Solidarité par temps de crise

« Dans une situation de guerre, tous nos destins sont connectés »

La 5e édition de « Les Peuples veulent », rencontres internationalistes réunissant une soixantaine d’invité·es venant de plus de 40 pays, aurait dû se tenir au Liban. Mais les bombardements israéliens sur le pays l’ont poussée à se réunir à Marseille. L’occasion pour CQFD d’aller à la rencontre d’Ayman, membre du collectif d’entraide queer Queer Mutal Aide Lebanon (QMA), basé à Beyrouth, pour l’interroger sur le militantisme de terrain face à la guerre.

Pourquoi avoir fondé Queer Mutal Aide ?

« Quelques mois après les soulèvements d’octobre 2019, on s’est demandé·es : comment faire pour que la communauté queer s’organise ? En août 2020, le port de Beyrouth a explosé. Les maisons de 300 000 personnes ont été détruites et de nombreuses personnes queers et trans ont été déplacées ou blessées. Nous avons donc levé des fonds en urgence, grâce à des collectes internationales et nous avons commencé à nous organiser. L’entraide communautaire est une pratique très commune au Liban : c’est la famille, le voisinage, le quartier qui jouent ce rôle. Mais pour les queers, c’est différent : nous sommes souvent exclu·es des solidarités traditionnelles basées sur la famille et l’hétéropatriarcat.

« Nous sommes souvent exclu·es des solidarités traditionnelles basées sur la famille et l’hétéro­patriarcat »

Notre objectif n’est pas le plaidoyer politique ; c’est de nous garder nous-mêmes en vie. Si nous critiquons l’impérialisme, le sionisme, le racisme, le patriarcat ou le sectarisme1, notre action se concentre d’abord sur l’aide aux premier·es touché·es par ces structures de pouvoir : les queers et les réfugié·es.

Notre équipe organisatrice est composée d’une dizaine de personnes, tous·tes bénévoles et majoritairement basé·es à Beyrouth. Chacun·e d’entre nous est en contact direct avec des personnes de la communauté et est à l’écoute de leurs besoins et idées. Parfois, on nous demande une aide financière, 200 dollars pour payer un loyer. Nous essayons aussi d’aider les membres de la communauté à accéder à l’autonomie financière. Par exemple, avec les fonds d’une ONG, nous avons aidé des conducteur·ices de taxi à acheter les véhicules qu’iels louaient auparavant, ce qui permet désormais de transporter de manière sûre d’autres membres de la communauté. »

Comment décrirais-tu la situation des personnes queers au Liban ?

« Ces dernières années, nous avons assisté à une montée des discours et actions antiqueer et antimigrant·es de la part de groupes et partis politiques. Par exemple, iels ont attaqué le Madame Om, un bar accueillant des spectacles drag, causant plusieurs blessé·es à l’été 2023. Des milices d’extrême droite chrétiennes comme les Jnoud el Rab (soldats de Dieu) financées par des partis politiques chrétiens comme les Phalanges libanaises2 ont tenté de rétablir des pratiques datant de la période de la guerre civile avec des prises de contrôle de quartiers, et des attaques contre des Syrien·nes et contre les queers pour les en expulser.

Depuis le 7 octobre, avec le déplacement de l’attention vers Gaza et le front libanais, ces persécutions ont diminué. Aujourd’hui, on est tous·tes dans le même bateau. Parler de violence, c’est d’abord parler de celle d’Israël. Les tirs israéliens ne visent pas directement les personnes queers, mais leurs bombes ne font pas la différence. Donc pour nous, l’anti­sionisme est une cause queer, de manière très concrète et matérielle. »

« Pour Mahdi Amel, l’État libanais est une structure néo­­coloniale bâtie avec le soutien des pouvoirs coloniaux et de la bourgeoisie nationale sectaire »

Qu’est-ce qui a changé pour vous après le 7 octobre 2023 ?

« Depuis le début de la guerre de basse intensité entre Israël et le Hezbollah en octobre 2023, principalement au Sud, 100 000 personnes ont déjà été déplacées. En septembre de cette année, avec l’escalade du conflit, ce sont un million et demi de déplacé·es, beaucoup ayant afflué vers Beyrouth. Nous avons donc organisé des relocalisations, notamment de personnes queers et de femmes cis victimes de violences domestiques, en trouvant des hébergements sûrs. Depuis le 7 octobre, notre travail n’a donc pas beaucoup changé : il a juste augmenté. »

Dans un contexte de guerre, les différences politiques s’effacent ?

« Nous avons toujours eu un discours critique sur tous les partis politiques et tous les mouvements religieux du Liban – le Hezbollah compris. Mais cette période de guerre rebat un peu les cartes : après tout, le Hezbollah agit alors que notre armée nationale ne fait rien. On ne s’empêche pas d’être critiques, mais nous sommes face à une entité génocidaire. Tout notre collectif se mobilise, pour organiser des cuisines collectives, assister les déplacé·es et transporter leurs affaires… On aide les gens, peu importe leurs valeurs et idées politiques. Dans une situation de guerre, tous nos destins sont connectés. Les aides de l’État sont sélectives : elles excluent systématiquement les réfugié·es syrien·nes, déplacé·es depuis des années, pour n’aider que les déplacé·es libanais·es. Nous, on aide de manière inconditionnelle. Avant, en tant que queers, nous avions surtout des liens avec des gens et des organisations de confiance. Mais les bombes ne distinguent pas entre les genres, les sexualités ou les races. »

Quelle est l’opinion de votre groupe sur le pacifisme et le militarisme ?

« En parler est complexe pour nous, car l’histoire du Liban est maillée de guerres. Le recours aux conflits armés a surtout semé le chaos. C’est ce qu’on a observé lors de la guerre civile du Liban des années 1970 jusqu’aux années 1990 et c’est, je crois, ce qu’il s’est aussi passé avec la révolution syrienne de 2011. Pourtant, quand on vient de cette région, il est aussi difficile d’ignorer ou de reléguer au second plan la nécessité d’une résistance armée. Gaza illustre bien la limite de cette réflexion. Là-bas, tout a été tenté : appels à la communauté internationale, sollicitations de leur propre État, grèves, manifestations, grandes marches du retour… Mais rien n’a fonctionné. »

« Mais les bombes ne distinguent pas entre les genres, les sexualités ou les races »

Imaginez-vous une issue favorable aux conflits actuels menés par Israël ?

« Imaginer une issue favorable semble irréalisable avec les frontières actuelles, et alors qu’Israël continue d’étendre les siennes. Initialement, notre région était dirigée comme un seul territoire sous l’Empire ottoman. Elle est aujourd’hui bâtie sur les séquelles coloniales de la Première Guerre mondiale : ce sont les accords de Sykes-Picot de 1916 entre la France et l’Angleterre qui ont redessiné les frontières de la région. Cela a créé des divisions nationales et coloniales entre la Syrie, la Palestine et le Liban, alors que les territoires étaient reliés. Un des écrivains les plus intéressants du Liban, Mahdi Amel, un intellectuel marxiste assassiné en 1987, a décrit l’État libanais comme une structure néocoloniale bâtie avec le soutien des pouvoirs coloniaux et de la bourgeoisie nationale sectaire. L’historien Samir Kassir dans son livre Indépendance pour le Liban, démocratie pour la Syrie rappelle pour sa part l’interdépendance et de l’interconnectivité qui existe entre nos territoires. Aujourd’hui, les luttes révolutionnaires en Syrie et au Liban, et celles pour la libération du peuple palestinien, sont intrinsèquement liées. La Déclaration de Balfour3 de 1917 et la Nakba, ainsi que la réponse internationale au sionisme, sont des exemples de cette continuité coloniale ; nous devons y faire face ensemble. »

Qu’attendez-vous de l’internationalisme ?

« Les Libanais·es ont désespérément besoin de l’internationalisme : nous sommes un tout petit pays qui fait littéralement face à toute la puissance de l’empire américain – pas juste à Israël. Nous avons besoin que les gens se mobilisent dans les centres impériaux. Toutes les actions contre l’État d’Israël sont importantes : les manifestations, le mouvement de boycott, l’activisme pour stopper les livraisons d’armes comme Stop Arming Israel. Et évidemment, nous avons besoin des levées de fond pour nous maintenir en vie. »

Propos recueillis par Léna Rosada

1 Le sectarisme au Liban fait référence à l’organisation formelle (18 sectes reconnues par la Constitution) et informelle de la politique et de la société selon des critères religieux.

2 Le parti Kataeb, désormais parti social-démocrate libanais, est un parti d’opposition chrétien à l’organisation paramilitaire, proche du fascisme.

3 Par laquelle le Royaume-Uni se déclare en faveur de l’établissement « d’un foyer national pour le peuple juif » en Palestine.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°236 (décembre 2024)

Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.

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