Entretien avec une militante en exil

Colombie : la chasse aux « leaders sociaux »

Malgré l’accord de paix signé par les Farc en 2016, la répression s’abat durement sur les mouvements sociaux colombiens. Veronica Lopez Estrada en sait quelque chose. Menacée dans son pays, cette militante de 27 ans a pu s’installer en Europe en février grâce à un programme de protection temporaire pour les défenseurs des droits humains. Nous l’avons rencontrée le 15 mai dernier à Paris.
Enterrement de Javier Otacue / Photo Damien Fellous

Depuis les années 1960, un conflit sanglant oppose l’État colombien à diverses guérillas. Au cœur du cycle des violences, la question de la répartition inéquitable des terres.

Des insurrections paysannes, appuyées par les deux principales guérillas marxistes (les Forces armées révolutionnaires de Colombie, Farc ; l’Armée de libération nationale, ELN), ont fait passer de nombreuses zones de montagnes et de jungles hors de contrôle de l’État. Au début des années 1980, l’explosion du narcotrafic a donné une dimension nouvelle au conflit. D’autres protagonistes sont apparus : les cartels et les groupes paramilitaires anti-insurrectionnels, successeurs des milices des grands propriétaires fonciers. Au total, la guerre civile a causé plus de 260 000 morts et 80 000 disparitions forcées 1. Des millions de personnes ont également été déplacées.

À partir de 2012, des pourparlers de paix se sont engagés, suivis par un cessez-le-feu des Farc. Malgré le rejet par référendum d’un premier accord de paix en octobre 2016, un second accord a été conclu le mois suivant. En 2017, la plupart des guérilleros ont déposé les armes et se sont mués en parti politique.

Mais la violence sociale ne s’est pas éteinte pour autant. Aujourd’hui, les « leaders sociaux » sont la cible des groupes paramilitaires, quand ce n’est pas de l’État lui-même. Assez spécifique à la Colombie, l’expression « leaders sociaux » désigne des défenseurs des droits humains, hommes et femmes qui militent pour leur communauté, luttent pour récupérer les terres spoliées, exigent la lumière sur les disparus du conflit, ou encore cherchent à empêcher la déforestation et la mainmise des multinationales sur leur territoire...

Entretien, donc, avec l’une de ces activistes, Veronica Lopez Estrada.

Quelles étaient tes activités en Colombie ?

« J’ai participé à plusieurs mobilisations autour de la question agraire et de l’autonomie des communautés indigènes paysannes – notamment les Journées de l’indignation en septembre 2015. Toutes ont été durement réprimées. La Loi de sécurité citoyenne (2015 également) a accentué cette tendance en créant de nouveaux délits liés aux modes d’action directe, comme le blocage des routes.

À Medellín, au sein du comité de solidarité avec les prisonniers politiques2, nous soutenons juridiquement des manifestants arrêtés, des victimes de montages judiciaires, des membres de groupes insurgés et des paysans condamnés sous prétexte d’être en rapport avec les guérillas.

Je fais également partie du Congreso de los pueblos (Congrès des peuples) qui regroupe différentes organisations  : la Coordination nationale agraire, des syndicats, des groupes étudiants et des défenseurs des droits humains. Nous ne nous sentons pas représentés par le Parlement  : nous appelons à la construction d’un pouvoir populaire et à l’élaboration des normes par les communautés elles-mêmes. Au-delà de la fin du conflit armé, nous voulons œuvrer aux avancées sociales. »

Dans quel contexte as-tu été menacée ?

« En septembre 2017, nous avons dénoncé une attaque de prisonniers à l’intérieur de la prison d’El Pedregal, près de Medellín, par d’autres détenus membres de groupes paramilitaires. Après nos plaintes, les agresseurs ont été transférés dans d’autres prisons. Mais les Autodefensas Gaitanistas de Colombia, le plus grand groupe paramilitaire du pays, m’ont désignée en tant que cible. J’ai dû m’exfiltrer pour préserver mon entourage. »

Quelle est la situation des « leaders sociaux » en Colombie ?

« Plus de 600 ont été assassinés depuis janvier 2016. C’est un chiffre en constante hausse. Hier encore, trois ont été tués. Le 21 mars dernier, après trente-huit jours de blocage des routes, douze autochtones des ethnies nasa et embera ont été victimes d’un attentat à l’explosif dans la région du Cauca sur l’un de ces barrages. Nous attendons toujours les résultats de l’enquête.

L’État colombien lui-même représente une menace. Un certain nombre de leaders sociaux sont victimes de montages judiciaires et envoyés en prison simplement en raison de leurs activités sociales et politiques. »

À quoi ressemblent ces montages judiciaires ?

« En échange de remises de peine, la justice fait pression sur des détenus pour qu’ils témoignent à charge contre des personnes qui exercent un type de leadership communautaire. Souvent, ces témoignages sont extorqués sous la torture ; ils ne devraient pas avoir de valeur juridique.

Dans certains procès médiatiques, la présomption d’innocence est purement bafouée. Il y a trois ans, des membres du Congreso de los pueblos ont été désignés comme responsables d’un attentat contre une banque de Bogota. Les autorités ont déclaré qu’ils étaient membres de l’ELN. Toutefois, à l’ouverture du procès, les charges s’étaient volatilisées. On leur a simplement reproché d’avoir participé à une manifestation étudiante. Cependant, aux yeux de l’opinion publique, ils étaient marqués du sceau d’infamie du terrorisme. Ces personnes ont été libérées car le dossier était vide, mais elles ont dû quitter le pays sous la pression sociale. »

Pourquoi le nombre d’assassinats de « leaders sociaux » a tant augmenté depuis 2016 ?

« Avec le désarmement des Farc, les territoires sur lesquels opèrent les groupes paramilitaires se sont étendus. De fait, beaucoup de personnes assassinées avaient un lien avec l’application du processus de paix.

Il y a un autre facteur, lié à la terre. À cause du conflit, six millions de paysans ont dû quitter leurs terres. Certains déplacés espéraient qu’avec les accords de paix, ils pourraient les récupérer. Bon nombre de ceux qui œuvrent à ce retour sont désormais assassinés. D’autres sont pris pour cible parce qu’ils travaillent au remplacement des cultures illicites, comme la coca ou le pavot. »

Les accords de paix de 2016 sont-ils respectés ?

« Nous assistons à un véritable pillage du territoire. Les multinationales, qui n’avaient pas encore accès à de nombreuses zones du fait de la présence de la guérilla, s’y précipitent. Comme les Farc sont en train de disparaître, c’est la société civile et les communautés organisées qui résistent aujourd’hui à cette politique de prédation.

L’accord de paix comportait de nombreuses dispositions qui auraient dû être votées au Congrès national. Mais les lois qui devaient rendre possible une réforme agraire n’ont pratiquement pas été validées. Les déplacés n’ont pas pu récupérer leurs terres. Globalement sur le plan juridique, seulement 35 % des accords ont été respectés.

Or, si les accords ne sont pas honorés, il va forcément y avoir de nouveaux foyers de violence. D’autres groupes armés vont se former si les causes structurelles liées à la terre ne sont pas traitées. Quand nous faisions campagne pour le « oui » au référendum de 2016, nous sommes allés dans une zone contrôlée par la guérilla. Les communautés locales nous ont confié qu’elles voteraient unanimement contre le processus de paix, parce qu’elles avaient peur qu’avec le désarmement des Farc, les groupes paramilitaires pénètrent dans leur territoire. Elles ajoutaient qu’elles seraient obligées de s’armer elles-mêmes pour le défendre.

Par ailleurs, selon les Farc, 129 ex-guérilleros ont été assassinés depuis qu’ils ont déposé les armes. Que peut-on attendre des personnes qui ont participé au processus de paix avec sincérité si elles voient qu’on assassine leurs camarades  ? Elles ne vont pas rester les bras croisés en attendant d’être les prochaines. Que leur reste-t-il  ? Le retour à la montagne... »

Quelle est la réponse officielle face aux meurtres de leaders sociaux ?

« L’État ne reconnaît pas l’existence des groupes paramilitaires qui en sont le plus souvent responsables. Dans bien des cas, ces groupes sont d’ailleurs en connivence avec l’armée. De plus, l’État nie le côté systématique des assassinats. Il évoque des règlements de comptes et des meurtres passionnels. Mais grâce à la pression internationale, il a fini par admettre qu’il y avait un problème. L’année dernière, un plan d’action pour la protection des leaders a été lancé. Mais ce programme n’a pas été élaboré en concertation avec les communautés. Il reste donc très loin des réalités. »

Propos recueillis par Martin Barzilai

1 Estimations du Centre de mémoire historique colombien, données 2018.

2 Pour en savoir plus : Comitedesolidaridad.com.

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