[|Le championnat des patrons|]
Après avoir parcouru les stands de matériel haute-technologie et ceux des organismes de formation, on trouve enfin les Cordistes en Colère. Réuni·es autour d’une table à l’écart, la quinzaine de militant·es ne prêtent pas grande attention aux épreuves. Créée en 2018, l’association Cordistes en Colère, Cordistes Solidaires est née de la peine suscitée par la mort d’un de leurs collègues, Quentin, enseveli dans un silo en juin 2017. Elle défend depuis les accidenté·es du travail et leurs proches, et milite pour de meilleures conditions de travail grâce à sa branche syndicale, le Sysoco ou Syndicat Solidarité Cordistes. Pour eux et elles, ni barnum, ni mention au programme. Malgré plusieurs demandes, l’association n’a pas été officiellement invitée à l’évènement organisé par France Travaux sur Cordes, le principal syndicat patronal de la profession. « Lors de la dernière édition en 2022, on nous a reproché de gâcher la fête des cordistes », raille Greg, engagé depuis la création du groupe. Et surtout d’avoir mis sur la table la question des mort·es au travail lors d’une table ronde qui réunissait salarié·es et patronat. « Ces championnats, c’est la vitrine du travail sur corde pour les marques et les entreprises qui le vendent. Alors que nous, on raconte les morts et comment les mecs sont complètement fracassés après dix ans dans ce boulot », continue Pierre, descendu exprès de Grenoble. « On n’est pas venus pour la compétition, mais pour construire la solidarité. Dans notre boulot, pour durer, il faut se préserver. Les épreuves de vitesse au chrono’, c’est l’inverse de ce qu’on fait en réalité pour rester en sécurité », ajoute Dino, cordiste depuis deux ans.
[|Ne plus marcher sur la corde raide|]
Il y a quelque chose de pesant dans les regards. La veille, alors que le groupe venait d’arriver, ils et elles ont appris le décès d’un cordiste, Iason. Il est mort des suites d’un accident de travail survenu la semaine précédente sur un chantier de sécurisation de falaise à Lourdes. « C’est le troisième mort cette année », nous confie Dino, pendant que le speakeur s’enthousiasme sur les performances d’un des compétiteurs. Depuis 2006, 35 cordistes sont morts dans l’exercice de leur profession. « La trop longue liste de nos morts et de nos accidentés ne cesse de s’allonger […], mais quoiqu’ils en disent, les responsables gardent les yeux braqués sur leurs profits », écrivent les membres de l’asso’ dans la très instructive Gazette des prolos au championnat des patrons, canard maison qu’ils et elles publient à chaque édition [3] du championnat. Afin d’éviter de futurs accidents, les Cordistes en Colère effectuent un travail de recensement et d’analyse des accidents – non sans avoir demandé, en vain, à France Travaux sur Cordes de prendre en charge ces études. « Si on ne tire pas des enseignements des accidents, c’est voué à se répéter, continue Greg. Quand il y a une erreur humaine, il y a des causes derrière. Des manques de chefs de chantier, de matériel… Les cordistes sont souvent livrés à eux-mêmes avec beaucoup de responsabilités sur les épaules. »
Ce travail de documentation leur permet aussi de revendiquer une expertise, en tant que premier·es concerné·es, sur ce que cet environnement de travail a de structurellement délétère. « Le turnover est énorme ; sur les 5 000 équivalents temps plein qui constituent la profession, 30 % sont de nouveaux entrants qui ont moins d’un an d’expérience », continue d’exposer Greg. Beaucoup ne tiennent pas plus de quelques années dans le métier ; la plupart sont intérimaires et changent fréquemment d’entreprise et de chantier. Dans ces conditions, difficile de mettre en place toutes les bonnes pratiques qui permettent de réduire les risques… et de fédérer pour construire la lutte syndicale. Les jeunes cordistes sont souvent attiré·es par la communication des syndicats patronaux et des organismes de formation, réalisée à grand renfort de vidéos publicitaires montrant des cordistes au travail suspendu·es à des falaises magnifiques pour des salaires coquets. Mais la réalité est moins reluisante. « J’ai passé mes derniers mois à Saint-Nazaire, à faire de la peinture sur les coques des paquebots. Tu reçois les éclaboussures de celui d’au-dessus, c’est une tâche ingrate typique du milieu industriel », témoigne Pierre. « En intérim, tu touches le SMIC. Le reste, ce sont des primes de déplacement ou de pénibilité, qui ne sont pas prises en compte pour ta retraite. C’est se tirer une balle dans le pied pour demain. Et en cas d’accident, tu te retrouves avec 900 balles d’indemnités [4] », termine Greg. À quoi il faudrait encore ajouter l’usure professionnelle importante [5], un sexisme et un virilisme pesant sur les chantiers pour les femmes qui représentent 2 % de la profession [6], ou les accidents de trajet pour des travailleur·euses qui parcourent parfois des centaines de kilomètres pour aller bosser.
[|Transmission, ficelle de la lutte|]
Au championnat, la foule est absorbée par les finales. Le stand militant, où sont exposées des fiches sur les indemnités ou sur le droit de retrait en cas d’intempéries, attire néanmoins quelques participant·es et des regards de sympathie. « Hier on a déambulé avec un infokiosque mobile. Le guide des grilles des salaires à négocier a eu du succès », explique Aurélien, cordiste marseillais. « Notre but, c’est d’abord d’entrer en dialogue avec les autres cordistes,explique Léo, cordiste depuis trois ans et demi. Mais ce soir, on compte bien perturber la cérémonie de remise des prix ! » Sous la table, la banderole est déjà prête : « Patrons de la corde, champions de la mort au travail », peut-on y lire en lettres capitales.
Et acte. Avant l’annonce du podium, ils et elles s’emparent du micro, pour clamer tout haut leurs revendications et arracher une minute de silence aux organisateurs [7]. Une opération réussie à ajouter à la liste des quelques combats victorieux, notamment l’inscription de leur métier comme « profession particulièrement exposée » au dernier Plan santé travail du ministère du Travail. Sur le terrain, « les grèves se multiplient, il y en a eu au moins trois rien que l’année passée », sourit Greg. À Marseille, en février, une seule journée de grève des salarié·es a suffi pour décrocher une augmentation du salaire de 2,3 % du taux horaire. À Saint-Nazaire, au printemps, une grève des intérimaires a permis de récupérer des indemnités de déplacement et du matériel de sécurité. Manifestement, quand les cordistes jouent du mousqueton pour secouer le patronat, ça paye !
[/Par Léna Rosada/]