Ne pas marcher au pas

Réformés P4, ou l’art de se libérer des obligations militaires

Avec P4, la mauvaise troupe des Pignons noirs nous régale d’une poilante série de témoignages sur comment, entre 1961 et 1981, ils ont échappé au service militaire obligatoire en se faisant réformer pour raisons psychiatriques.
Il y a quatre petits soldats de plombs. Mais le quatrième s'échappe par le fond plutôt que de rester au garde à vous comme les autres
Illustration P2P

« P1 tu es normal, P4 tu vas mal, P5 tu vas très mal. À partir de P4 tu es exempté », résume Jean Calaverada au début du livre. P4 (La Pigne, 2023), du nom du fameux « indicateur d’aptitude psychiatrique à l’engagement militaire », c’est la joyeuse compilation de douze histoires d’hommes qui ont réussi à se faire libérer de leurs obligations militaires. Réformés, car trop «  dingues  », «  asociaux  », «  homosexuels  » ou «  suicidaires  » pour l’armée, ils nous racontent leurs journées d’évaluation avant le service militaire – les fameux « trois jours », qui n’en durent en réalité qu’un et demi. De Limoges à Vincennes, le bouquin célèbre à la manière d’un contre-récit de la mémoire collective « les exploits de réformés » de ceux qui ne voulaient pas être bons pour le service.

Du trajet en train à l’époque des wagons à banquettes aux « longues périodes de glande » à la caserne, en passant par la visite médicale et les cases à cocher des tests psychotechniques, les récits se suivent et se ressemblent. Les Pignons noirs ont entre 18 et 27 ans quand ils sont convoqués en vue de leur « incorporation » à l’armée. Sauf que, eux, n’iront pas – réformés, en dépit de leur entourage qui voudrait les voir « devenir des hommes » et « servir la patrie ». Comme le résume Steve Golden : « L’insoumission me tentait, mais la prison nettement moins – tâter de la paille humide du cachot parce que je conchie le principe militariste ? » Deux ans de service civil à l’ONF (Office national des forêts) comme objecteur de conscience ? « Rien à gagner à perdre du temps », écrit le même Steve.

Pour obtenir le totem P4, qui les exempte de la « Grande Muette », les stratégies divergent. Certains ont prévu le coup en se fournissant en ordonnances complaisantes chez des psychiatres ; d’autres s’affament, se pointent à la caserne sans s’être lavés, inventent des histoires familiales violentes devant les sergents-psychiatres. Pour Pierre Korber, c’est une « petite pilule » filée par un copain médecin qui donne l’air assez dérangé pour éviter de faire la guerre coloniale en Algérie. D’autres déroulent « leur meilleure prestation théâtrale » de dépressif sous les invectives des gradés, et tiennent leur rôle pendant plusieurs interminables jours sous surveillance à l’hôpital militaire.

Au fil de leurs souvenirs, entre deux couplets de chansons antimilitaristes et les dessins de Cabu, les états d’âme et les idéaux de ces « inadaptés » prennent forme : le pacifisme fervent et la haine des armes, l’angoisse de l’uniforme, la joie de la liberté retrouvée une fois exemptés… Se dessinent également les débats de la « gauche » vis-à-vis du service militaire, entre injonction à s’enrôler pour apprendre à manier les armes, et projet de monter des comités de soldats1. Mais ce livre, c’est surtout l’antimilitarisme mis en page ; celui qui abhorre le kaki, vomit l’autorité, et s’oppose à toute guerre en sifflotant : « Tant qu’il y aura des militaires / Soit ton fils, et soit le mien / Il ne pourra y avoir sur terre/ Pas grand-chose de bien…2 ».

Par Léna Rosada

1 Groupes formés par les appelés depuis les casernes pour dénoncer les dérives du quotidien militaire.

2 Paroles de la chanson « Giroflé, Girofla », écrite par la poétesse allemande Rosa Holt en 1935 après avoir fui l’Allemagne nazie.

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