France terre d’accueil
Son immeuble s’effondre, l’État l’expulse
Un silence assourdissant enveloppe l’assemblée devant la « dent creuse » de la rue d’Aubagne, à Marseille. Le 5 novembre au matin, une centaine de personnes s’est rassemblée pour commémorer le macabre anniversaire des effondrements où huit personnes ont trouvé la mort en 2018. Quinze longues minutes d’un mutisme que seul le vrombissement des scooters, le fracas de travaux au loin et le cri strident des mouettes viennent briser. Puis c’est au tour des prises de parole des familles, qui rappellent à tous l’horreur et l’injustice qui entourent ce drame.
Le Collectif du 5 novembre multiplie les démarches et interpelle Emmanuel Macron pour demander une grâce présidentielle
Mais cette année, dans la foule, une affiche passe de main en main. Le papier porte l’inscription « REDA DOIT POUVOIR RENTRER EN FRANCE », en majuscules, lettres blanches sur fond noir. « On va faire une photo, pour Reda, pour demander son retour », annonce au micro Kévin Vacher, du Collectif du 5 novembre, créé juste après les effondrements. Reda, c’est le grand absent de cette commémoration. Victime de la rue d’Aubagne, il a été expulsé de France entre le 25 et le 26 octobre, après un mois et demi passé au centre de rétention administrative du Canet, dans le 14e arrondissement de Marseille. Arrêté le 5 septembre dans une station de métro pour franchissement illégal du portique, il était sous le coup d’une interdiction du territoire français de trois ans, prononcée en mars 2023.
Il a le profil type de ceux qui passent sous les radars. Immigré tunisien âgé d’une quarantaine d’années lorsqu’il arrive sur le territoire français pour travailler, comme tant d’autres anonymes. Si, ce 5 novembre, toute l’assemblée montre sa solidarité, c’est que son histoire s’inscrit dans un récit plus grand que lui.
Sept ans plus tôt, jour pour jour, il quitte à l’aube l’appartement de Rachid, qui l’héberge depuis plusieurs semaines. Taher et Chérif, deux amis restés pour la nuit, dorment encore. Il ne les reverra plus. Tous deux périssent dans l’effondrement, devenu le symbole d’une ville minée par l’habitat délabré. Une enquête de police s’ouvre, sans s’attarder sur son cas. Après tout, son nom ne figure sur aucun bail. Viendra ensuite un procès en 2024, durant lequel il se porte partie civile et sera reconnu victime du propriétaire de l’appartement, Xavier Cachard, avocat du syndicat de copropriété et vice-président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur au moment des faits. Ce dernier, refusant la sentence – pourtant dérisoire – de quatre ans de prison dont deux ferme sous bracelet électronique, sera rejugé en appel en novembre 2026.
L’un des arguments avancés par les soutiens de Reda : une loi permettant désormais d’accorder un titre de séjour aux victimes de marchands de sommeil
De ce rendez-vous avec une justice toute relative, Reda en sera privé. Bloqué en Tunisie, sa santé est extrêmement dégradée par tous ces drames encaissés. Kévin Vacher n’en fait pas le secret : « On l’a eu au téléphone hier, son état nous inquiète beaucoup. » Atteint d’une hépatite B, Reda ne peut se soigner en Tunisie. Le Collectif du 5 novembre multiplie les démarches et interpelle Emmanuel Macron pour demander une grâce présidentielle. « Pour l’instant, l’Élysée a simplement accusé réception », précise Kévin Vacher. L’un des arguments avancés par les soutiens de Reda : une loi permettant désormais d’accorder un titre de séjour aux victimes de marchands de sommeil.
Introduite par la loi dite « Darmanin », du 26 janvier 2024, cette disposition ouvre une voie d’obtention d’un titre de séjour temporaire aux victimes de l’habitat indigne, à condition qu’elles portent plainte contre les personnes qui les contraignent à vivre dans ces conditions.
Morgane Paret est juriste pour le réseau Espace qui accompagne les professionnels de l’accueil et du conseil aux personnes étrangères. Pour elle, c’est indéniable : la disposition est utile. « À Marseille, où de nombreux logements sont insalubres, c’est un outil qui nous aide. » Mais la juriste nuance aussitôt et pointe les obstacles que l’administration multiplie. « La préfecture n’indique pas les documents nécessaires pour faire cette demande de titre. Sur son site, le formulaire adapté n’est pas disponible. »
« Actuellement à Marseille on a huit mois à un an de retard sur les dossiers de renouvellement des titres »
Une autre avocate spécialisée, également contactée, dénonce des obstructions similaires de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Pour l’un de ses clients, un homme visé par une obligation de quitter le territoire, elle a dû saisir le tribunal administratif pour obtenir un récépissé. Une procédure devenue presque banale selon Morgane Paret. Bien souvent, les demandes se heurtent également à une obstruction passive : la longueur des délais. « Actuellement à Marseille, on a huit mois à un an de retard sur les dossiers de renouvellement des titres. Normalement quatre mois sans réponse de l’administration constituent un refus implicite », rappelle la juriste.
Si les professionnels interrogés s’entendent sur le fait que la disposition ouvre une nouvelle voie de régularisation, tous demeurent extrêmement critiques. Morgane Paret rappelle que les personnes étrangères qui bénéficient d’un accompagnement juridique restent une minorité. « Elles portent très peu plainte en réalité », indique-t-elle.
« il n’avait aucune chance »
Car quand on vit en situation irrégulière, un homme en bleu représente plus une menace qu’un allié. Les exemples ne manquent pas. « Je me souviens d’un cas, en octobre 2024. Un monsieur se fait cambrioler dans l’appartement qu’il sous-loue. Il demande à sa voisine d’appeler la police pour qu’il puisse porter plainte et, lorsqu’ils arrivent, les agents constatent qu’il est sans-papiers et le placent en garde à vue avant de l’expulser », se remémore Bruno, militant de longue date au sein de la Cimade.
À l’évocation du dossier de Reda, Bruno est catégorique : « il n’avait aucune chance », tranche-t-il, témoin du tournant répressif inédit pris par l’État ces dernière années. Car Reda n’était pas locataire : il ne pouvait pas bénéficier de la loi sur les marchands de sommeil.
Si le militant de la Cimade se montre si catégorique, c’est qu’aujourd’hui une notion revient systématiquement dans le traitement des personnes étrangères : l’ordre public. Depuis le début de l’année 2025 et la circulaire dite « Retailleau », les préfectures ont pour consigne de durcir drastiquement le ton. Un court texte, d’à peine trois pages, qui insiste sur le caractère exceptionnel de la délivrance d’un titre de séjour. « Jusqu’à la circulaire Retailleau, on se référait à une circulaire Valls de 2012, qui était extrêmement détaillée », témoigne la juriste Morgane Paret.
Le document souligne également la notion de « menace à l’ordre public » et incite l’administration à se renseigner systématiquement lors du traitement des demandes de titre de séjour, en élargissant considérablement le champ de cette fameuse « menace ». Aujourd’hui, le fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) est presque systématiquement consulté lors d’une demande de titre. La simple présence dans ce fichier, que ce soit pour une condamnation ou pour une simple audition en tant que témoin, suffit à refuser des demandes de papiers. « On a eu un cas à Toulon : un homme en France depuis des années s’est vu refuser son renouvellement de titre pour une conduite sans permis en 2017 », s’insurge une juriste contactée.
Autant dire qu’avec une condamnation en 2023 et aucune plainte contre son marchand de sommeil, Reda n’avait que peu de chances face à la machine répressive qu’est l’administration française. Comme tant d’autres étrangers, il est passé par le centre de rétention administrative du Canet, un établissement où les conditions de logement ont été qualifiées « d’indignes » par un rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté publié l’an dernier. Dès lors, l’État français serait-il dans l’obligation de délivrer un titre de séjour aux étrangers retenus dans les CRA qui porteraient plainte pour des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ?
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Cet article a été publié dans
CQFD n°247 (décembre 2025)
Si le dieu capitaliste adore les festivités de Noël, les victimes d’inceste, elles, se mettent en mode survie pendant le mois de décembre. Contre la mécanique du silence de ce système de domination ultraviolent envers les enfants, on a décidé de consacrer notre dossier du mois à ce sujet. On en a parlé avec la plasticienne et autrice Cécile Cée, victime d’inceste, qui milite pour sortir l’inceste du silence, puis nous sommes allé·es à la rencontre de témoins, co-victimes, d’inceste au rôle primordial. On fait un zoom sur les spécificités des récits littéraires de l’inceste ainsi que sur l’échec de la justice à protéger les enfants et les mères protectrices. Hors dossier, on fait le point sur un texte de loi qui a permis l’expulsion de Reda M., pourtant victime des effondrements de la rue d’Aubagne, et la docteure en anthropologie Aline Cateux évoque les 30 ans des accords de Dayton dans un entretien sur la Serbie.
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Paru dans CQFD n°247 (décembre 2025)
Dans la rubrique Actualités
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Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 06.12.2025
Dans CQFD n°247 (décembre 2025)



