Ne pas marcher au pas
Réformés P4, ou l’art de se libérer des obligations militaires
« P1 tu es normal, P4 tu vas mal, P5 tu vas très mal. À partir de P4 tu es exempté », résume Jean Calaverada au début du livre. P4 (La Pigne, 2023), du nom du fameux « indicateur d’aptitude psychiatrique à l’engagement militaire », c’est la joyeuse compilation de douze histoires d’hommes qui ont réussi à se faire libérer de leurs obligations militaires. Réformés, car trop « dingues », « asociaux », « homosexuels » ou « suicidaires » pour l’armée, ils nous racontent leurs journées d’évaluation avant le service militaire – les fameux « trois jours », qui n’en durent en réalité qu’un et demi. De Limoges à Vincennes, le bouquin célèbre à la manière d’un contre-récit de la mémoire collective « les exploits de réformés » de ceux qui ne voulaient pas être bons pour le service.
Du trajet en train à l’époque des wagons à banquettes aux « longues périodes de glande » à la caserne, en passant par la visite médicale et les cases à cocher des tests psychotechniques, les récits se suivent et se ressemblent. Les Pignons noirs ont entre 18 et 27 ans quand ils sont convoqués en vue de leur « incorporation » à l’armée. Sauf que, eux, n’iront pas – réformés, en dépit de leur entourage qui voudrait les voir « devenir des hommes » et « servir la patrie ». Comme le résume Steve Golden : « L’insoumission me tentait, mais la prison nettement moins – tâter de la paille humide du cachot parce que je conchie le principe militariste ? » Deux ans de service civil à l’ONF (Office national des forêts) comme objecteur de conscience ? « Rien à gagner à perdre du temps », écrit le même Steve.
Pour obtenir le totem P4, qui les exempte de la « Grande Muette », les stratégies divergent. Certains ont prévu le coup en se fournissant en ordonnances complaisantes chez des psychiatres ; d’autres s’affament, se pointent à la caserne sans s’être lavés, inventent des histoires familiales violentes devant les sergents-psychiatres. Pour Pierre Korber, c’est une « petite pilule » filée par un copain médecin qui donne l’air assez dérangé pour éviter de faire la guerre coloniale en Algérie. D’autres déroulent « leur meilleure prestation théâtrale » de dépressif sous les invectives des gradés, et tiennent leur rôle pendant plusieurs interminables jours sous surveillance à l’hôpital militaire.
Au fil de leurs souvenirs, entre deux couplets de chansons antimilitaristes et les dessins de Cabu, les états d’âme et les idéaux de ces « inadaptés » prennent forme : le pacifisme fervent et la haine des armes, l’angoisse de l’uniforme, la joie de la liberté retrouvée une fois exemptés… Se dessinent également les débats de la « gauche » vis-à-vis du service militaire, entre injonction à s’enrôler pour apprendre à manier les armes, et projet de monter des comités de soldats1. Mais ce livre, c’est surtout l’antimilitarisme mis en page ; celui qui abhorre le kaki, vomit l’autorité, et s’oppose à toute guerre en sifflotant : « Tant qu’il y aura des militaires / Soit ton fils, et soit le mien / Il ne pourra y avoir sur terre/ Pas grand-chose de bien…2 ».
1 Groupes formés par les appelés depuis les casernes pour dénoncer les dérives du quotidien militaire.
2 Paroles de la chanson « Giroflé, Girofla », écrite par la poétesse allemande Rosa Holt en 1935 après avoir fui l’Allemagne nazie.
Cet article a été publié dans
CQFD n° 227 (février 2024)
Ce numéro 227 signe le retour des grands dossiers thématiques ! « Qui sème la terreur ? », voici la question au programme de notre focus « antiterrorisme versus luttes sociales ». 16 pages en rab ! Hors-dossier, on décrypte aussi l’atmosphère antiféministe ambiante, on interroge le bien-fondé du terme « génocide » pour évoquer les massacres à Gaza, on retourne au lycée (pro) et on écoute Hugo TSR en cramant des trucs.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n° 227 (février 2024)
Par
Illustré par P2P
Mis en ligne le 09.02.2024
Dans CQFD n° 227 (février 2024)
Derniers articles de Léna Rosada