En virée chez l’oncle Sam

Du syndicalisme par temps maussade

En vadrouille aux États-Unis, Charles Reeve nous livre un instantané de ses réflexions. Deuxième épisode sur les grèves historiques dans le secteur de l’automobile et d’un possible renouveau de syndicalisme de lutte.
Phillémon Collafarina

État du Massachusetts, aux États-Unis, septembre 2023. Nous tournons en rond à Somerville, dans la banlieue de Boston, à la recherche d’un restaurant portugais. Une bonne adresse, nous a-t-on dit. Il pleut à verse. Dans un terminal de bus, j’approche un jeune chauffeur afro-américain au sourire avenant. Peut-il nous aider ? « Frère, je n’ai aucune idée. Je vais prendre mon service mais je ne sais même pas où nous sommes ! m’explique-t-il. Désormais nous ne sommes plus attachés à une ligne, c’est au petit bonheur la chance. Le matin, je ne sais pas où on me place, et le soir, je ne sais pas où je me trouve quand je termine mon service. C’est la flexibilité, mec ! On ne connaît plus nos itinéraires, on ne croise plus les habitués de telle ou telle ligne. C’est très fatigant. Je ne vais pas tenir longtemps. Ils ont détruit le service et après, ils mettront une affiche : “Help wanted !” [On embauche]. »

Oui, Help wanted est visible partout. Mais jamais on ne mentionne à quel tarif et avec quelles conditions de travail. Vu de l’extérieur, le monde du travail surprend par la pléthore de salariés, sur les chantiers, les services, les commerces, les transports. Mais après the Great Resignation [la grande démission], du nom donné aux États-Unis à la vague de démissions professionnelles qui a suivi la pandémie de Covid en 2020, en particulier dans les domaines de la restauration et du commerce, l’heure semble être au grand désabusement.

« C’est un pays de fous »

À Somerville comme ailleurs, des gens traînent dans la rue, font la manche, désocialisés, perdus. Alors que dans le métro de New York, les contrôles sont rares, à Boston, c’est le contrôleur lui-même qui nous ouvre les portillons d’accès au quai. « Dépêchez-vous, on s’en fout du billet, vous payerez la prochaine fois », nous dit-il avec empressement. À une centaine de kilomètres à l’ouest de là, dans un restaurant de Greenfield, nous échangeons quelques mots en espagnol avec le serveur. Originaire du Guatemala, il perd tout de suite son attitude distante pour nous parler franchement : « C’est un pays de fous et ils veulent nous faire devenir tous fous. Alors, amigo, tranquilo, tranquilo. » Quelques jours plus tard, nous reprenons la route vers le sud, direction Manhattan. Au comptoir d’un bar devant le fleuve Hudson, à Battery Park, le serveur argentin nous interpelle sur la bataille perdue contre la réforme des retraites : « Dommage, ça nous aurait donné un bon exemple. Ici, je vais être obligé de travailler jusqu’à ma mort ! » Un client assis à côté s’en mêle : « Nous sommes le pays le plus riche au monde. On devrait arrêter de travailler à 40 ans et c’est tout le contraire1 », dit-il en nous offrant le café. Cinq ans après notre dernier séjour à Manhattan, tous les travailleurs que l’on croise semblent désabusés. Même si parler de capitalisme, d’exploitation et de classe ne choque plus grand monde dans les personnes que l’on croise, la violence des inégalités de revenus, et la coexistence de la misère et de la richesse semblent être le seul horizon promis.

« Eat the rich »

Et voilà qu’en octobre dernier, les ouvriers de l’automobile s’invitent dans le débat avec une grève massive qui s’installe dans les premières pages du Wall Street Journal et du New York Times. En photo, Shawn Fain, le président du syndicat United Auto Workers (UAW), arborant un T-shirt avec un des slogans du mouvement Occupy, « Eat the rich » [manger les riches], qui a choqué les gens « respectables ». Après la grève médiatisée des scénaristes de Hollywood, ou encore celle des 75 000 travailleurs médicaux de Kaiser Permanente, l’un des plus gros groupes hospitaliers privés, la grève de l’automobile contre les Big Three2 a pris une importance considérable, mais les forces syndicales sont affaiblies. Le taux de syndicalisation moyen est de l’ordre de 10 % – son plus bas niveau historique – et 6 % dans le privé. Dans le secteur de l’automobile, il a vertigineusement chuté. Electricien chez Chrysler (devenue Stellantis), Shawn Fain, élu en mars 2023, est un opposant à la politique de concessions qui prédominait. Issu d’un milieu protestant de gauche et figure très populaire, il tient un discours de classe combatif, aux relents bibliques, centré sur l’égalitarisme et la critique des riches et des puissants.

De leur côté, les Big Three s’inquiètent de ce changement d’attitude et cherchent à riposter. Que ce soit en criant au chantage, ou en accusant les grévistes de faire le jeu des concurrents, Toyota et Tesla, tout en minimisant la radicalité du discours de Fain. Pour William Clay Ford Jr, le patron de Ford, « il s’agit en grande partie de théâtre […] la rhétorique n’a pas d’importance […] Et quand tout est fini, nous formons à nouveau une seule équipe et nous devons aller de l’avant3 ». Au fond, ce qui est nouveau, insaisissable, c’est l’état d’esprit survolté de la base ouvrière. Trump lui-même, lors d’une visite électorale sur le site du fabricant de pièces automobiles Drake Enterprises, au nord de Détroit, s’est senti obligé de faire l’éloge paternaliste de Fain : « Votre nouveau chef est un bon gars. Les dirigeants de votre syndicat n’ont qu’à me soutenir et, une fois élu, je m’occupe du reste ! ». Tout en expliquant que ce sont les voitures électriques (et les défenseurs du climat…) qui sont responsables de la crise de l’automobile et du chômage ouvrier…

Un nouveau souffle dans le syndicalisme états-unien

Seule la lutte paye, et après six semaines d’une grève historique, les membres de l’UAW ont fait plier les géants de l’automobile aux États-Unis. Avec à la clé, 25 % d’augmentation des salaires sur 4 ans, un retour à l’indexation des salaires sur l’inflation, le passage en contrat indéterminé des ouvriers temporaires avec d’importantes augmentations de salaire dans un délai de quelques années, le droit de regard syndical sur la fermeture d’usines et les investissements à venir. Certains voient dans cette grève un signal fort du renouveau du syndicalisme américain4. C’est en tout cas une première consolidation face au déclin en cours. Pour que la situation bascule en faveur des travailleurs, il faudrait que le taux de syndicalisation augmente et qu’il s’étende aux autres compagnies qui dominent le marché des nouvelles voitures électriques. Il faudrait aussi que les ouvriers des États du Sud acceptent l’implantation syndicale. Mais déjà, certains constructeurs augmentent les salaires dans le but de saper l’attrait de la syndicalisation, et du point de vue de la force collective, la photo est plus trouble.

Le syndicat, horizon indépassable ?

Aux États-Unis, même si l’engagement des travailleurs dans les luttes et leur participation aux piquets de grève sont manifestes, cette énergie ne se retrouve pratiquement jamais dans des formes d’auto-organisation, le respect du fonctionnement syndical restant la règle. Les syndicats n’ont donc pas appelé à une quelconque organisation en dehors de la formation de piquets. Les décisions de grève – indéniablement très efficaces – ont été menées de façon bureaucratique, par la direction et sans consultation de la base ; les travailleurs étaient informés (par SMS), parfois quelques heures à peine avant la grève.

Le syndicat semble être un horizon indépassable et les luttes se cantonnent aux limites du monde tel qu’il est ; l’absence d’activité collective de la base ne laisse pas s’épanouir de relations sociales nouvelles ; la gauche socialiste – qui fait de l’entrisme dans le parti démocrate – met toutes ses forces dans les tendances réformistes des syndicats ; et en continuant à fonctionner selon des principes politiques hiérarchiques, la lutte canalise son énergie vers l’avènement de nouveaux dirigeants. On vit une époque « formidable » mais, par ces temps maussades, l’avenir n’est pas garanti.

Par Charles Reeve

1 Même si les Étasuniens peuvent prendre leur retraite à partir de 62 ans, le système de retraite mixte, moins protecteur et plus individualiste, en pousse beaucoup à devoir continuer de travailler pour subvenir à leurs besoins.

2 Surnom donné aux trois géants étasuniens de la construction automobile : General Motors, Ford et Chrysler.

3 « For Bill Ford, “Every Negotiation Is a Roller Coaster” », The New York Times,18/10/2023.

4 « Grèves aux États-Unis : “Une opportunité nouvelle pour la gauche” », Mediapart, 30/09/2023.

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