Coupe du monde 1982 en Espagne, Maradona s’illustre ainsi pleinement en tant que pibe frondeur. Ce qui, à la grande surprise des Européens, renforce encore plus sa popularité auprès des Argentins. En effet, le 2 juillet 1982, l’Albiceleste (surnom de l’équipe argentine dont le maillot est bleu ciel et blanc) affronte pour le second tour du Mondial la sélection brésilienne. Mais, dès le coup d’envoi, Maradona est la cible de défenseurs rugueux qui n’hésitent pas à le tacler dès qu’il s’approche du but adverse. Excédé par la précédente rencontre contre l’Italie, où il avait été harcelé par le défenseur Claudio Gentile, dominé par une Seleção qui mène par trois buts à zéro, le Pibe de Oro craque et frappe soudain d’un coup de pied dans le ventre le joueur brésilien Batista, à peine cinq minutes avant la fin du temps réglementaire. Maradona est expulsé sur-le-champ par l’arbitre avant que la sélection argentine ne soit définitivement éliminée du Mondial.
Un autre coup de sang viendra forger la réputation du joueur tempétueux. Transféré depuis 1982 au FC Barcelone, le génie de Buenos Aires est constamment martyrisé par les défenseurs du championnat espagnol, à l’image de l’imposant Andoni Goikoetxea, de l’Athletic Bilbao, qui brise la cheville de l’Argentin en septembre 1983, l’empêchant de jouer pendant plus de trois mois. Un an plus tard, à l’occasion de la finale de la Copa del Rey et en présence du roi d’Espagne Juan Carlos, le Barça rencontre à nouveau l’Athletic Bilbao. Maradona voit rouge face à son bourreau Goikoetxea et déclenche sur la pelouse une violente bagarre généralisée. La rixe amorcée par le bouillonnant Argentin suscite alors la controverse sur le Vieux Continent, les commentateurs voyant d’un très mauvais œil ce footballeur indiscipliné déjà notoirement connu pour ses frasques nocturnes dans les discothèques barcelonaises et pour son addiction grandissante à la cocaïne.
En juillet 1984, le prodige argentin accoste à Naples afin de rejoindre le SSC Napoli qui s’est ruiné pour s’offrir le Pibe de Oro. Maradona, accueilli tel un Messie par 80 000 tifosi au stade San Paolo pour sa scéance de présentation aux supporters, fait rapidement corps avec une Naples stigmatisée pour sa misère et sa délinquance mafieuse. Populaire, tumultueux et volcanique, le joueur se sent immédiatement à son aise dans la capitale décadente du Sud de l’Italie.
Son corps trapu, ses cheveux aux grandes boucles noires, ses rites empreints de religion et de superstition – embrasser sa croix avant d’entrer sur le terrain, baiser le front de son masseur Carmano –, ainsi que son impétuosité sur les pelouses amènent rapidement les supporters napolitains à l’identifier au scugnizzo, garnement canaille des quartiers populaires de Naples qui résonne avec le personnage argentin du pibe. « Avec ses courtes pattes, son torse bombé, sa gueule de voyou et son diam dans l’oreille, Diego était devenu pour nous un vrai Napolitain. Son amour des belles filles et de la bonne bouffe, sa folie des bolides [...] et, en même temps, son côté église et famille sacrée – toute la famille vit et prospère à Naples aux frais du club –, son sale caractère, capricieux, exubérant, indiscipliné, tout cela faisait de lui un vrai fils légitime de la cité », rapporte un chroniqueur de L’Espresso.
Après quatorze buts marqués par Maradona durant sa première saison, le SSC Napoli remonte péniblement la pente de la première division et, dès 1985-1986, les talents du joueur argentin, couplés à ceux de l’attaquant Bruno Giordano fraîchement recruté, hissent le club napolitain à la troisième place du championnat, pour le plus grand bonheur des tifosi.
Après cette deuxième saison honorable à Naples, Maradona est titularisé capitaine de l’Albiceleste à la veille de la Coupe du monde 1986 au Mexique. Emportée par le jeu ardent d’un Pibe de Oro inspiré, la sélection argentine parvient sans grandes difficultés à se qualifier pour les quarts de finale, qui l’opposeront à l’Angleterre. Mais, à la veille de la rencontre, les médias internationaux attisent les rivalités en comparant le match au conflit argentino-britannique des Malouines de 1982. « La guerre des Malouines version footballistique », titre le quotidien espagnol El País. « Ne manquez pas la deuxième version de la guerre des Malouines », propose le journal de référence mexicain Excélsior. Le tabloïd britannique The Sun annonce quant à lui : « C’est une guerre ! »
Quatre ans plus tôt, la junte militaire argentine, dont le pouvoir commençait à vaciller, avait en effet ordonné l’invasion des Malouines, un archipel aux larges des côtes argentines occupé par les Britanniques depuis 1833. En dépit des tentatives de conciliations de la part de la communauté internationale, Margaret Thatcher avait lancé une vaste opération militaire de reconquête qui s’était achevée, le 14 juin 1982, avec la mort de près de 650 soldats argentins et de 250 militaires britanniques. Si la dictature armée ne se relèvera pas de cette humiliante défaite, la guerre des Malouines reste synonyme de traumatisme pour tous les Argentins.
Le 22 juin 1986, jour des quarts de finale contre l’Angleterre, la sélection argentine aligne une génération de joueurs dont la majorité a échappé de justesse à l’embrigadement pour le conflit armé de 1982 grâce à leur statut de footballeur international. Autant dire que c’est avec une très forte pression médiatique et une farouche volonté d’essuyer l’humiliation des Malouines que le onze argentin entre sur la pelouse du stade Azteca de Mexico devant plus de 110 000 spectateurs. Sous le torride soleil mexicain, la première mi-temps s’achève sur un 0-0. Mais, 6 minutes après la reprise, Maradona, au maillot invariablement floqué d’un 10, perce soudain la défense anglaise pour faire une passe impromptue à l’attaquant Jorge Valdano. Alors que le ballon rebondit gauchement sur le pied du coéquipier du pibe, le défenseur anglais Steve Hodge, dépassé par la vitesse de l’échange, renvoie en cloche la balle à son gardien. C’est alors que surgit le petit Maradona à hauteur des gants du géant Peter Shilton pour effleurer, en tendant son bras gauche, le ballon de la main et l’amener au fond des filets britanniques. Les tribunes explosent et malgré les vives protestations des joueurs anglais, l’arbitre tunisien Ali Bennaceur, n’ayant pas vu la main de l’Argentin, valide ce premier but [3].
Exactement trois minutes plus tard, tel un « cerf-volant cosmique », aux dires du commentateur sportif uruguayen Victor Hugo Morales, Maradona démarre en trombe une folle chevauchée depuis le milieu de terrain et dribble avec fulgurance une demi-douzaine de joueurs anglais aussi débordés qu’affolés pour inscrire un magnifique deuxième but synonyme de qualification de l’Argentine en demi-finale. Un geste encore célébré aujourd’hui comme l’un des plus beaux buts jamais marqué dans l’histoire du football. « Tout s’est passé en quatre minutes, rapporte le quotidien espagnol El Mundo. Le vaurien et le génie, Dieu et le diable, un bonneteur de haut vol et une divinité footballistique, le meilleur joueur de football qu’une mère mortelle ait mis au monde au cours du XXe siècle. »
Durant la conférence de presse d’après-match, l’attaquant argentin attise la polémique en assumant fièrement avoir marqué « un peu avec la tête de Maradona, et aussi un peu avec la main de Dieu ». Tout en assignant une dimension divine à cette « Main de Dieu » désormais entrée dans la postérité, le capitaine de l’Albiceleste a avant tout, aux yeux des Argentins, vengé le pays de la blessure des Malouines grâce à une infraction au règlement officiel du football. Et si l’irrégularité de la Main de Dieu rend la défaite encore plus amère pour les Anglais, elle est d’autant plus appréciée par le peuple argentin qu’elle signe un geste purement criollo. Face à la domination physique anglaise, illustrée par la taille du gardien anglais (1,85 mètre), le petit Diego a en effet convoqué l’art de la duperie pour vaincre le Goliath britannique. « Cela venait du plus profond de moi, avouera plus tard Maradona. C’est quelque chose que j’avais déjà fait sur le potrero, à Fiorito. »
Pour enrayer le système de jeu puissant et rationnel des Anglais, Maradona a déployé une créativité toute infantile. « À Fiorito, le terrain sur lequel Diego jouait n’était pas plat et était recouvert de détritus et d’herbes folles. Il y a développé des capacités physiques hors du commun et sa technique basée sur l’évitement, affirme Fernando Signorini, préparateur physique de Maradona en 1984 à 1994. Dans ce bidonville oublié par l’État, il fallait être débrouillard pour s’en sortir. Petit, Diego était plein de malice pour prendre le train ou voler une pomme. Cela se retrouve dans son jeu. » Le second but rappelle quant à lui une autre caractéristique du football criollo. « Il a démontré que le dribble est l’essence de notre style de jeu, explique Juanjo, un supporter argentin. Il a dribblé et dribblé encore, et ces quelques secondes sont toujours gravées dans ma mémoire comme si elles étaient suspendues à jamais dans le temps. »
Dans Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu paru en 1938, l’historien néerlandais Johan Huizinga soulignait déjà : « Suivant notre conception, le recours à la ruse et à la tromperie brise et abolit le caractère ludique de la compétition. Toutefois, la culture archaïque ne donne pas raison sur ce point à notre jugement moral, pas plus que l’esprit populaire. » Cet « esprit populaire » qui entrevoit dans la Main de Dieu l’expression même de l’identité argentine par la transgression de la loi est depuis, et encore aujourd’hui, régulièrement sondé par les intellectuels argentins. « Nous [les Argentins] ne savons pas si nous sommes capables de maintenir un semblant d’ordre et de stabilité dans notre pays, s’interroge par exemple le journaliste et écrivain argentin Jorge Lanata en 1994. Pouvons-nous vraiment être une société moderne qui joue selon les règles des pays modernes, ou sommes-nous simplement ce garçon des quartiers pauvres pensant encore qu’il peut jouer avec d’autres règles tant qu’il ne sera pas pris la main dans le sac ? » À travers sa Main de Dieu, Maradona a mis en exergue une dichotomie sociale fondatrice de la nation argentine. En effet, dès le milieu du XIXe siècle, l’État argentin s’est affirmé comme une victoire de la « civilisation », symbolisée par la métropole industrialisée de Buenos Aires, contre la « barbarie » représentée par la pampa, espace sauvage où règne le gaucho qui n’obéit qu’à ses propres règles. Le Pibe de Oro et son geste frauduleux reflètent ainsi cette part indomptable et furieusement rétive à l’autorité de la société argentine. Un rapport ambigu à la modernité occidentale relevé dès 1946 par l’auteur Jorge Luis Borges dans son essai Notre pauvre individualisme et dans lequel il écrit que « l’Argentin, à la différence des Américains du Nord et de presque tous les Européens, ne s’identifie pas à l’État. […] L’Argentin est un individu et non un citoyen. »
L’ » individu » Maradona rentre début juillet 1986 à Naples après avoir remporté la Coupe du monde au Mexique avec, de surcroît, le titre de meilleur joueur du Mondial. Élevé au rang de héros mythique du football, le Pibe de Oro passe alors ses meilleures années sportives au SSC Napoli. Dès la saison 1986-1987, le club remporte pour la première fois de son histoire le Scudetto, le championnat italien, ainsi que la Coupe d’Italie. Épaulé par les attaquants Bruno Giordano et Careca, Maradona inscrit le club au sommet du football européen en s’emparant de la Coupe de l’UEFA en 1989 et d’un deuxième Scudetto l’année suivante.
Alors que le SSC Napoli était habitué aux menaces de relégation et aux classements de bas de tableau, Maradona, par ses exploits footballistiques, redonne sa fierté à l’ancienne capitale de l’Italie méridionale. une revanche symbolique des terroni (les culs-terreux) du Sud déshérité et stigmatisé sur l’Italie du Nord industrielle et hautaine. Comme si ses buts prolongeaient les miracles de San Gennaro, le saint protecteur de Naples, Maradona est élevé au rang d’icône quasi-religieuse et devient l’objet d’un véritable culte populaire. Son nom même possède une assonance avec « Marònna », la dénomination de la Vierge Marie en dialecte napolitain et on le prie pour gagner le Scudetto en implorant : « Notre Maradona / Toi qui descends sur le terrain / Nous avons sanctifié ton nom / Naples est ton royaume / Ne lui apporte pas d’illusions / mais conduis-nous à la victoire en championnat. » Des représentations du footballeur se référant à l’iconographie sacrée ou sur les genoux de San Gennaro ainsi que des autels dédiés au pibe ornent les rues de Naples, faisant de Maradona « une sorte de saint, le nouveau symbole d’un rituel pourtant archaïque auquel la culture populaire se réfère pour formuler ses demandes, pour exprimer ses privations, ses besoins, ses douleurs et, moins fréquemment, sa joie ». Dans une ville alors entièrement drapée du bleu SSC Napoli, les démentes célébrations carnavalesques du premier Scudetto, en 1987, furent également l’occasion de communiquer avec les morts, une pratique populaire à Naples. Ainsi, sur le mur du cimetière de Poggioreale, fut peint en lettres géantes : « Vous ne savez pas ce que vous avez raté ! » avant que le lendemain, un « Êtes-vous sûrs qu’on l’ait raté ? » n’apparaisse en dessous de la première inscription. Quant aux milliers de tifosi qui communient avec Diego chaque semaine dans les stades, ils font appel aux termes napolitains de « malatia » (maladie) ou de « patuto » (envoûté, passionné) pour exprimer leur ferveur de supporter. « Diego, facce n’ata malatia ! » (Diego, rend-nous malades !) devient alors une invocation rituelle des supporters napolitains. Plus d’une vingtaine de chants sont uniquement dédiés au pibe, dont la fameuse ritournelle : « O mamma mamma mamma / Sai perche’ mi batte il corazon ? / Ho visto Maradona ! / Eh, mamma’, innamorato son. » (« Oh maman, sais-tu pourquoi mon cœur bat ? J’ai vu Maradona ! Eh maman, je suis amoureux. »).
Néanmoins, début 1991, les frasques nocturnes de la star mondiale et ses saillies provocantes à l’égard de ses adversaires ou des institutions du football – le joueur entretient une haine féroce à l’encontre de João Havelange et de Sepp Blatters de la FIFA – attirent de plus en plus l’attention d’une presse à l’affût de scandales mediatico-sportifs. Accusé de trafic de drogue, de s’être lié à des clans de la Camorra puis d’avoir eu un enfant illégitime avec une jeune Napolitaine, Maradona est détecté positif à la cocaïne en mars 1991 à l’issue d’un match contre Bari. L’affaire fait la une des journaux, et le footballeur, suspendu pour 15 mois, décide de rentrer en catimini à Buenos Aires. À peine un mois plus tard, une descente de la police argentine dans son appartement donne lieu à une arrestation médiatique du Pibe de Oro, menotté sans ménagement après qu’on ait découvert sur lui des stupéfiants. Maradona entame alors un véritable chemin de croix. Il rejoue sans grand succès au sein du FC Séville avant de revenir en Argentine auprès du Newell’s Old Boys en 1993. Un temps ressuscité par l’Albiceleste pour la Coupe du monde 1994, le pibe, après un but magique contre la Grèce, est sommé de quitter le Mondial suite à un contrôle positif à l’éphédrine. Suspendu jusqu’en septembre 1995, moqué par la presse internationale, Maradona tombe dans la dépression. « On m’a coupé les jambes mais j’ai aussi été exproprié de mon corps, confie-t-il. Je suis vide… J’ai été tué aussi bien en tant que joueur qu’en tant qu’homme. » En dépit d’une succession de cures de désintoxication et d’autres affaires dignes d’une mauvaise telenovela, le pibe raccroche définitivement ses crampons après un ultime test positif à la cocaïne en août 1997 suite à un match pour les Boca Juniors.
Paradoxalement, les diverses condamnations et suspensions pour consommation de stupéfiants n’écornent en rien la popularité du héros footballistique à Naples. Aux yeux de toute une jeunesse napolitaine, le parcours chaotique du Pibe de Oro symbolise en effet une certaine émancipation vis-à-vis de l’oppression étatique et de l’ordre moral des classes dominantes. Quelques jours après la suspension de Maradona suite à son contrôle positif à la cocaïne en mars 1991, une jeune Napolitaine, interviewée à la télévision, rétorque ainsi : « II a bien fait [...] Il a vraiment eu raison de faire tout ce qu’il a fait, de se droguer, de baiser, de se divertir, de s’en foutre de tout et de tous. Quelle chance il avait de pouvoir le faire ! »
De même, en Argentine, le dévouement populaire envers le garnement de Villa Fiorito ne faiblit pas, bien au contraire. Au lendemain de son dépistage à l’éphédrine et de son éviction de la Coupe du monde 1994, le quotidien économique argentin El Cronista comercial rapporte : « Une vraie tristesse et une certaine folie étaient clairement perceptibles dans les rues de Buenos Aires. Dans les bars et les restaurants, les supermarchés, les petites échoppes de quartiers, à travers les discussions intenses dans le bus et le métro, une réaction générale dominait chez les gens ordinaires : nous pardonnerons à Diego ; nous pardonnerons toujours à Diego Maradona. Les arguments présentés étaient divers. Certains ont vu son contrôle antidopage comme un complot contre Maradona et l’Argentine ; d’autres ont accusé Havelange, le président brésilien de la FIFA, d’en être l’auteur principal car Maradona l’a toujours désigné comme son principal ennemi en critiquant nombre de ses décisions. Mais tous, sans distinction, ont affirmé que Maradona était l’essence même de la joie dans la pratique du football, et que s’il avait consommé de l’éphédrine, il n’était pas responsable ; d’autres étaient responsables. »
Réagissant à l’impunité dont jouit le Pibe de Oro, le romancier argentin Mempo Giardinelli s’insurge en 1994 : « Le respect de la loi n’a aucun prestige dans ce pays… On pourrait même dire que cela fait partie du way of life argentin. Croire que le bonheur est éternel, qu’il n’est pas important de suivre les règles ou d’assumer ses responsabilités. Qu’il est plus facile de blâmer les autres, d’imaginer des conspirations, de se dire que, quand on a commis une erreur, c’est n’est pas de sa faute mais de celle d’un autre. » Pour les tenants de l’ordre et de la morale, Maradona doit se repentir et être puni pour ses actes. En revanche, pour beaucoup d’Argentins, « plus Maradona fait de bruit autour de lui, plus il devient naturellement l’incarnation d’un pibe ». Toxicomanie, obésité, trafic de drogue, soutien politique à Hugo Chávez et à Fidel Castro, le parcours décousu de Maradona traduit ainsi à merveille ce qu’on attend du pibe, cet enfant irresponsable et facétieux auquel on pardonne tout. Cette nature infantile, associant un esprit d’indocilité foncièrement ancrées dans l’identité argentine, Maradona semblera en effet la rechercher inlassablement dans sa vie privée comme sur les terrains : « On m’en a donné des surnoms, mais Pelusa est celui que je préfère parce qu’il me ramène à mon enfance à Fiorito, déclare-t-il. Je me souviens des Cebollitas, des poteaux en bambous et quand on jouait seulement pour un Coca et un sandwich. Il n’y avait rien d’aussi pur. »
La dimension christique de Maradona va par ailleurs s’étoffer en Argentine au gré de la médiatisation de ses frasques. Le corps même du footballeur sujet à la boulimie (il prendra puis perdra plus de 40 kg), dépendant à l’alcool, au cigare et à la drogue, ainsi que ses lourdes opérations chirurgicales en 2004 et 2007 sont autant de faiblesses mise à nues par la télévision auxquelles peut s’identifier le peuple argentin. Si Maradona est un pibe malicieux et indiscipliné, ses fêlures en font un être vulnérable, qui, tel un martyr cathodique, a sacrifié son corps fatigué dans un ultime exploit sportif, celui d’aller à la Coupe du monde 1994 sous l’insistance des supporters argentins, avant qu’on lui « coupe les jambes » et le « tue en tant que joueur ».
Afin de prolonger leur dévotion envers Diego Maradona, à peine un an après la fin de sa carrière officielle, trois supporters argentins créent à Rosario, en octobre 1998, l’Église maradonienne. Syncrétisme catholique entièrement dévoué au culte de Maradona rebaptisé « D10S », agencement typographique qui renvoie à Dios (dieu) et à Diez (dix, en hommage à son maillot), le mouvement footbalistico-religieux compte aujourd’hui plus 120 000 adeptes à travers soixante pays. « L’Église maradonienne rassemble les fanatiques de Maradona du monde entier, explique Alejandro Verón, l’un de ses fondateurs. Notre religion, c’est le football et, comme toute religion, elle se doit d’avoir un dieu. Tout se passe dans le cadre du foot, dans le respect des croyances religieuses quelles qu’elles soient et sans la moindre volonté de les dénigrer. »
Deux grandes fêtes rituelles viennent rythmer le calendrier maradonien (dont 1960, année de naissance de Maradona, marque le point de départ) : les Pâques maradoniennes, célébrées chaque 22 juin pour commémorer les deux buts face à l’Angleterre en 1986, et la Noël, qui a lieu le 29 octobre, la veille l’anniversaire du D10S. « On passe sur écran géant les images des grands buts de Diego et nous invitons quelques-uns de ses proches pour qu’ils nous racontent des anecdotes vécues avec notre dieu, précise Alejandro Verón. Le tout dans une ambiance très festive, en attendant minuit. »
À l’occasion d’une célébration d’un Noël Maradonien en octobre 2008 dans l’arrière-salle d’une pizzeria de Buenos Aires, Hernan Amez, un des trois fans à l’origine du mouvement souligne quant à lui : « L’Argentin est passionné, capricieux, sanguin. Maradona incarne ce personnage sur un terrain de football. Il est celui qui n’abandonne jamais. […] Maradona nous rend si forts, c’est pourquoi nous l’aimons autant qu’un dieu. » Après que trois cents supporters aient entonné un Notre Père maradonien [4] – « Notre Diego, Qui est sur les terrains, Que ton pied gauche soit béni, Que ta magie ouvre nos yeux, Fais-nous nous souvenir de tes buts, Sur la terre comme au ciel » – une cérémonie bon enfant est inaugurée dans une étrange solennité par dix apôtres-coéquipiers qui apportent différentes reliques tels des crampons, un ballon de football sanglant orné d’une couronne d’épines ou encore un chapelet à 34 perles rappelant le nombre de buts marqués par Diego pour la sélection argentine. Dans l’assistance et après plusieurs bières, Anthony Bale, un jeune supporter écossais membre de l’Église maradonienne, confesse : « Qu’est-ce que Jésus a fait que Maradona n’a pas fait ? Ils ont tous les deux fait des miracles, c’est juste que ceux de Maradona sont homologués. »
[/Mickaël Correia/]