« On ne donne pas la parole à un keuf, même s’il se veut critique, syndicaliste ou “de gauche” »
Pris de pitié, les interviewés consentent néanmoins à balancer quelques billes. Olivier, pilier fondateur de CQFD, recense trois grands marqueurs : l’anticapitalisme et la critique du travail, le soutien aux luttes des immigrés, l’antimilitarisme. Aux nouvelles générations, ce dernier point trahit sans doute un peu son boomer [1] : il avait pourtant son importance, dans un journal né dans la continuité du RIRe, feuille de chou soutenant les jeunes réfractaires au service militaire [2]. Quant à la critique du travail, Lémi, à la rédac depuis 2016, fait remarquer qu’elle a quelque chose de paradoxal dans un journal qui demande un investissement énorme et dont, génération après génération, salariés et bénévoles se tuent passionnément à la tâche. Tiphaine, arrivée deux ans après Lémi, insiste sur une autre dimension, anticarcérale et anti-flics. « Ça met en évidence la question des interlocuteurs qu’on estime légitimes, précise-t-elle : on ne donne pas la parole à un keuf, même s’il se veut critique, syndicaliste ou “de gauche”. » De fait, les dissensions internes – par exemple lors de la dernière présidentielle, que le journal a traité presque uniquement en mode pro-abstention – sont rares et résultent surtout des aléas de la vie de la rédaction. « En même temps, dans le contexte actuel, c’est facile d’être d’accord, observe Clair. Notre camp s’en prend tellement plein la gueule, ça soude forcément ! » « C’est peut-être aussi une des raisons d’être de ce canard, complète François, soutier de CQFD depuis le début : permettre à ceux qui le confectionnent comme aux lecteurs de se sentir moins seuls dans un monde où la violence sociale est quotidienne. »
[|Les « précieuses radicales » du Gauchistan|]
« Ce qui a fait notre force, c’est de ne jamais avoir été dogmatiques », résume Bruno, arrivé à CQFD un an après sa création. Il ne fait pas trop de doute, en effet, que la longévité du journal doit beaucoup à sa capacité à épouser son époque sans se laisser entraver par des cadres de pensée trop rigides. Mais le même complète : « Ça a d’ailleurs pu nous être reproché par des gens qui étaient frustrés par un certain côté fourre-tout… » Car, dès le départ, et même si certains compagnons de route étaient membres de syndicats ou d’organisations diverses, CQFD se tient à distance critique des structures militantes. Pour Momo, très présent à la rédac pendant les années 2010, le travail du journal repose sur une « critique du militantisme, du langage militant, de cette phraséologie très idéologique, d’une manière de parler par slogans ». D’où des malentendus, des tensions et des compromis parfois difficiles. CQFD n’est pas un tableau d’affichage et, lorsqu’on relaie et accompagne des luttes portées par des camarades, on souhaite le faire à notre manière et avec nos moyens – c’est-à-dire, aussi, sans renoncer à une certaine rigueur journalistique et au style qui nous est propre. Ce que certains contributeurs n’acceptent pas toujours facilement – et c’est quelquefois bien compréhensible, quand leur texte résulte d’heures de discussion en AG…
Autre motif de malentendu, nous intervenons peu dans les querelles internes à ce que nous considérons comme « notre camp », au sens large. À l’été 2021, Lémi est ainsi allé rendre compte du rassemblement des Soulèvements de la terre à Saint-Colomban (Loire-Atlantique), dont il a rapporté un papier enthousiaste qui nous a valu une volée de bois vert dans certains milieux autorisés. En cause, de mauvais souvenirs de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et, plus généralement, le rôle de la mouvance dite « appéliste » dans les luttes actuelles. On entend bien ce qu’on nous reproche, on est au courant des enjeux et on y est attentifs. Mais en vrai, le rôle de CQFD n’est pas de compter les points entre ceux que Bruno appelle « les précieuses radicales ». Si nous tenons au format papier [3], c’est aussi parce qu’il nous permet d’être présent un peu partout – au Leclerc d’Altkirch (Haut-Rhin) comme au tabac-presse de Saint-Martin-de-Valgalgues (Gard) ou au kiosque de la gare de Morlaix (Finistère) – et de toucher des lecteurs dont les querelles de chapelle du Gauchistan, aussi sérieuses soient les interrogations qu’elles soulèvent, ne sont pas forcément la préoccupation première. « Dans l’article en question, explique Lémi, j’évoquais certes les “plaies toujours pas refermées ” de Notre-Dame-des-Landes, mais j’avais plus en tête de raconter l’action ou de donner la parole aux agriculteurs y participant que d’éclaircir de nébuleuses lignes de tensions entre militants. Ça ne veut pas dire que ces questions sont sans fondement, ou qu’on ne les traitera pas un jour. Mais c’est vrai qu’on essaie souvent d’échapper aux querelles du milieu. »
« On a tendance à vouloir serrer les rangs, mais il faut que les critiques puissent s’exprimer à l’intérieur »
Il faut l’avouer : CQFD n’a pas toujours pris autant de pincettes. Pendant les premières années du canard, la rubrique « Faux amis » décimait à la sulfateuse, numéro après numéro, les rangs des alliés politiques supposés. Dès le dernier numéro du RIRe, Marie-Agnès descend le dernier film de Pierre Carles, copain du journal. Ambiance… Passé par Charlie Hebdo, échaudé par les compromissions du dégoûtant arriviste Philippe Va [4], Olivier pratiquait l’exercice avec un entrain renouvelé. « On ne craignait pas d’avoir la dent dure contre des gens appréciés de nos lecteurs ou d’autres collaborateurs du journal, raconte-t-il. On a tendance à vouloir serrer les rangs, mais il faut que les critiques puissent s’exprimer à l’intérieur, sans attendre qu’elles viennent de l’extérieur. » Certaines cibles nous en ont durablement voulu [5]. C’est peut-être qu’elles étaient bien choisies ? « On critique plus facilement les gens qu’on ne connaît pas, analyse aujourd’hui Olivier. Dès qu’on se coltine les gens dans les luttes, tout est différent. »
[|Au ras du bitume|]
Dans les luttes ? Ben oui. La rédaction de CQFD n’est pas composée d’agitateurs professionnels et a toujours compté peu de journalistes de métier, mais c’est évidemment là, dans la vie du monde social, que nous allons chercher ce qui nous paraît être la vérité du moment politique. Loin des discours militants, mais aussi à distance prudente du travail théorique et de la fascination qu’il suscite souvent, il s’agit de « partir d’une forme d’empirisme des luttes », explique Momo, qui signale la filiation avec la tradition de l’enquête ouvrière. « On raisonnait beaucoup de la façon suivante : la meilleure manière d’éviter la dimension idéologique, c’est de retourner sur le terrain », insiste Momo. La méthode n’est pas très compliquée, mais elle demande un peu d’humilité et d’huile de coude : se rendre sur place, parler avec les gens – autant que possible, plutôt aux personnes concernées qu’à leurs représentants –, et rendre compte de tout ça sans trop rajouter notre grain de sel. « On essaie simplement de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas », résume Tiphaine. Ce qui suppose aussi parfois d’accompagner dans l’écriture des personnes dont la parole nous importe, mais qui n’y sont pas forcément entraînées – exercice chronophage, auquel nous n’arrivons pas toujours à consacrer le temps nécessaire. Aux yeux de certains radicaux, on imagine bien que les luttes des femmes de ménage ou pour la sauvegarde de deux champs de patates n’évoquent pas des lendemains qui chantent ; mais ce sont ces réalités-là qui, depuis 20 ans, ont permis à CQFD de rester une assez bonne caisse de résonance de son époque. Preuve par l’exemple au moment des Gilets jaunes, auxquels nous avons consacré très vite un dossier lucide et enthousiaste, pendant que de nombreux révolutionnaires attendaient encore, le bout de l’orteil trempé dans la flotte, de voir si elle était bonne.
Sans que ce soit théorisé, cette façon de fonctionner est vécue comme profondément politique, même si elle ne relève pas du militantisme au sens étroit du terme. C’est cela aussi, sans doute, que racontent en style picaresque les « Ça brûle » : un ancrage dans le réel qui n’est pas si fréquent pour un journal à diffusion nationale, une expérience au ras du bitume, dans la vie concrète d’une rue, d’un quartier, d’une ville au cœur populaire. Et lorsque CQFD se fait force de proposition, c’est de là que ça part. Bruno parle souvent du moment où il a proposé d’ajouter « et d’expérimentation » au sous-titre de CQFD : « C’était pour dire : on ne se fait pas chier à faire un canard pour désespérer les gens, on va aussi chercher des trucs qui peuvent donner la pêche, des expériences de résistance collective, de construction d’alternatives. » Et pour cause : après avoir été mêlé aux luttes des Indiens du Chiapas et du Guerrero, il a suivi de près l’histoire de la Commune d’Oaxaca, en 2006, à laquelle CQFD a consacré un hors-série. Par la suite, le journal a continué d’explorer les modes d’organisation collective qui proposent des alternatives à ce que Matéo appelle « des solutions par l’État » : avec des dossiers sur « le pari municipaliste » en Espagne, la « fatigue démocratique » (en réponse aux élections de 2017), le communalisme dans la lignée de Murray Bookchin… Ajoutons, puisqu’à Marseille nous sommes aux premières loges, un intérêt pour le droit à la ville face à la grande faucheuse de l’urbanisme.
« C’est un des rôles de la presse “pas pareille”, indépendante ou alternative, que de contribuer à construire un imaginaire de lutte »
Quand on regarde le monde depuis les rues et les places d’une ville populaire, s’impose aussi la conviction qu’il n’y a pas que la politique qui soit politique. Le terrain des cultures urbaines, et des modes de vie et des représentations qui vont avec, CQFD en suit fermement le fil rouge. Dès la création du journal, il ouvre ses colonnes à Hamé, du groupe de hip-hop La Rumeur, contre qui le ministre de l’Intérieur Sarkozy vient de porter plainte ; dix ans plus tard, la rappeuse marseillaise Keny Arkana, qui n’avait pas encore viré complotiste, fête les 10 ans du journal. Le cinéma et la bande dessinée indépendants, la littérature plus ou moins directement engagée, ont aussi leur place, dès lors qu’ils incarnent des formes de résistance au rouleau compresseur capitaliste. « C’est un des rôles de la presse “pas pareille”, indépendante ou alternative, que de contribuer à construire un imaginaire de lutte, suggère Lémi. En ce sens, la forme joue un rôle décisif. Notre refus des postures sentencieuses, ça renvoie à l’idée que les trucs politiques importants doivent se faire dans la joie. »
[|On est là… mais pas partout|]
De la joie, il faut l’admettre, il n’y en a pas toujours, et il arrive qu’on se fasse copieusement engueuler, notamment à propos de la politique internationale – thème privilégié des discussions de comptoir, à CQFD, comme ailleurs. Au début, tout paraissait relativement simple, le journal étant né dans la queue de comète de l’altermondialisme et sous la bonne étoile antimilitariste de la lutte contre la croisade néoconservatrice post-11 septembre – le n° 1 suit de quelques semaines l’invasion américaine de l’Irak. Mais au fil de la première décennie du millénaire, ça se complique. « On n’avait pas anticipé les lignes de fracture sur les révolutions arabes et la guerre en Syrie, se rappelle Matéo. Notre position, c’était toujours de soutenir ce qui se passait à la base. Et on s’est vu opposer des discours complotistes ou campistes, du genre de ceux qu’on a ensuite vu ressurgir au moment de l’invasion de l’Ukraine… » Le même cite une phrase de Gilles dans un article alors paru dans le canard : « On se sent plus proche de l’éthique des révoltés que du raisonnement de ceux qui préfèrent que rien ne bouge. » Bien dit. Méfiant vis-à-vis de tous les pouvoirs, CQFD a aussi gardé la tête froide au sujet du Venezuela, un temps très investi par une partie de la gauche radicale, Monde diplomatique en tête. « C’est tout à l’honneur de la rédaction de l’époque d’avoir su garder une distance critique, salue Clair. On a besoin d’espoir, mais pas au point de s’aveugler non plus. »
« Il ne suffit pas d’avoir une chronique féministe pour parvenir à un traitement féministe de l’info »
Sur le long terme, il faut aussi reconnaître des lacunes persistantes. « Sur la question raciale, on n’est pas là, signale Clair. En théorie on suit ces luttes, mais il n’y a que des Blancs à la rédaction, ce n’est pas une oppression qu’on vit de l’intérieur. On accueille volontiers les propositions de papiers, mais on est rarement à leur initiative. » Autre serpent de mer de l’histoire de CQFD : le rôle des femmes dans la rédaction et le traitement du féminisme et des sexualités minoritaires. « Le journal a longtemps eu mauvaise réputation sur ces questions, reconnaît Momo. Il ne suffit pas d’avoir une chronique féministe pour parvenir à un traitement féministe de l’info. Les dessins de presse n’ont pas aidé ! [voir encadré] Dans les faits, CQFD était un journal de mecs. » Dans les dernières années, le canard a largement bougé là-dessus. Même si, depuis quelques mois, la rédaction est à nouveau – provisoirement, on l’espère – à majorité masculine, quant au contenu le virage de l’intersectionnalité a été pris et on imagine mal un retour en arrière. Des dossiers ont été consacrés au féminisme et aux sexualités ; mais surtout, une nouvelle génération de contributeurs et surtout de contributrices ont mis ces questions au premier plan des préoccupations de CQFD. Aujourd’hui en retrait, Momo observe : « La transition générationnelle a bien fonctionné. C’est la rançon de la précarité : le journal a toujours fonctionné sur la base d’un roulement des équipes, ce qui lui a également permis de se renouveler. »
CQFD intègre donc peu à peu des prismes nouveaux. Et cela pose d’autant moins question qu’en 20 ans, rien n’a été cédé de l’envie de mordre. L’optique s’est enrichie, mais on n’oublie pas la lutte de classes, on ne se trompe pas sur les ressorts du pouvoir ni ceux qui le détiennent. « Des journaux qui tiennent une ligne réformiste, il y en a quinze mille, cingle Tiphaine pour conclure. On a pu sortir des numéros plus radicaux que les positions qu’auraient prises les membres de la rédaction à titre individuel. Mais parfois, c’est important de ne pas tenir des positions trop nuancées. Car, si tu regardes dans un kiosque, on est quasi les seuls à le faire. »
[/Laurent Perez/]
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On peut plus rigoler !
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Comment lutter contre le Front national ? « En virant les Arabes ! » répond un pochtron accoudé au comptoir. En ouverture du premier numéro de CQFD, ce dessin de Martin illustre bien la liberté laissée au dessin de presse (les « gros nez ») à sa fondation. Pendant les dix-douze premières années du journal, le dessin a pleinement sa place dans ses pages, avec des artistes aussi talentueux que Berth, Lindingre, Lefred-Thouron, Rémi, Aurel, Jiho ou encore Nardo… À l’époque, nous racontent les « anciens », ce sont les dessins plus que l’introuvable « ligne » du canard qui donnent lieu aux débats les plus animés à la rédac.
Dans la tradition de la presse satirique depuis le début du XXe siècle, ils mettent au défi la liberté d’expression – conscients de ce privilège, les dessinateurs sont souvent moins prêts que les auteurs de l’écrit à transiger sur leur production. « Les dessinateurs n’étaient pas forcément à cheval sur la ligne ! Alors jusqu’où tu te permets des embardées ? » a pu se demander Olivier. « On avait souvent de vrais débats, se souvient Marie-Agnès. En même temps, j’ai pas souvenir qu’on cherchait le consensus à tout prix. On pouvait publier un truc sur lequel on n’était pas tous d’accord ! Y a des dessins de Rémi, par exemple, qui étaient vachement rudes des fois… Mais en même temps, ils étaient tellement beaux !… Si un dessin dérange, quelque part tant mieux, ça donne matière à réflexion. » Avec des limites : dès le n° 2, la rédaction refuse à Berth un dessin sur Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT.
Sur la question du dessin, c’est vrai : contrairement à Julio Iglesias, CQFD a changé. Là encore, le journal reflète son époque, désormais moins portée sur l’humour noir et le second degré, mais plus attentive à savoir qui représente qui, comment et dans quel contexte. Cette évolution a été progressive ; à l’été 2015, le dossier d’été « À bas les caricatures ? » est l’indicateur d’un changement d’époque. L’âge d’or des « gros nez » est sans doute passé. Mais des dessinateurs de grand talent maintiennent le flambeau, de Bobika à Soulcié, en passant par STPo, Rémy Cattelain ou Tommy, entre plein d’autres, et qu’on est très très heureux d’accueillir chaque mois dans nos pages !
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