Balade lusitanienne (2/2)
Les amis socialistes de Poutine au pays du fado
Cet article est le deuxième pan d’une enquête consacrée aux maux du Portugal contemporain. On peut lire la première partie ICI.
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Le Portugal est l’un de ces pays que l’on pense pouvoir aborder directement au présent, dans l’envoûtement de la douceur de vivre et de la beauté des lieux. C’est une forme d’aveuglement, car le poids de l’histoire y est très présent dans le refoulé collectif, et lui seul permet véritablement d’accéder au réel et aux êtres qui y vivent.
Quelques semaines après la parution de la belle traduction portugaise du livre de Joseph Andras, De nos frères blessés1, le journal Público donne un relief inattendu à un autre livre qui aborde la problématique des guerres coloniales. En l’occurrence, Nos Meandros da Guerra : O Estado Novo e a África do Sul na defesa da Guiné2 revient sur la lutte pour l’indépendance menée dans l’ancienne colonie portugaise de Guinée-Bissau au cours des années précédant le coup d’État militaire, du 25 avril 1974, au Portugal. Le rapport entre les deux livres est à la fois direct et lointain. Dans son roman, Joseph Andras pose comme question sous-jacente à l’histoire tragique de Fernand Iveton en Algérie en 1956, le positionnement éthique et politique de chacun face à la question coloniale. Question qui s’est également posée à toute une génération de jeunes Portugais, de 1961 à 1974, pendant les treize ans de guerre coloniale dans les trois colonies africaines du Mozambique, de l’Angola et de la Guinée-Bissau.
Bien entendu, ce n’est pas cette problématique qui préoccupe la journaliste de Público. La question est aujourd’hui ensevelie dans le silence pesant de la société portugaise, toujours incapable d’affronter la dimension coloniale de son histoire, son long cortège d’horreurs et de crimes contre l’humanité. Ce colonialisme a constitué le socle de l’identité nationale du pays, de l’idéologie nationaliste et des courants politiques qui l’ont portée, du républicanisme du début du XXe siècle au salazarisme. Il a contaminé jusqu’au courant communiste staliniste, et seul le faible mais actif courant anarchiste du début du XXe siècle en est resté éloigné. Pourtant, dans le cas portugais, la question du positionnement face au colonialisme a trouvé une réponse claire dans le refus massif et collectif de la guerre coloniale par une partie importante de la jeunesse. Attitude qui restera comme un moment éthique exemplaire dans l’histoire contemporaine du pays et au-delà. Aujourd’hui, alors que le petit pays se découvre un destin historique bien plus médiocre que celui dont il a toujours rêvé, celui d’un modeste club de bronzage pour Européens du nord, ce moment de refus collectif n’est absolument pas mis en valeur ; c’est à peine s’il est mentionné. A contrario, les vestiges de l’idéologie colonialiste retrouvent vie dans la montée ouverte du racisme quotidien qui nourrit une nouvelle droite extrême accrochée au projet fumeux de défense des « valeurs civilisatrices » du Portugal du passé3. C’est-à-dire, les valeurs de la barbarie coloniale.
Ce qui est exceptionnel dans le livre de Matos et Barroso – et c’est avant tout ce que souligne Público4 –, c’est le fait que les auteurs ont eu un accès inattendu à des documents de l’armée portugaise de la période. On y apprend, tout d’abord, que, d’après les chefs de l’armée coloniale, la situation militaire était, début 1974, inquiétante pour les forces portugaises en Guinée-Bissau, petit territoire de l’Afrique occidentale. L’action de la guérilla nationaliste provoquait d’importantes et croissantes pertes en hommes, pas loin d’un mort par jour et plus de 10 000 blessés par an. La défaite militaire qui se dessinait expliquait l’état de démoralisation des troupes portugaises et la panique de leur encadrement. Le puissant mouvement contre la guerre dans la jeunesse et l’ampleur des désertions furent nourris par cette évolution. Celle-ci a fini par inciter également une minorité de la haute hiérarchie militaire à soutenir l’aventure du mouvement des jeunes officiers à s’engager dans un coup d’État militaire mettant fin au régime et à la guerre. Tous ces stratèges étaient, bien sûr, loin de s’imaginer qu’une telle aventure pouvait ouvrir une boîte de Pandore, exacerber les conflits de classe dans la société et déboucher sur une insurrection sociale. Ce fut pourtant ce qui arriva.
De son côté, le régime salazariste continuait à chercher des alliés et des fournisseurs d’armes afin de poursuivre la défense de son projet colonialiste. Compte tenu de la position prise par les principales puissances mondiales, conscientes de la force des mouvements nationalistes et désireuses de redessiner géopolitiquement la situation africaine, le Portugal se trouvait de plus en plus isolé, avec des soutiens de plus en plus limités : l’Afrique du Sud de l’apartheid, l’Espagne franquiste et... la France, « patrie des droits de l’Homme » !
C’est ainsi que, début 1974, le gouvernement portugais entama des discussions avec celui de la France afin d’acheter quelques dizaines d’avions Mirage destinés à renforcer la puissance de l’armée coloniale sur le terrain. Le gouvernement français, qui depuis le début du conflit, avait ravitaillé en matériel l’armée coloniale portugaise, hésita, craignant une déstabilisation de sa zone d’influence et d’intérêts dans la région, surtout au Sénégal voisin. Mais il finit par céder et le contrat entre les deux gouvernements fut signé le soir du 24 avril 1974, pour le plus grand bonheur de la famille Dassault et des actionnaires. Champagne ! Sauf que, le matin du jour suivant, le coup d’État militaire d’une minorité de l’armée, soutenu massivement par le peuple en liesse, poussa vers la sortie un des signataires du contrat. On rangea précipitamment les bouteilles. Une fois de plus, le mouvement spontané et imprévu de l’histoire prit le dessus sur la logique planifiée des intérêts capitalistes et de leurs laquais.
Samedi 22 mai 2021 : à Lisbonne, plusieurs dizaines de personnes bloquent la circulation du rond-point qui donne accès au principal terminal de l’aéroport. Le groupe veut par son action alerter sur l’augmentation de la pollution provoquée par les avions, et appeler à l’arrêt de la construction de nouveaux aéroports dans le pays et au développement des transports ferroviaires, moins polluants. C’est une question « clivante », comme on dit avec style dans le nouveau langage libéral moderniste. La décision de construire (ou non) un nouvel aéroport près de Lisbonne, reportée pour cause de Covid, n’est toujours pas tranchée par le gouvernement socialiste, tandis que les anciens aéroports attendent avec angoisse les touristes dûment vaccinés. C’est la version lusitanienne du jour d’après comme cauchemar du jour d’avant. L’intervention des robocops démocrates portuguais ne s’est pas fait attendre : les activistes ont été délogés manu militari ; 26 d’entre eux, âgés de 17 à 28 ans, ont été arrêtés et menacés de poursuites. Au pays du poète Fernando Pessoa, la police possède des dons d’imagination rares. Son porte-parole auprès de la presse, l’inspecteur Nuno Carocha, avance une accusation étonnante et grave : ces manifestants sont « suspects d’attentat contre la sécurité routière ». Il est vrai que chaque pays a le terrorisme qu’il mérite, mais, tout de même, cet « attentat contre la circulation routière », il fallait le trouver !
Fernando Medina est un garçon propre sur lui avec une carrière formatée pour la réussite. Maire de Lisbonne, ami décomplexé de l’industrie du tourisme et du béton, défenseur de pistes cyclables à tout- va dans une ville que la hideuse spéculation immobilière a vidée de son peuple, il est aussi le fils politique préféré d’António Costa, le Premier ministre et actuel patron du puissant Parti socialiste. Les paris donnent Monsieur Medina gagnant dans la course pour la succession de Monsieur Costa, celui-ci étant pressenti pour une nouvelle carrière dans la haute bureaucratie de Bruxelles où son sourire commercial est fort apprécié. Mais fin juin 2021, un événement inattendu met ces beaux projets en péril. Des révélations prouvent que la mairie de Lisbonne transmet régulièrement aux ambassades les données personnelles des activistes qui se mobilisent pour telle ou telle cause devant telle ou telle ambassade : contre Poutine, pour le Tibet ou en soutien à la révolte hongkongaise, pour les droits du peuple palestinien, contre la répression en Angola, etc. Les heureux bénéficiaires sont, entre autres, les services russes, angolais ou chinois, le Mossad israélien aussi. Parfois, la mairie est déroutée. À qui transmettre les données personnelles des militants écologistes qui ont bloqué le rond-point de l’aéroport ? Il n’y avait parmi eux pas un seul Palestinien, pas un seul Russe, pas un seul Tibétain. Les faits, reconnus avec larmes de crocodile par Monsieur Medina, sont vite devenus scandale politique. Le maire socialiste de la capitale passe désormais pour un vulgaire « pide5 » dans un monde de répression globalisée. Appelé à la rescousse, son camarade et ministre des Affaires étrangères dit espérer que « les autorités russes, qui ont reçu des données qu’elles n’auraient jamais dû recevoir, appliquent les lois internationales et les effacent ». Un comique, cet homme ! La pratique est sans doute généralisée et pas spécifique au Portugal, mais le faire de façon si ouverte et brutale traduit l’arrogance d’une classe politique sûre d’un rapport de force qui lui est favorable. Néanmoins, Monsieur Medina a perdu son poste de maire aux toutes récentes élections locales du 26 septembre, qui ont vu le taux d’abstention monter à presque 50%.
Ce ne sont que de vulgaires socialistes à la manœuvre. Défenseur acharné de l’ordre capitaliste, le Parti socialiste portugais garde néanmoins quelques traits originaux. Il ne s’agit pas d’un appareil politique de vieille expérience, avec un long état de services comme le SPD allemand ou le PS français, partis chauvins qui ont cautionné de successives boucheries guerrières et coloniales pour se dissoudre finalement dans le néolibéralisme. Si le vieux parti portugais a une histoire remontant à 1875, année de sa fondation, ce n’est qu’en 1973 que le parti actuel a été fondé dans l’exil et à l’aide de fonds du SPD. Pendant un siècle, les quelques militants socialistes ont vivoté tant bien que mal en minorité dans la société, à l’ombre des forts courants anarcho-syndicalistes et anarchistes, puis, pendant la période fasciste, à la traîne du rigide Parti communiste stalinien clandestin. La nature du Parti socialiste portugais actuel puise ses racines dans deux moments forts de l’histoire récente du pays. Tout d’abord, le rôle déterminant que le parti a joué dans l’action contre-révolutionnaire de novembre 1975, mettant un terme à la période d’insurrection sociale qui suivit la chute de l’ancien régime salazariste ; puis la place active du parti dans la « normalisation » de l’ordre capitaliste, en particulier la destruction de la Réforme agraire et des expériences d’autogestion sociales. Au moment de la révolution portugaise de 1974-75, le Parti socialiste portugais a ainsi pris la place unique d’une formation politique qui rompait avec le passé salazariste tout en s’érigeant comme un rempart contre « le danger communiste », épousant les valeurs du capitalisme de marché. La défense inconditionnelle de la variante privée du capitalisme a été suivie par la gestion du processus d’intégration du pays dans l’espace capitaliste européen. Période caractérisée par un investissement massif de fonds européens qui a fondé le consensus social démocratique et créé un climat de corruption généralisé dont ont profité l’appareil du parti et la plupart de ses cadres. Il faut avoir présent à l’esprit cette origine particulière du Parti socialiste portugais pour comprendre ce qu’il est devenu aujourd’hui : un puissant appareil électoral et clientéliste, férocement accroché au pouvoir de l’argent6. Les actes de Monsieur Medina sont en phase avec cette nature, avec l’esprit bureaucratique répressif qui en découle.
Sous le soleil et la douceur de vivre, il y a un pays triste, forcément, car écrasé par un destin de soumission. Une société qui peine à se projeter dans l’avenir, qui vit dans un présent fataliste, où l’on a du mal à percevoir des signes d’avenir. Un air de fado, dites-vous ? Le poète surréaliste portugais Mario Cesariny résuma naguère dans une phrase ironique le carcan qui, au Portugal, étouffe le rêve et l’espoir d’un autre futur : « Demain, il y aura encore du foot ! »
Mais laissons le pessimisme pour des temps meilleurs, disaient les anars portugais du début du XXe siècle ! Sous les décombres de la tristesse folklorique, dans une société vidée de son énergie vitale, ici et là, l’esprit contestataire refait surface. Dans le silence du consensus moderniste vendu par les monstres du capital et ses politiciens, des cris se font entendre, des signes lumineux d’insubordination indiquent un chemin différent. L’action de quelques jeunes sur un rond-point d’aéroport n’est pas une initiative isolée. Plus au nord, vers le pays galicien, dans les montagnes du parc naturel du Gerês/Xurês, l’opposition à l’exploitation toute proche de la plus grosse mine de lithium à ciel ouvert d’Europe par une multinationale vorace s’installe et s’affermit depuis 2018 7. Tout n’est pas perdu dans le pays de « Grândola, Vila Morena8 ».
* Charles Reeve, pseudonyme de Jorge Valadas, a écrit plusieurs ouvrages sur la société portugaise.
Opus 1 : "Le variant asiatique du fado portugais"
1 Paru chez Actes Sud en 2016 avant d’être traduit en portugais en 2021 chez Antigona par Luís Leitão sous le titre Dos Nossos Irmãos Feridos, De nos frères blessés est un roman revenant sur l’histoire de Fernand Iveton, ouvrier et militant de l’indépendance algérienne, guillotiné pour avoir tenté, en novembre 1956, un sabotage à la bombe dans l’usine où il travaillait.
2 Publié à Lisbonne chez Caleidoscopio en 2020, ce livre de José Matos et Luís Barroso n’a pas (encore) de version francophone. Son titre peut se traduire par : « Dans les méandres de la guerre : l’Estado Novo et l’Afrique du Sud dans la défense de la Guinée ».
3 Sur les récentes violences et crimes racistes au Portugal, touchant la jeunesse d’origine africaine et les immigrés de l’Est, lire« Le Portugal face à son passé colonial », CQFD n° 191 (octobre 2020).
4 « Portugal negociava a 24 de Abril de 1974 a compra de 32 caças Mirage para a guerra na Guiné » (17/05/2021).
5 Le mot « pide » reste dans le langage populaire au Portugal comme synonyme de mouchard, celui qui dénonce, qui fait de la délation. La Pide (Polícia internacional e de defesa do estado) était la police politique de l’ancien régime salazariste de facture fasciste.
6 Pour un bref retour sur l’histoire récente du Portugal et quelques-uns de ses moments émancipateurs, on peut lire ce livre de l’auteur du présent article : La Mémoire et le feu – Portugal, l’envers du décor de l’Euroland, L’Insomniaque, 2006. Sur la révolution portugaise : Phil Mailer, Portugal 1974-75, révolution manquée ? (trad. C. Lamoureux, É. Lesourd, D. Prévost), Les Nuits rouges, 2019. Ainsi que Raquel Varela, un peuple en révolution – Portugal, 1974-1975 (trad. Hélène Melo), Agone, 2018, un travail historique avec une riche documentation présentée dans une perspective avant-gardiste trotskiste.
7 Lire à ce sujet « Covas de Barroso : le plus grand projet d’exploitation de lithium d’Europe », Lundi Matin (20/09/2021).
8 Composée par Zeca Afonso, cette chanson, censurée par le régime salazariste, est un emblème de la révolution des Œillets.
Cet article a été publié dans
CQFD n°202 (octobre 2021)
Au menu de ce numéro, un dossier sur le complotisme. Mais aussi : la relaxe des « 7 de Briançon », Bure et sa poubelle nucléaire, un guide pratique sur la masturbation féminine...
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Paru dans CQFD n°202 (octobre 2021)
Par
Illustré par L.L. de Mars
Mis en ligne le 12.11.2021
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