Paroles de soignant·es
Pour l’hôpital : de la maille, pas des médailles !
En cette fin mai, le pic de l’épidémie semble passé ; suivant les régions, il a été plus ou moins intense. Mais chez les soignant·es d’un peu partout, restent la fatigue, le traumatisme des moments durs et une méfiance solide envers les fumeuses promesses du gouvernement. Une évidence : les problèmes structurels du service public de la santé demeurent. Une certitude : dans le « monde d’après », rien ne sera obtenu sans lutte.
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Christian Prud’homme est infirmier anesthésiste et secrétaire général Force ouvrière aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg.
"La “médaille de l’engagement” serait de l’ordre du risible si la situation n’était pas aussi sérieuse – ce “merci” nous fait une belle jambe. Ce n’est pas faute d’avoir averti les gouvernements qui se sont succédé depuis vingt ans. Ce que nous avons toujours revendiqué, ce sont justement des conditions de travail correctes. En clair : mettre fin à la gestion à flux tendu, épuisante pour l’ensemble des personnels et qui a fait que la priorité aux soins a reculé devant les logiques purement économiques.
La prime est une bonne chose et la revalorisation salariale annoncée ne peut que nous satisfaire. Il reste à découvrir ce que contiendra effectivement le plan Ségur. Car si la question reste uniquement salariale, sans réponse de fond, les problèmes de l’ensemble de la chaîne hospitalière publique resteront les mêmes. L’hôpital public a vu son financement asséché par la baisse et le gel des cotisations sociales depuis des années. Des hôpitaux ont dû contracter des emprunts toxiques qui n’ont fait que démultiplier leurs difficultés. Résultat : les patients et les personnels en paient le prix aujourd’hui. »
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Camille* est infirmière aux urgences dans un hôpital privé des Bouches-du-Rhône. Fin mars, elle nous expliquait que la crise sanitaire était le résultat de choix politiques désastreux. Deux mois plus tard, elle ne décolère pas.
Comme tous mes collègues, je suis épuisée. Fatiguée par le climat anxiogène et par nos nouvelles conditions de travail : bosser avec un masque, transpirer dans ses couches de vêtements, sa blouse et sa surblouse, puis se changer entre chaque patient. Gérer l’anxiété des patients, augmentée par l’interdiction des visites.
Ne jamais connaître son emploi du temps d’une semaine sur l’autre, ne jamais pouvoir se projeter, ça aussi c’est éreintant. C’est là que tu te rends compte que la conscience professionnelle des soignants est dingue. Au mois de mai, j’ai travaillé 180 heures et aucune n’a été payée en heure supplémentaire. Je n’ai pas non plus touché la prime Urgences alors que j’y travaille depuis plusieurs mois.
Autre motif de fatigue : le cirque médiatique et les fausses réponses politiques. Chez les soignants, on a usé de l’énergie en s’énervant sur les discours autour des masques d’abord jugés inutiles, puis bientôt obligatoires. On est dans une politique du spectacle : il y a eu des TGV et des avions affrétés, un hôpital militaire parce que ça fait bien à la télé. Mais la base élémentaire, l’éducation à la santé publique, n’a pas été dispensée. Personne n’a vraiment expliqué aux gens comment se laver les mains, comment retirer un masque ou des gants. Il aurait fallu mettre en place des tentes en extérieur dans lesquels des soignants auraient renseigné sur la conduite à tenir. Au lieu de ça, on a eu droit à des flashs info en boucle qui ont paniqué la population et ne lui ont pas permis de s’autonomiser. Pourtant, il y avait du personnel disponible pour ça : les soignants dont les services avaient fermé. »
« Un hôpital ne fonctionne pas sans brancardiers, sans aides-soignantes, sans travailleurs des services d’hygiène. Ce qu’on veut, c’est la revalorisation de l’hôpital entier. Et puis quand ils parlent d’une prime aux soignants, c’est qui pour eux les soignants ? Pourquoi cette prime ne concerne-t-elle que l’hôpital ? L’aide-soignante en Ehpad ne l’a pas méritée, peut-être ? Cette prime, c’est pas ce qu’on demande, on n’en a d’ailleurs pas encore vu la couleur. Leurs annonces ne valent rien : le vendredi avant le déconfinement ils ont enlevé les renforts, des fois qu’on voudrait se reposer. Et puis aucun représentant des soignants n’a été invité pour préparer leur grand plan Ségur de la santé. Il n’y a que des PDG et des médecins.
Pour moi, le gouvernement est en train d’essayer de casser le soutien aux soignants. La crise du Covid est arrivée sur fond de climat social tendu et elle a notamment mis un stop aux mobilisations des Gilets jaunes qui étaient attentifs à la question des soignants. Tout comme l’était le mouvement contre la réforme des retraites. Quand le gouvernement annonce une prime de 1 500 € pour nous, c’est violent pour les personnes qui ont subi de plein fouet la crise sanitaire, qui n’ont plus de revenus ou sont payées au Smic. Pareil pour le dispositif permettant aux travailleurs de nous offrir leurs congés. Jamais on ne voudrait des congés des gens ! Ils en remettent une couche en expliquant que la revalorisation des salaires des soignants va demander un effort à tout le monde. En fait, ils sont en train de faire croire que les soignants sont devenus des privilégiés.
On tirait la sonnette d’alarme depuis longtemps. Maintenant on n’en est plus là : c’est arrivé. On a maltraité les soignants, donc maltraité les patients. Le bilan est dramatique. On compte les morts mais la souffrance, elle, n’est pas quantifiable. Dans les Ehpad ou dans les centres pour personnes handicapées, on a laissé les gens souffrir, voire mourir seuls. On les a abandonnés parce qu’on a tout mobilisé sur la santé de ceux qui représentent la force de travail.
Maintenant il faut un recrutement massif, arrêter de traiter l’hôpital comme une entreprise. Le fric est là mais ils l’injectent pour sauver Air France ou Renault. Je suis dégoûtée. Si ça continue comme ça, on va se retrouver avec un système de santé à l’américaine. »
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Euphrasie* est étudiante infirmière en Occitanie. Épuisée après deux mois intenses en service de réanimation, elle estime qu’il n’y a rien à attendre des promesses gouvernementales. Et que la lutte passera par la rue.
En cette fin mai, tu es en arrêt-maladie pour cause d’épuisement. Qu’est-ce qui s’est passé ?
« C’est une sorte d’épuisement psychique, ou émotionnel. Je n’ai pas trop vu les choses venir : il y a eu ma “réquisition” ainsi que celle de mes camarades, la dernière semaine de mars, dans le service de réanimation en tant que stagiaire “en renfort”. S’adapter à une équipe en place n’est jamais facile – surtout quand certains titulaires méprisent les stagiaires – et encore moins dans ce contexte. Il y a eu de la tension en permanence, les restrictions de matériel, ma propre peur, celle de mes proches, les malades en souffrance, les angoisses des familles… »
Bien que « stagiaire », tu as bossé à plein temps. À quel tarif as-tu été payée ?
« Mon indemnité de stage était de 38 € par semaine. Nous sommes en attente d’une augmentation de prime allouée par la Région. Il a fallu des pétitions et des pressions syndicales importantes pour être reconnus comme “aidants” et non plus comme “esclaves”. »
Quels moments t’ont marquée ?
« Au niveau des choses positives, il y a eu tout ce qu’on a fait pour que l’humain ait sa place. Si les familles sont interdites en réa, il n’était pas envisageable que la restriction de matériel (masques, surblouses) prévale sur la détresse des patients et de leur famille. On s’est donc rapidement “arrangé” pour que les patients gardent un contact avec leurs proches. Via les “visio” ou téléphones, mails et exceptionnellement des visites. Dans l’ensemble, notre équipe était très soudée, avec de belles solidarités. D’ailleurs, on a été nourris par des restos ou des gens de l’extérieur pendant plusieurs semaines. Je garde aussi en tête le souvenir du premier patient sorti de réa avec une haie d’honneur sous nos applaudissements.
Mais il y a aussi eu des moments terribles. Par exemple la détresse des patients qui arrivent encore conscients et pour qui réanimation était synonyme de mort. Les médias hyper anxiogènes ont d’ailleurs bien contribué à majorer leurs angoisses. Cela s’est traduit par des refus de soins, ce qui nous a demandé beaucoup de patience et de négociation. Et puis on recrachait un discours rassurant sans avoir aucun recul sur le coronavirus, ne sachant pas vers quoi nous allions. »
Quelles sont d’après toi les leçons à tirer de cette « crise Covid » ?
« La santé est affaire de gros sous. Le gouvernement ne fera rien pour nous. Nous avons manifesté sous les coups de la police pendant de longs mois auparavant. Déjà à Nancy ou ailleurs, des suppressions de lits et de postes sont prévues. Il n’y a rien à attendre de ces politiques. Ce que je veux ? Protéger les riches et laisser crever les pauvres, c’est fini. La lutte est dans la rue, elle est violente. L’hôpital est totalement délabré et les soignants continuent de bosser, s’appuyant sur leurs ressources personnelles et certaines convictions encore vivantes pour le secteur public. Mais jusqu’à quand ? »
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Retour avec Greg, infirmier et syndicaliste au Centre hospitalier universitaire (CHU) de la Timone, sur la façon dont les équipes soignantes ont affronté les deux mois d’épidémie à Marseille.
On peut s’estimer chanceux que l’épidémie ait touché Marseille en décalé par rapport à l’épicentre alsacien. Cela a permis de profiter des mesures de confinement pour freiner la circulation du virus.
Pour le 1er mai, nous avons hissé sur la façade du CHU une banderole au slogan évocateur : “Ni médaille ni charité”. Et qu’a fait le directeur général de l’AP-HM lors d’un de ses déplacements extérieurs ? Il s’est affiché visitant un local dans lequel s’activaient des couturières bénévoles pour confectionner des surblouses de protection. Qu’a promis Emmanuel Macron le 13 mai ? Une médaille et une place pour les soignants lors du défilé du 14 juillet. On n’est jamais complètement armé contre un foutage de gueule à ce point décomplexé.
On a pu prendre le pouls de l’ensemble du personnel dès que les “cellules Covid” nous ont autorisés à nous réunir physiquement en respectant les mesures de sécurité sanitaire. Tous et toutes, administratifs compris, ont parlé du poids de la fatigue et de l’angoisse face au manque de matériel, de la colère aussi. Tous et toutes ont dit s’être sentis abandonné.es par des employeurs incapables de les protéger. La défiance est grande envers le gouvernement, le directeur général de la Santé, les responsables de l’Agence régionale de santé et leurs discours remplis de héros, de sacrifices et de vide.
Bien sûr, il y a la fameuse prime de 1 500 €. Mais il s’agit surtout d’une opération de communication pour faire taire les revendications et diviser les soignants. Tout d’abord, une distinction macabre est faite entre les départements en fonction du nombre de morts. Les plus “létaux” seront bien dotés tandis que les autres n’auront rien – alors qu’ils ont peut-être tout simplement bien géré la crise. Ensuite, l’enveloppe budgétaire est insuffisamment provisionnée au niveau national et c’est aux dirigeants locaux de la compléter. Mais comme ils savent que l’État leur demandera de rendre des comptes sur leurs dépenses, que leur carrière reste étroitement liée aux économies budgétaires, ils essayent de gratter sur le montant de la prime en multipliant les critères d’exclusion et de réduction. Cette prime n’endort personne, même si elle va mettre du beurre dans les épinards de celles et ceux qui ont les rémunérations les plus faibles. »
« Les réunions reprenant entre nous et la direction, on s’est attelés à faire le bilan de la crise. Dans notre ligne de mire, le Comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soins (Copermo) qui prévoit la suppression de 1 000 postes (soignants et administratifs) et la fermeture de 400 lits à Marseille. Pour l’instant, nous n’avons obtenu que sa suspension. Par ailleurs, si les mots ont changé avec la crise sanitaire et ses conséquences sur l’organisation du travail – retours d’expérience, télétravail, téléconsultation, coordination avec le privé –, les objectifs demeurent. Leur réalisation connaîtra peut-être même une nouvelle ardeur à l’occasion du grand Ségur de la santé lancé le 25 mai. Là aussi le lexique employé nécessite un décodeur : promotion de la “souplesse” des équipes ou de la “mobilité” des agents – pour ne pas dire “flexibilité”, terme désormais trop connoté. Comme le gouvernement l’avait fait avec les instituteurs précédemment, on sent pointer à l’horizon une vieille lune des technocrates néolibéraux : en finir avec les 35 heures en conditionnant une augmentation des salaires à un assouplissement du temps de travail.
En revanche, pas un mot sur l’évolution de la grille indiciaire qui permettrait une véritable revalorisation des traitements dans la fonction publique hospitalière. Nada également sur l’arrêt des fermetures de lits et des fusions de services. À la place, un discours ahurissant sur des réformes qui n’ont pas été assez rapides ! À 20 h 05 à la télé, un assaut de bonnes intentions pour renforcer l’État-providence. Dans les coulisses, une note de la Caisse des dépôts et consignations débordant de propositions favorables à la privatisation du système de santé : du développement des partenariats public-privé au rapprochement entre médecine de ville (libérale) et hôpital public en passant par la place grandissante accordée aux soins ambulatoires.
Mais le carton plein pour le pouvoir actuel serait le démantèlement du statut de la fonction publique déjà partiellement engagé avec le plan de réformes “Action publique 2022” qui facilite le recours aux contractuels. Concernant l’hôpital, ils ont déjà un cheval de Troie idéal : le statut d’établissement privé à but non lucratif, lequel a déjà été adopté par l’Hôpital européen et l’hôpital Saint-Joseph à Marseille. Les salariés y sont sous contrat comme dans une clinique et ne disposent plus d’aucun des droits protecteurs associés au statut de la fonction publique.
La mobilisation est en train de monter et devrait culminer lors de la manifestation intersyndicale du 16 juin – malgré la fatigue, la crainte d’être réprimé, les divisions traditionnelles qui peuvent ressortir à tout moment... Parce qu’alors que la direction ne cesse de dire “On a bien géré la situation”, les collègues savent bien qu’ils ont été les seuls à devoir faire face à cette crise. Nous étions plusieurs centaines le 26 mai pour l’action menée lors du premier “mardi de la colère”. »
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Anne* est cadre de santé en cancérologie dans un hôpital du Grand Est. En charge de deux équipes, elle estime que le gouvernement a failli dans sa gestion de crise – et pas qu’un peu.
Dans l’ensemble, mes collègues ont peur qu’une médaille remplace une augmentation salariale et les recrutements qui s’imposent pour bien faire fonctionner les services. On se dit que c’est encore un écran de fumée. Ce que les gens attendent autour de moi, c’est des moyens pour bien travailler, en termes de matériel et de conditions de travail, ainsi que la reconnaissance de leur total investissement depuis le début de cette crise. Et depuis bien avant !
Ce qui nous a permis de tenir, c’est l’entraide. Nous avons reçu des visières imprimées en 3D par un collectif alsacien et tout un tas de matériel qui ne venait pas de l’État, mais par exemple d’entreprises. Je ne sais pas ce que ça aurait donné si on avait dû compter uniquement sur la réaction du gouvernement. En fait, toutes ses mises en place logistiques ont très peu servi à mes équipes. Pour le dire vite, c’est le réseau d’entraide qui a été le plus efficace et le plus réactif.
Au niveau des annonces et du plan Ségur, je suis dubitative. Surtout, j’ai entendu des membres de la majorité dire des choses démontrant qu’ils ne vivent pas dans le même monde. Encore ce matin [26 mai], j’ai entendu l’un d’eux affirmer que les 35 heures à l’hôpital étaient une bêtise et que les infirmières sont obligées de faire des ménages parce qu’on ne leur propose pas de travailler plus. Ça, quand même, il faut se l’entendre dire ! Quand on sait que le nombre d’heures supplémentaires effectuées dépasse largement les quotas...
Une prime ponctuelle ne va calmer personne. Ce que nous voulons, nous le crions haut et fort depuis des années. Et malgré tout, tu en as qui sont capables de dire que ce que le personnel soignant réclame d’abord avant tout, c’est de pouvoir travailler plus. C’est complètement fou. »
* Prénom modifié.
Cet article a été publié dans
CQFD n°188 (juin 2020)
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Paru dans CQFD n°188 (juin 2020)
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Illustré par Serge D’Ignazio
Mis en ligne le 15.06.2020
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