Où te situes-tu politiquement ?
« À l’adolescence, d’un côté j’étais compagnon de route de Lutte ouvrière dont j’aimais le travail et les discussions autour des textes ; de l’autre, j’étais investi dans ce qu’on appelait “le mouvement alternatif” : la musique, les fanzines. J’étais tiraillé entre la révolte joyeuse et foutraque du rock [3] – avec sa dimension d’émancipation totale – et une approche plus sérieuse, scientifique, sur la base de textes, évidemment pas libertaire du tout. Quelque part, en décidant de travailler sur l’anarchisme, j’ai fait une synthèse de ce qui m’intéressait dans les deux : produire une histoire culturelle, avec des spécialistes, des grandes idées théoriques, mais aussi effectuer un travail d’éducation populaire. Quant à la démarche, elle n’est pas prosélyte : l’idée n’est pas que les gens deviennent anarchistes, mais plutôt de faire découvrir l’histoire du mouvement et de ses pratiques de l’intérieur, grâce à des grandes figures, et à des moments importants. »
Les deux premiers épisodes sont sortis en 2016, les deux derniers en 2022. Qu’est-ce qui a changé entre ces deux moments, à la fois dans tes intentions, mais aussi dans le contexte politique ?
« Le passage sur les Provos [4] a été monté au pic des Gilets jaunes. L’absurdité, la bêtise et la violence de la répression qui s’est abattue sur les manifestants résonnait très fort avec celle essuyée par les Provos. C’est d’ailleurs peut-être pour ça que j’ai voulu faire une partie entière sur ce mouvement.
« Forcément, “faire” une histoire de l’anarchisme, c’est partiel »
Après, j’ai fait des choix au fil de l’eau. Forcément, “faire” une histoire de l’anarchisme, c’est partiel : on survole de nombreux événements, on fait des impasses. Par exemple, je ne parle que très peu de l’histoire du mouvement en Argentine, alors qu’elle mériterait un film entier. Pareil pour Notre-Dame-des-Landes. J’ai aussi mis de côté le rôle central joué par les anarchistes dans la mise au cœur des enjeux écologiques, notamment avec Murray Bookchin.
Dans les deux dernières parties, cette histoire partielle est même devenue partiale. Il nous fallait suivre un cheminement. J’ai choisi deux axes. D’un, l’éternelle question violence/non-violence à l’intérieur du mouvement : est-ce qu’on choisit cette stratégie ou, au contraire, est-ce qu’on refuse d’utiliser les moyens que l’État utilise contre nous ? De deux, je me suis penché sur la question de la priorité donnée soit aux minorités agissantes, soit aux mouvements de masse. Ces problématiques peuvent d’ailleurs se recouper, la non-violence cherchant à populariser ses idées et créer des mouvements de masse. »
Cette série a une charge historique : elle fixe une certaine histoire de l’anarchisme...
« C’est bien une histoire de l’anarchisme, il y en a des dizaines d’autres possibles. Ma seule ambition, c’était de faire quelque chose qui n’était pas fait dans les livres. Montrer que la pensée anarchiste, qu’on disait étriquée, petite bourgeoise, synonyme de chaos, limitée à l’Occident, voire aux populations blanches, était en réalité tout l’inverse. Il s’agit d’une histoire mondiale, et pas qu’une histoire de vaincus, mais une histoire parcourue de succès dans la propagation de ses idées et de ses pratiques. Je pense à l’amour libre, la contraception, l’avortement ou encore la mixité dans les écoles.
En revanche, j’essaye de ne pas trop penser que ce que je vais dire est définitif et gravé dans le marbre, sinon je ne ferais plus rien. Je tente de me libérer un peu de tout ça pour rendre l’histoire intelligible. L’anarchisme est une pensée politique sans dogme, sans vérité établie et ce documentaire ne prétend pas en énoncer une. »
À vouloir rendre visible une histoire invisibilisée, ne risque-t-on pas de tomber dans l’écueil inverse et d’apposer une étiquette « anarchisme » à toute sorte de mouvements qui ne s’en revendiquent pas forcément ?
« C’est une difficulté : montrer la cohérence des idées et des pratiques dans un mouvement qui est gazeux. C’est un “grand jeu” auquel se livrent les anarchistes : eux savent exactement qui l’est ou ne l’est pas. Les historiens que j’ai interviewés ne sont eux-mêmes pas d’accord entre eux. Certains ne mettent pas la bande à Bonnot [5] dans l’histoire du mouvement. D’autres tiennent à dire que l’histoire de l’anarcho-syndicalisme est plus large que ça.
« L’anarchisme est un mouvement plus large que ses simples organisations »
Si l’on prend pour exemple la Commune de Paris ou Mai 68, ces deux événements ont porté un souffle libertaire qui a fait évoluer les anarchistes dans leurs pratiques et leurs façons de lutter . En 1968, dans le processus lui-même, une forme d’anarchisme se met en place avec des grèves sauvages, des grèves autogestionnaires ; on parle d’abolition du travail.
J’ai essayé de voir comment les organisations purement libertaires fonctionnent et évoluent, mais aussi comment les mêmes pratiques sont utilisées par des personnes qui ne se disent pas anarchistes, comme les zapatistes. L’anarchisme est rhizomatique, contrairement à d’autres courants politiques dont on peut voir les contours, avec des cartes de parti, des organisations structurées. Il y a des anarchistes de premier plan qui n’ont été dans aucune organisation, comme l’historien et poète Herbert Read ou le théoricien Paul Goodman. “Cette étrange unité qui ne se dit que du multiple”, a dit Deleuze à propos de l’anarchisme. Et c’est bien cela : un mouvement plus large que ses simples organisations. »
Dans tes documentaires, il y a beaucoup de dates, de personnes, de faits. Est-ce que ce n’est pas davantage une histoire des événements que des idées ?
« Ce n’est pas faux, j’espère que la version longue va contrebalancer ça. En faisant une version courte, on est tenté d’aller vers les images les plus spectaculaires. Tout ce qui est de l’ordre de la réflexion, des idées nouvelles, n’est pas forcément mis en image, et ce sont des parties qui nous ont moins intéressées. On a eu davantage envie d’histoires avec des personnages, des événements, du conflictuel. Les apports de Bookchin, Goodman, toute la réflexion du mouvement autogestionnaire, le retour à la terre des années 1970, le renouveau des écoles libres et modernes sont un peu passés au second plan, mais seront dans la version longue. De même pour le mouvement punk qui a eu une vraie charge politique. Ou encore le mouvement autonome, pour qui les paroles divisent et les actions unissent et qui, au sein de groupes affinitaires, a mis en place plein de choses, des squats au mouvement “antifa”.
J’ai finalement tenté de répondre à une demande que l’on me faisait souvent : voir des expériences. C’est pourquoi j’ai par exemple essayé d’expliquer ce qu’est une grève sauvage, de montrer la réalité d’une zone autonome comme le Chiapas, avec des hôpitaux gratuits, la disparition des prisons, etc. »
La recherche d’images d’archives a-t-elle été compliquée ?
« Il y a plusieurs choses étonnantes. Dans les deux premiers épisodes, j’ai trouvé plein d’images du mouvement ouvrier, venues du monde entier, notamment d’Amérique latine. Alors qu’on parle du XIXe siècle ! Mais pour la deuxième moitié du xxe siècle, beaucoup moins. Ça s’explique bien sûr par les dictatures au pouvoir, ou la mainmise des staliniens dans certains pays.
Un autre élément qui peut aller contre les idées reçues, c’est la présence relativement forte de figures féminines au xixe siècle : Louise Michel, Emma Goldman... Elles ont contribué à politiser l’intime, mais elles ont aussi parlé de grève générale, de stratégie de propagande par le fait, elles ont organisé des conférences – à l’époque payantes – devant des publics majoritairement masculins. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a une disparition des figures féminines, dans le mouvement anarchiste comme ailleurs.
Avec une des monteuses du film, on a beaucoup cherché, questionné des spécialistes et on s’est rendu compte qu’on avait du mal à trouver des figures féminines à partir de ce moment-là. À l’exception des combattantes de la guérilla urbaine, comme Joëlle Aubron d’Action directe – présentée comme une amazone de la terreur, avec ces images d’elle nues ressorties par la presse people... On se questionne sur ces femmes-là, entre fantasme et terreur, mais sinon il y a une vraie invisibilisation. Parce que les organisations libertaires sont, comme toutes les organisations, majoritairement masculines, un certain nombre de femmes choisissent d’aller vers le mouvement féministe. Il y a un vrai travail à faire pour montrer que plein de figures féministes étaient aussi des militantes libertaires. »
« Tout un ensemble de pratiques anarchistes sont aujourd’hui inscrites dans nos quotidiens »
Ça veut dire quoi « être anarchiste » aujourd’hui ?
« Selon moi, se dire anarchiste est une grande responsabilité, car cela veut dire qu’on se serait débarrassé des dominations systémiques dont on peut être porteur. Personnellement, étant un homme, blanc, valide, de quarante ans et issu de la bourgeoisie, je ne me dis pas anarchiste, car ça signifierait que je suis complètement libre et émancipé des oppressions dont je pourrais être le vecteur. Être anarchiste, c’est donc plutôt un objectif. L’historien Normand Baillargeon m’a dit un jour que pour lui, c’était son étoile du Nord, quelque chose vers lequel on peut tendre. Un monde égalitaire, c’est presque un rêve d’enfant.
En parallèle, tout un ensemble de choses, de pratiques anarchistes sont aujourd’hui inscrites dans nos quotidiens. La dénonciation du patriarcat, le rejet de possibles représentants du mouvement social, etc. On en voit aussi les traces dans les batailles pour les communs, pour un internet libre, chez les Gilets jaunes... Enfin, on retrouve l’apport de la critique libertaire dans l’intersectionnalité et à l’intérieur des mouvements LGBTQI. C’est lumineux quand on regarde à l’échelle de l’histoire : il y a des gens qui, en entrant par cette porte, se radicalisent, ouvrent leur champ de vision et passent de la révolte à une dynamique révolutionnaire. »
[/Propos recueillis par Michael Garabello & Margaux Wartelle/]