Rapport d’exploration audiovisuelle du continent masqué
Carnaval, langue universelle
Qu’est-ce qu’un vrai carnaval ? Pour nous, qui vivons à Marseille, où sévit un avatar rebelle de ce temps de fête ayant pour noyau la place Jean-Jaurès, aka la Plaine, la réponse se formule ainsi : carnaval, c’est quand les habitants d’un quartier s’organisent pour créer un événement populaire remettant en question l’ordre traditionnel. Le temps d’une journée, la rue est reprise et les puissants brocardés.
Mais carnaval, c’est aussi le rituel cyclique du printemps qui revient, le moment des fous, des gueux. Égaux dans l’ivresse, la transe et la débauche. « La fête n’est pas le temps où nous enfreignons les règles, ni celui où nous les détruisons, mais celui où nous nous en affranchissons. »1 Cette réappropriation de l’espace urbain passe par la proclamation d’un imaginaire décalé. Travestissement, bestiaire chamarré : le rêve est proclamé, la subversion consacrée. On brûle alors ce qu’on déteste : politiciens, flics ou plans d’urbanisme, symbolisés par d’immenses caramantrans2 voués aux flammes.
À chaque ville, continent et époque, ses particularités. Et ses documentaires qui les racontent. Tour de piste subjectif.
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À Bruxelles, quelques doux dingues offusqués par le visage torve de la cité moderne ont décidé d’organiser un carnaval « transperçant le cœur de la ville comme une flèche ». Dans un documentaire de Lou Galopa, Alors ils pourront revenir (2013), ils dénoncent les carnavals officiels « où les gens se mettent sur le côté et regardent passer le spectacle ». Sans autorisation, eux mettent en avant « les valeurs du désordre, de la fête, de la vitalité ». Pour déguisements, fignolés jusqu’à l’outrance, d’étranges figures issues de folklores oubliés : « Il y a le long ours des forces obscures, l’ours renard, l’oiseau au long bec, le gros ours noir à face de botte... », énumère une insurgée carnavalière, posant les premières pierres d’un bestiaire ayant vocation à réveiller la ville d’une patte velue (ou d’un bec acéré).
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En Haïti, il y a un carnaval où les zombies tiennent le haut du pavé. C’est un petit film de Kaveh Nabatian tourné en 16 mm qui documente cela, Nan Lakou Kanaval (2014). On y voit une effervescence démente le jour des festivités, avec des danses, des acrobaties et des agités grimés en morts-vivants. Sous-titrant les images, un poème d’un certain Gabriel Wood Jerry rappelle la symbolique vaudou du carnaval : « Midi sonne comme s’il était minuit / Le vent souffle en direction de la mort / Pour ramasser les brins de paille dispersés aux carrefours de l’histoire. » Et si des chaînes sont de sortie, si des combats sont simulés, à la fin les masques brûlent.
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En Sardaigne, il existe une région rurale reculée, oubliée de l’économie comme des hommes : la Barbagia. Entre usines qui ferment et pauvreté galopante, les villages dépérissent et trouvent dans le rituel du carnaval un exutoire aux avanies. C’est ce que conte Cendres (2016) de Camilla Tomsich, plongée sensible dans le quotidien d’habitants en quête d’échappées. Et à la fin, comme dans tout carnaval libre qui se respecte, les méchants sont brûlés – ici une effigie d’un bourgeois accusé d’une « liste infinie de crimes ». Devant le bûcher, les cris fusent : hier est oublié, c’est aujourd’hui que tout se joue.
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Dans le sud-est de la France, certains parlent occitan. « Lou masc » signifie « sorcier », et « se masca » « s’ensorceler ». On l’apprend dans Carnavàs !, documentaire sonore de Péroline Barbet qui suit des adeptes du carnaval à Pézenas (Hérault), Murs (Vaucluse) et Marseille. « On va se déguiser, on va faire une équipe de charlots, une de vieilles, […] de gangsters, d’Indiens... ». Plaisant programme. Trois ans avant la grande victoire sanitaire des masques, on y évoque les vertus d’un visage dissimulé : « La personnalité individuelle est dissoute, il reste une singularité, qui est anonyme, une force, une puissance. »
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À la Nouvelle-Orléans, des habitants noirs se regroupent en crews dédiés à la célébration du Mardi gras. Leurs parures : de flamboyants costumes de chefs indiens, amoureusement tissés et ornés de perles, de plumes, etc. Le jour des festivités, des battles de danse opposent les gangs emplumés. Une belle réappropriation communautaire décrite dans le film Black Indians (2018) de feue Jo Béranger. Et le chief David Montana de proclamer : « Enlève le Mardi gras indien et le jazz, il n’y a plus de Nouvelle-Orléans ! »
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À Prats-de-Mollo, bourg des Pyrénées-Orientales, fin des années 1970 on grille des saucisses avant de coudre des peaux de bête sur deux hommes du village. Grimés en ours, ils détaleront joyeusement dans tous les sens, balançant de la peinture noire sur les visages. Filmées en 1979 par l’ethnologue Jean-Dominique Lajoux dans L ’ Ours ou l’homme sauvage, les réjouissances se finissent par des danses, une fois les deux bougres privés de leur fourrure. « Ours, ils personnifiaient l’hiver ; rasés et dépouillés de leur pelage, ils symbolisent le printemps. Alors la liesse populaire se déchaîne. »
1 Constellations, collectif Mauvaise Troupe, éditions de l’Éclat, 2014.
2 Structure construite en amont du carnaval et qui participe à la procession.
Cet article a été publié dans
CQFD n°193 (décembre 2020)
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Paru dans CQFD n°193 (décembre 2020)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Patxi Beltzaiz
Mis en ligne le 11.10.2022
Dans CQFD n°193 (décembre 2020)
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