Apocalypse à l’hosto
Soignantes et soignants : une armée sans munitions
Ce sont de vrais héros et héroïnes sans pouvoirs. À Mulhouse, le mercredi 25 avril, tout en multipliant les appels à une unité factice et les fausses promesses de sauvetage du secteur de la santé, Emmanuel Macron imaginait déjà dresser un monument à « la mémoire des soignants qui ont payé de leur vie leur engagement, pour sauver d’autres vies ». Mais cette héroïsation « n’est pas un geste neutre, elle a une fonction bien précise : dépolitiser la crise de l’hôpital public », comme le note le sociologue Pierre-André Juven sur le site Bastamag1.
Le personnel soignant des hôpitaux publics en a bien conscience : le manque de moyens auquel il est cruellement confronté aujourd’hui dans cette crise – certes exceptionnelle – est largement la conséquence de vingt ans de politiques d’austérité et de management libéral. En 2015 par exemple, le ministre de l’Économie avait resserré le budget des hôpitaux, ce qui s’était traduit par « la suppression de 22 000 postes, soit 2 % des effectifs ». Le ministre d’alors s’appelait… Emmanuel Macron. Il ne faudrait pas que les applaudissements qu’on leur doit couvrent la parole des soignant·es. Extraits d’une rage encore contenue.
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Euphrasie* est étudiante infirmière en deuxième année. « Réquisitionnée » en réanimation depuis le 17 mars dans un hôpital d’Occitanie, elle a vu la vague gonfler, prête à engloutir jusqu’au personnel soignant sous-payé.
Samedi 25 mars, Euphrasie décrivait un service de réanimation saturé : « On est en train de remplir le service, quand je suis partie hier, il restait cinq places en réanimation. Je suis pas sûre que les patients en réa survivent... Le bloc et la salle de réveil ont été réquisitionnés pour créer une autre salle de réa, mais quid du matériel ? Les masques manquent, ainsi que les respirateurs. Franchement, c’est pitoyable le peu de moyens et les économies sur tout… sauf sur le personnel réquisitionné. Ils font désormais appel à tous les médecins retraités et à des étudiants gratos… Tout ça parce qu’ils ont supprimé 20 000 postes depuis quinze ans. On subit de plein fouet la casse du service public. Ce serait bien que les gens qui nous applaudissent le soir à 20 h réfléchissent à comment ils votent la prochaine fois. On ne les a pas beaucoup vus dans la rue soutenir les soignants, les profs ou les Gilets jaunes qui se faisaient taper dessus par la police. »
L’incurie, pour Euphrasie, est évidemment politique : « On a un gouvernement totalement inconséquent et condescendant, obsédé par le profit, qui n’a rien appris de la Chine ni de l’Italie. Beaucoup de choses auraient pu être anticipées par Agnès Buzyn : formation des professionnels, stocks de matériel, fric pour les soignants et la recherche... Là tous les soignants naviguent à vue. »
L’étudiante infirmière constate l’impréparation psychologique d’un personnel soignant à bout de course : « Hier, j’ai failli chialer pour une petite dame tout à fait consciente qui disait en pleurant qu’elle savait qu’elle n’allait pas se réveiller. Ça m’arrache les tripes et le coeur. On est comme des cons, pas du tout préparés à cette violence psychologique. »
Comble du comble, l’absence de dépistage concerne aussi le personnel soignant : « Le problème, c’est aussi la contamination des soignants : on ne teste plus personne. Par exemple, j’ai une amie dans un autre service de réanimation dont un des collègues s’est révélé positif. Il est maintenant confiné chez lui. Elle a passé beaucoup de temps avec lui. Elle n’a pas de symptômes, mais, sans avoir été testée, elle continue à travailler au risque de contaminer d’autres soignants et éventuellement des membres de sa famille. »
Euphrasie pense aussi à la compagne avec qui elle vit, potentiellement une « personne à risque » : « Je fais hyper gaffe pour elle, on a installé un sas de décontamination à la maison : je me change complètement, je me douche et enferme toutes mes fringues dans un sac de linge “spécial Covid”. Si la situation empire, faudra que j’aille dormir ailleurs... »
Pour l’infirmière « bénévole », cette crise sanitaire « révèle bien toutes les exploitations du monde capitaliste » : « Il faudrait qu’on parle un peu de la réquisition des étudiants en médecine ou des infirmiers qui sont envoyés au front, sans être payés. Tous les étudiants pètent les plombs en ce moment car ils sont considérés comme des “stagiaires”. On aurait dû avoir des contrats, mais profitant de l’aubaine, ils ont fait passer ça sous forme de stage… donc tout bénef. “Ça vous fera une expérience”, entend-on... »
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Samuel* est médecin réanimateur dans un hôpital public d’Auvergne-Rhône-Alpes. Jusqu’au déclenchement de l’épidémie, il était très impliqué dans le mouvement de contestation des politiques gouvernementales. Dans l’attente anxiogène du « pic » à venir, il dénonce des politiques irresponsables.
« Contrairement à certains hôpitaux d’Alsace ou d’Île-de-France, nous sommes loin d’avoir atteint la période la plus grave, qui d’après nos calculs devrait advenir d’ici neuf à onze jours [entretien réalisé le jeudi 26 mars]. Mais c’est en train de prendre de l’ampleur. Depuis hier, il y a beaucoup de cas graves qui arrivent et le service de réanimation “classique” est presque plein. Mais on s’organise : on a fait en sorte de pouvoir accueillir quatre fois plus de cas, soit soixante personnes, en empruntant des locaux à d’autres services. Je ne suis pas sûr que ce sera suffisant.
Au fond, je vois cette épidémie comme une forme de surligneur. Elle met en évidence cette casse de l’hôpital public qu’on dénonce depuis tant de temps. On voit bien qu’on manque de places, de personnels, de matériel, que tout est saturé, qu’on pourrait faire bien mieux, et tout cela souligne l’absurdité de la gestion financière de l’hôpital. C’est une violente mise en lumière des dérives. Et même si Macron reprend désormais nos éléments de langage, parce qu’il a le nez dedans, ce sont juste des effets d’annonce. Quand il annonce un futur “plan massif d’investissement pour l’hôpital”, personne ne le prend au sérieux.
Il faut noter que dans mon hôpital, le nouveau directeur semble mieux gérer la situation que d’autres. À Versailles par exemple, la direction a mis du temps à se ranger à l’avis des soignants – sachant qu’un retard de quelques jours dans la préparation, ce sont des morts en plus. Pas ici. Depuis qu’on sait qu’on ne va pas être épargnés, le mode de relation entre administration et soignants a complètement changé. Si on demande du matériel, du personnel ou des locaux, on a vite une réponse, un dialogue. Alors qu’avant il fallait batailler pour tout et n’importe quoi.
Pour le personnel, c’est très dur car la situation se dégrade vite : les aides-soignants et infirmiers sont déjà dans le dur. Ainsi, les infirmiers anesthésistes deviennent des infirmiers de réanimation, ce qui n’est pas la même chose. En gros, on va faire appel à un peu tout le monde.
J’ai l’impression que cette manière de nous traiter en héros est complètement surjouée, qu’elle ne correspond en rien à la réalité. Parce qu’en pratique on n’a pas le matériel pour se protéger, ni les ressources humaines. On va avoir plein de gens en épuisement. Pour l’instant on dispose de masques, mais ça ne durera pas forcément. Sachant que les règles n’arrêtent pas de changer et que leur “longévité” augmente : désormais, un masque peut faire la journée. Dans le même temps, les consignes d’hygiène ont changé, avec un niveau d’exigence à la baisse. On n’est plus obligés de mettre de gants ou de charlottes, même au contact des malades. Autre problème : on pourrait manquer de respirateurs, alors que c’est la clé en cas d’insuffisance respiratoire aiguë et qu’en moyenne il faut quatorze jours de respiration artificielle. C’est clairement une question de vie ou de mort.
Je m’entretiens fréquemment avec des collègues de toute la France et ceux qui travaillent dans les hôpitaux les plus touchés me disent que les critères d’admission changent, que le “tri” devient drastique. En Alsace, par exemple, ils ont commencé par prendre des patients de plus de 70 ans et à les mettre sous respirateur, puis ils ont regretté devant l’afflux de patients plus jeunes qu’ils ne pouvaient plus prendre. C’est très dur. Sachant que le tri ne se fait pas que sur l’âge, il y a d’autres critères : on essaye de distribuer les ressources là où il y a la meilleure chance de survie. En tout cas, jusqu’ici on trouvait toujours une solution quand on nous amenait un jeune de 20 ans avec une méningite. Là, pour les détresses respiratoires des moins de 70 ans, ça risque de n’être plus le cas.
Les effets d’annonce du gouvernement me semblent totalement hypocrites. Je suis convaincu que leur système de pensée n’est pas remis en cause, qu’ils reprennent juste un discours conciliant. Au fond, c’est la suite qui va être importante. Il y aura des comptes à rendre. C’est ce que je vois par exemple au sein du collectif Inter-Hôpitaux : tout le monde prévoit de passer à l’offensive, avec des personnes qui ont déjà porté plainte contre des membres du gouvernement.
Pour ma part, j’envisage la période à venir avec beaucoup d’inquiétude. Il y a cette impression qu’on est lâchés en pleine débâcle et que notre santé à nous importe peu. Quand on voit qu’ils ont tardé à fermer les écoles et ont tenu à organiser les municipales, on se dit qu’ils vivent dans un autre monde – c’est criminel. Comme était criminelle cette première communication visant à faire passer le virus pour une grosse grippe. Ok, ce n’est pas la peste. Mais beaucoup de gens vont mourir. Et les gens au pouvoir et ceux qui ont démantelé l’hôpital public porteront une grande responsabilité dans ce désastre. »
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Camille* est infirmière aux urgences dans un hôpital privé des Bouches-du-Rhône. Elle a fait une partie de sa carrière en réanimation. Pour elle aussi, la crise sanitaire est le résultat de choix politiques désastreux.
« On a été un peu préservés au début, mais là c’est fini : on fonctionne en mode dégradé. On a arrêté toutes les hospitalisations qui n’étaient pas urgentes. À “pas urgentes”, on peut commencer à mettre de gros guillemets : on voit des gens sortir alors qu’ils sont très malades. On annule toutes les opérations programmées, de la cataracte aux chimiothérapies.
En termes de gestion du personnel, c’est également chaotique. Ce qui est aberrant c’est qu’il y a actuellement des infirmières au chômage technique. Les filles qui faisaient les endoscopies, les coloscopies, la chirurgie ambulatoire, la gynéco... tous ces secteurs ont fermé. Dans le public, elles ont droit à un “congé Covid”. Un repos qui ne sera pas décompté de leurs congés payés. Dans le privé, c’est les congés payés forcés, alors qu’on aurait pu réquisitionner ce personnel pour le former à la réa plutôt que de le larguer au dernier moment. En parallèle, on a réquisitionné les élèves infirmiers qui étaient en stage en les payant 12 € par jour. Nous, on est payées 12 € de l’heure. Malgré les discours, ils en sont encore à faire des économies sur les soignants.
Parce qu’on parle du Covid, mais ça fait un an que le collectif Inter-Urgences est en grève. On n’était déjà pas en mesure de faire face avant, comment veux-tu que ce soit le cas aujourd’hui ? Ce qui se passe maintenant, ce n’est pas la crise du coronavirus, c’est la crise d’un système public de santé qu’on a étranglé depuis vingt ans, petit à petit. On dit que la santé n’a pas de prix, mais qu’elle a un coût, on le mesure davantage aujourd’hui.
Pour nous, c’est dur physiquement et surtout émotionnellement. À cause du confinement hospitalier, les gens sont tout seuls dans leur chambre, n’ont pas droit aux visites. Les patients te supplient d’aller voir leur mère, te menacent. Quand ils n’agonisent pas tout seuls. C’est très éprouvant. Autre chose violente : dans certains hôpitaux, on en est au tri – c’està- dire que la personne la plus vulnérable va rester sur le carreau. C’est l’antithèse de notre métier. Face à cette situation, il y a des soignants qui pètent les plombs. J’ai en tête la réaction hystérique d’un médecin qui s’est barré au début de la journée en disant : “Je ne peux pas.”
Il y a aussi la question du matériel. Clairement l’hôpital est en manque. On doit compter nos blouses tout comme les femmes qui font l’entretien des locaux sont obligées de rendre des comptes. Pareil pour le mec qui travaille au sous-sol, s’occupe des déchets et transporte toute la journée des bombes bactériologiques. Mais le vrai problème, c’est la médecine en dehors de l’hôpital. Je pense aux infirmières libérales qui vont contaminer tous les gens vulnérables qu’elles visitent. C’est juste aberrant qu’on n’ait pas suffisamment de masques. On vient t’expliquer qu’on est en train de chercher des cotons-tiges pour des dépistages dans le septième pays le plus riche du monde ! Ils ne sont pas incompétents : ils ont fait des choix.
En parlant de choix capitalistes, depuis les urgences je vois bien qui bosse : des chauffeurs-livreurs, des caissières, des éboueurs... Le télétravail ne concerne pas les smicards. Ces gens-là, les pauvres, ils respectent le confinement, ne voient pas leur famille, mais vont au travail et chopent le Covid. Après on vient te dire qu’on est en guerre… C’est un lexique martial qui insupporte les soignants. Épidémie, c’est un mot qui se suffit à lui-même : nous on a du respect pour les gens qui se prennent en ce moment des balles dans la tête et des bombes dans leur salon. Macron est clairement en train de se griller chez les soignants. Pour l’instant on gère la crise, mais lui et son gouvernement peuvent déjà se préparer au retour de bâton ! »
* : prénom modifié.
1 « Pour Emmanuel Macron, tout l’enjeu consiste à sauver le capitalisme sanitaire et ses grandes industries », Bastamag.net (27/03/2020). Pierre-André Juven est l’auteur, avec Frédéric Pierru et Fanny Vincent, du livre La Casse du siècle : à propos des réformes de l’hôpital public, Raison d’agir, 2019.
Cet article a été publié dans
CQFD n°186 (avril 2020)
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Paru dans CQFD n°186 (avril 2020)
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Mis en ligne le 03.04.2020
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