[|Claire Auzias|]
(1951-2024)
« Quoi Claire Auzias est morte ?!! » s’est exclamé sans pouvoir se contenir le vieux libertaire barbu de Belleville à qui j’apprenais la nouvelle, avant de prendre un air assommé. Il faut dire que la nouvelle de sa mort, survenue le 6 août dernier, n’a pas fait les gros titres des journaux nationaux, pas même ceux de France 3 Rhône-Alpes, elle qui est née à Lyon le 28 avril 1951. La triste information n’a circulé que dans les cercles anarchistes, sa famille en quelque sorte.
Pourtant Claire l’historienne a produit pas mal d’écrits sur les mouvements libertaires et les peuples roms et a même eu droit à un livre entretien biographique : Claire l’enragée ! par Mimmo Pucciarelli (Atelier de création libertaire, 2006). On peut aussi la voir, dans le documentaire de Tancrède Ramonet Ni Dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme (2022), évoquer un Mai-68 vu de Lyon, moins connu que le mois de mai parisien. En 2017, elle consacra une solide étude historique [1] sur le lumpenproletariat de la fin des années 1960 en France, ces trimards, loulous, zonards et autres katangais avec qui elle s’était plongée dans la mêlée des révoltes. Elle-même y laissa quelques plumes, au début des années 1970, goûtant à la défonce et à la prison. Elle réussit toutefois à se tirer vers le haut grâce à ses études d’Histoire, et notamment sa thèse sur les mémoires libertaires des anarchistes lyonnais dans l’entre-deux-guerres, qui sera publiée chez L’Harmattan en 1993. Elle s’évertua ensuite à redonner de la visibilité à l’histoire des femmes au sein des luttes sociales. Elle cosigna avec Annick Houel un livre sur la grève des ovalistes [2] lyonnaises en 1869 [3], considérée comme la « première grande grève des femmes ouvrières en France » et qui marque également, selon les autrices, un « rendez-vous manqué entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ». D’autres invisibles de l’Histoire attirèrent l’attention de Claire. Elle consacra plusieurs ouvrages à l’histoire des Roms, dont le notable Samudaripen, le génocide des Tsiganes (L’Esprit frappeur, 2000) qui participe à combler un oubli sur cette extermination par les nazis. Elle avait dans ses cartons l’idée toujours repoussée d’un livre illustré sur les femmes bandites et pirates. En 2005-2006, elle fonda les éditions Égrégores, qui empruntent leur nom à un ouvrage de l’écrivain surréaliste Pierre Mabille, avec son compagnon d’alors, Arthur [4] (de son vrai nom Christian Marchadier), un autre cher disparu bien connu des services de CQFD dans les premières années du journal. Les deux funambules s’installèrent à Marseille au boulevard de la Liberté… comme par hasard. Pour l’anecdote, leur repas de mariage eut lieu dans les locaux exigus de notre journal. Claire retournera à Paris, Arthur ne quittera pas Marseille.
On regrettera cette femme libre et indomptée, franche et parfois tranchante, avec qui nous cheminerons encore hors des sentiers battus.
[|Étienne Copeaux|]
(1947-2024)
Cette année, la moisson de la grande faucheuse nous a été particulièrement cruelle. L’historien Étienne Copeaux est décédé début juillet. Il a collaboré à plusieurs reprises avec CQFD où il a détricoté avec exigence les mythes du nationalisme turc (ottomanisme, faux-semblants laïcs du kémalisme, négationnisme du génocide des Arméniens, synthèse islamonationaliste de l’AKP). Sur son blog, on peut lire sa longue étude consacrée au massacre méconnu de Sivas [5] qui toucha la communauté alévie aux prises avec une foule manipulée par les islamistes et la propagande nationaliste, le 2 juillet 1993 dans la plaine d’Anatolie centrale. Avec sa compagne Claire Mauss-Copeaux, historienne spécialiste des violences françaises durant la guerre d’Algérie, ils ont écrit en 2005 un ouvrage important sur la partition de Chypre : Taksim ! Chypre divisée (1963-2005) (Le Comptoir des presses d’universités), réédité par les presses de l’Inalco en 2023. Ensemble, ils ont eu une vie riche en dehors de la recherche et de l’enseignement. Pendant des années, ils ont sillonné la France, l’Afrique, le Maghreb, la Sardaigne, à pied, en stop, en solex ou à vélo. Ils ont notamment soutenu la lutte des paysans du Larzac comme celle des ouvrières de LIP…
Souvent écœuré par le conformisme d’une turcologie française complaisante avec le nationalisme turc, Étienne s’inquiétait aussi de la répression qui touchait les intellectuels dissidents en Turquie, dont certains avaient assisté à ses séminaires [6] de l’Université Galatasaray, à Istanbul. Avec son départ, c’est aussi un amoureux des fleurs sauvages, oléiculteur passionné, vendangeur joyeux, joueur de luth insatisfait et humaniste inquiet qui nous laisse dans le chagrin.
[/Par Mathieu Léonard/]