Faites entrer l’accusé

CQFD à la barre

« On l’attend, leur procès ! » Ce mantra a longtemps circulé dans la rédaction de CQFD, tel un appel un peu bravache à toutes les cibles régulières du journal. En ligne de mire, des retombées sinon en piécettes sonnantes et trébuchantes, du moins en notoriété. Récit de nos menues frasques judiciaires.
La unes des CQFD n°19 (janvier 2005) et 153 (avril 2017).

La première fois que CQFD s’est retrouvé sur le banc des accusés ? Il faut nous imaginer lancés à tombeau ouvert avec comme adversaires rien de moins que la Croix-Rouge française (CRF) et son président dans une procédure pour diffamation intentée contre le journal de 2003 à 2005. Une double page d’enquête dans le numéro 6 – une île trop vintage, de grosses bulles tueuses, un héros tragiquement libertaire, ça ne vous rappelle rien ? – s’attaquait au couple infernal violences d’État/pansement humanitaire : en l’espèce, la convention passée entre le ministère de l’Intérieur et la CRF pour « l’accompagnement » des étrangers expulsés par avion1. La chose était assortie de dessins qualifiés de « bêtes et méchants » par l’avocat de la partie civile pour le plus grand bonheur de Berth, leur auteur.

Au final, le bilan fut plutôt mitigé avec 1 501 euros à débourser pour une publicité très relative

Afin de laver son honneur bafoué, l’association française exigeait 65 000 euros. Pour elle, une brindille parmi les centaines de millions brassés chaque année ; pour nous, le budget pour six mois de taf, apéros de bouclage compris ! Au final, le bilan fut plutôt mitigé avec 1 501 euros à débourser (amende, frais de justice et un euro symbolique de condamnation) pour une publicité très relative. Notre avocat de l’époque, certes bénévole, avait même sollicité la clémence des juges de la XVIIe chambre du tribunal judiciaire de Paris (spécialisée dans les délits de presse) en présentant CQFD comme un « tract confidentiel » étant donné sa faible diffusion (1 200 exemplaires vendus en kiosques pour le numéro incriminé). Néanmoins, la campagne de soutien lancée début 2005 (ni la première ni la dernière) avait permis de récolter quelques pépettes, des témoignages roboratifs de la part de confrères comme de lecteurs et des abonnements en plus.

Et de deux !

La deuxième grande affaire judiciaire nous a opposés à la société de courtage matrimonial Eurochallenges, basée à Lyon. « Un moment follement drôle, même si nous avons eu un peu peur », se souvient Muriel Ruef, notre super avocate lilloise. Rappel des faits. En décembre 2010, Mademoiselle, une de nos chroniqueuses, brocardait le site de l’agence, sur lequel des « femmes russes, asiatiques et tous pays2 », rejetant « vigoureusement le modèle féministe3 » pour faire « passer la famille avant tout », attendaient « une relation sur un pied d’égalité avec un partenaire respectueux ». La partie adverse, qui exigeait 14 000 euros de préjudice, avait lu dans cette courte rubrique une accusation de trafic d’êtres humains et de mise en place d’un réseau de prostitution ! Elle sera déboutée et dégoûtée en novembre 2013.

Épilogue. Le 6 mars 2023, le couple à la tête d’Eurochallenges de 2010 à 2014, Gaëlle Burlot et Grégory Thonet, a été condamné à cinq ans de taule (dont 18 mois avec sursis) et 100 000 euros d’amende pour escroquerie en bande organisée, abus de faiblesse et harcèlement moral4. La relaxe de CQFD a-t-elle donné le courage aux pigeons de l’agence de franchir le Rubicon judiciaire ? Toujours est-il que, reconvertis à partir de 2014 dans l’influence « youtubesque » sous les pseudos Sophie Fantasy et Greg Inside, les ex-dirigeants de feu Eurochallenges sont maintenant surtout connus pour avoir ouvert une très lucrative chaîne Youtube mettant en scène leurs enfants Swan et Néo. Business is business.

Ouin ouin

Enfin, beaucoup de plaintes sont restées au stade de la simple menace. C’est le cas du communiqué publié en avril 2017 par Alternative police5, une obscure ramification de la CFDT au sein de la maison poulaga, qui enjoignait les pouvoirs publics à faire preuve de « la plus grande sévérité politique et judiciaire » à l’encontre du mensuel au chien rouge. En cause, la une du numéro 153, méchamment dessinée par Etienne Savoye, qui affirmait « La police tue » tandis que trois condés appartenant à diverses branches de ladite maison précisaient : « Surtout des Noirs, et des Arabes, et un peu des Chinois ! » Nous étions seulement deux mois après l’agression sexuelle du jeune noir Théo Luhaka à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) par trois agents de la brigade spécialisée de terrain (BST), cuvée 2010 d’une variante toujours aussi imbuvable de la police de proximité. En guise de réponse à Alternative police, nous nous étions demandés si l’institution ne se stigmatisait pas elle-même tant les violences policières commises en toute impunité se multipliaient6. Silence radio place Beauvau. Trois des quatre agresseurs de Théo doivent très bientôt passer devant les assises… en janvier 2024.

Iffik Le Guen

Trois questions à Sébastien Dubost

Directeur de publication de CQFD, responsable légal du contenu du canard depuis novembre 2017.

Peux-tu nous décrire tes premiers pas dans la fonction éminemment stratégique de directeur de la publication du journal ?

« J’ai reçu une convocation en automne 2017 “pour une affaire me concernant” au nouvel hôtel de police de la Canebière, alors vanté comme le “navire amiral de la sécurité en Méditerranée”. La veille, en bon soutier de la presse indépendante, j’avais pris une bonne barbe7. Arrivé au guichet, je demande ce que signifie “G.P.” écrit avant le nom de mon convocateur. “Gardien de la paix”, qu’on me répond. Vexé, je marmonne que je pensais avoir droit à un inspecteur, même pas forcément divisionnaire. On me dit d’attendre là et qu’on viendra me chercher pour “m’escorter” jusqu’au bureau. Là, déjà, ça faisait plus sérieux. “Enquête de moralité” pour motif de convoc’, c’était pas mal non plus. Mon “G.P.” était assis sous un poster d’Al “Godfather” Pacino dans un billet d’un million de dollars. Derrière moi, une autre affiche tirée du film Reservoir Dogs : Harvey Keitel, debout, braque un complice blessé au sol. À ma gauche deux GI’s d’Hollywood surarmés courent, poursuivis par une boule de feu. À ma droite un petit diptyque “Pour notre papa chéri”, avec les photos de deux charmantes enfants. État civil, profession, revenus, montant du loyer, antécédents judiciaires… Le “G.P.” a l’air de galérer côté orthographe. Je relis, je signe, ça tamponne, ça y est : directeur ! »

Longtemps prolo du raccourci clavier, qu’as-tu ressenti au moment où l’on a commencé à te donner du « monsieur le directeur » ?

« Jamais personne ne m’a appelé monsieur le directeur. Je savais bien qu’il n’y avait pas de chef à CQFD, mais bon. Regarde le Vé8 : personne ne l’appelle manager général… J’ai continué à travailler dans cette super équipe, en espérant qu’un jour, on me paye le train pour la XVIIe chambre (j’ai un frangin à Paris). Depuis que j’ai arrêté de bosser sur place, je me régale d’annoncer “Bonsoir, c’est la Direction” quand je passe avec un kil de blanc. Mais je sens bien que ça fait moins rire, à la longue. »

Comment envisages-tu les années qui viennent ? De nouveaux fronts à ouvrir ? De nouvelles batailles à mener ? Des offensives à engager ?

« Je suis le meilleur directeur de la publication possible. Je réponds sur mes biens propres, d’éventuelles condamnations pécuniaires dues aux outrances de mes petits camarades. Or, je ne possède rien : une guitare Jazzmaster électrique en kit à deux cents balles, actuellement égarée chez un copain. Un ordi portable d’une tonne et demie, prêté à ma fille. Et j’habite un meublé. Mais d’outrances des camarades : nada ! Que pouic ! Ils ont beau faire, travailler, triturer, appuyer là où ça devrait faire mal, mettre des taquets, rien. Vingt ans plus tard, malgré tous les efforts des auteurs et autrices de textes, images, enquêtes, blagues et produits dérivés, nous sommes toujours là, et en pleine forme, d’après ce que m’annonce à l’instant la compta (joke). À croire que la pression change de camp… Je suis donc extrêmement confiant dans l’avenir. »


1 « Une croix rouge sous un képi bleu », CQFD n° 6 (novembre 2003).

2 « De l’international au tribunal », CQFD n° 88 (avril 2011).

3 « Une Lafâme russe sous le sapin », CQFD n° 84 (décembre 2010).

4 « YouTube : pourquoi les parents de Swan et Néo sont-ils condamnés ? », site de RTL (08/03/2023).

5 « Stigmatisation des policiers : y en a marre, ça suffit ! », alternativepn.fr (09/04/2017).

6 « Communiqué du mensuel CQFD », cqfd-journal.org (12/04/2017).

7 « La barbe, c’est ce moment heureux, ce moment fortuné, qui procure au malheureux une douce extase et lui fait oublier ses chagrins, ses tourments et sa casse ! Que ne trouve-t’on pas dans cette dive bouteille ? » (Eugène Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes, Flammarion et Marpon, 1883).

8 Hervé, notre indéboulonnable secrétaire, que nous embrassons affectueusement.

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CQFD n°220 (mai 2023)

CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !

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