Travail du sexe & maternité

« Une pute ne peut pas avoir accouché »

La maman ou la putain ? Dans une société fondée sur cette dichotomie patriarcale, à quoi sont exposées celles qui, à la fois mères et travailleuses du sexe, font voler le tabou en éclat ? On en parle avec Ovidie, Misungui Bordelle et Yzé Voluptée.
Illustration d’Elena Vieillard
« Ce n’est pas qu’il ne te voulait pas. C’est qu’on n’est pas de la même espèce, lui et moi. Ta mère est une putain, lui est un bourgeois. »
_ La Mère, la Sainte, et la Putain, Wendy Delorme

«  L’idée de dichotomie entre la figure de la mère et celle de la putain est vieille comme l’histoire du contrôle du corps des femmes. » Au bout du fil, Ovidie a la voix claire et posée. C’est qu’elle connaît son sujet : essayiste et réalisatrice, elle a une enfant et quelques films pornos à son actif. Mais cette question est surtout le nœud central d’une enquête dont elle a tiré un film sorti en 2017 : Là où les putains n’existent pas. L’affaire ? Le 11 juillet 2013, dans les bureaux des services sociaux de la ville suédoise de Västerås, Eva-Marree Kullander-Smith, 27 ans, gît sur le sol, le corps lardé de plus de trente coups de couteau assénés par son ex-compagnon. Si Eva-Marree se trouve à cet endroit-là, à ce moment-là, c’est qu’elle y a rendez-vous pour voir ses enfants, dont la garde lui a été retirée quelque temps auparavant. Les petits ont été confiés au père, pourtant violent – le futur meurtrier. L’explication de cette situation ubuesque tient en un acronyme : TDS, pour travailleuse du sexe. Ce job, Eva-Marree l’a exercé pendant deux semaines, le temps de se retourner après sa séparation. Elle a reçu cinq clients. Assez pour que l’aide sociale à l’enfance décide, sans enquête ni décision de justice, de priver Eva-Marree de ses enfants. Les travailleurs sociaux ont en effet estimé qu’« elle manquait de jugement et ne se rendait pas compte que le travail sexuel était une forme d’autodestruction1 ». Au-delà du fait divers tragique, l’histoire d’Eva-Marree édicte une règle : en Suède, il n’est pas possible d’être à la fois mère et putain.

Bien que la Suède et l’Hexagone partagent une politique abolitionniste hostile à toute forme de travail du sexe, les lois régissant la protection de l’enfance ne sont pas tout à fait les mêmes. En France, peu de risque a priori que le fait qu’une femme se prostitue justifie à lui seul qu’on lui retire ses enfants. Pourtant, Yzé Voluptée s’inquiète d’être un jour séparée du sien. Travailleur du sexe qui se définit comme non-binaire2, il tient chaque mois une chronique dans ces colonnes (lire ci-contre). Il est aussi parent d’un enfant de sept ans. « La puterie », comme il l’appelle, il s’y est mis après la naissance de son fils. « Le problème, c’est que dans l’inconscient collectif, une pute ne peut pas avoir accouché », estime-t-il. Conséquence : lorsque des informations le reliant à sa condition de travailleur du sexe émergent hors de sa sphère privée, il a tendance à « flipper des conséquences que ça pourrait avoir » si l’on apprenait qu’il a un enfant. S’il s’inquiète « qu’un jour un placement soit ordonné par un juge », Yzé redoute surtout que le père de son fils, dont il est séparé et qui ne sait rien de sa nouvelle activité, ait accès à cette information. Qu’il s’en serve contre lui dans le conflit qui, à l’image de bien des couples parentaux, se joue entre eux autour de la garde. Yzé n’a alors pas vraiment le choix : préserver son anonymat est pour lui un enjeu décisif.

« Il ne fallait pas que je lui dise ce que je faisais »

Se résoudre à passer une frange de sa vie sous silence. L’expérience est commune à de nombreuses travailleuses du sexe – a fortiori quand elles élèvent un enfant. C’est ce que raconte Misungui Bordelle. Dominatrice, experte en shibari, elle a acquis une certaine notoriété, jusque dans les pages de Libé, qui lui a consacré un portrait3. Misungui n’est pas mère, mais elle partage depuis huit ans le quotidien de la fille de son compagnon, participe à son éducation aux côtés des deux parents de l’enfant. « Quand je l’ai rencontrée, elle avait cinq, six ans. C’était une période compliquée pour moi : il ne fallait pas que je lui dise ce que je faisais, elle était trop petite. Ce qui était difficile, c’était de lui expliquer comment j’occupais mes journées : trouver un truc à lui raconter. » Misungui développe : « J’avais l’impression que, de son point de vue d’enfant, je ne faisais pas grand-chose. Qu’elle me voyait comme une femme au foyer entretenue par son père, alors que ce n’était pas l’image que j’avais envie de lui transmettre. »

« J’avais peur que son regard sur moi change »

Aujourd’hui les choses ont bougé, la petite fille a grandi. Il y a six mois, les coparents se sont mis d’accord pour jouer cartes sur table, à hauteur d’ado. « Elle a commencé à poser des questions sur la sexualité, à avoir besoin de mettre des mots dessus, on s’est dit que c’était le moment », raconte Misungui, qui «  voulait vraiment éviter qu’elle l’apprenne par d’autres… » Le secret était lourd à porter mais, à l’idée de lâcher l’information, Misungui a senti monter l’angoisse : « J’avais peur qu’elle soit mal à l’aise. Peur que son regard sur moi change. Qu’elle perde confiance en moi parce que je ne lui avais pas dit la vérité, qu’elle le prenne pour une trahison. » Rien de tout ça n’est arrivé : « Elle n’a pas été très étonnée. Dans les mois qui ont suivi, elle a posé quelques questions, mais tout a finalement été très léger. »

Ovidie raconte sensiblement la même chose. Dans son podcast La Maman ou la putain4 – où interviennent sa fille et l’ancienne actrice de films pornos Clara Morgane –, elle se remémore les commentaires essuyés à l’annonce de sa grossesse. Des phrases assassines, qui, à l’époque, lui ont presque «  flanqué le doute » : « Comment tu vas faire quand il tombera sur tes films ? », « Ah moi, si ma mère avait fait ça… », « Tu te rends compte ?! Dans la cour de récré, si on le traite de fils de pute… » Aujourd’hui presque adulte, sa fille est au parfum. Ça a été « un non-événement ». Elle est simplement tombée sur la fiche Wikipédia de sa mère alors qu’elle cherchait des informations sur son dernier documentaire : « Lorsque je l’ai su, je devais entrer en 4e, c’était pendant les grandes vacances », raconte son enfant qui dit avoir d’abord cru à « une bêtise » avant de se rendre à l’évidence en recoupant les sources. Ce que ça a changé ? Rien : « Je vis comme une fille normale », assure l’adolescente avant de rire à l’évocation de souvenirs d’enfance.

Du stigmate à la fierté

À entendre les récits des unes et des autres, être à la fois mère et putain, c’est exister dans l’ambivalence. Pile : le stigmate. Face : la fierté. Misungui estime que le travail du sexe n’est pas en lui-même un problème ; l’écueil, c’est le regard négatif que la société pose sur les personnes qui l’exercent et donc sur « les gens qu’[elles aiment], par ricochet ». Elle considère pourtant que son job lui a aussi donné des clés pour élever une enfant : « On l’a éduquée avec la possibilité de choisir sa voie, de choisir ce qu’elle voulait faire de son corps, on lui a donné une éducation féministe. Si je n’avais pas fait ce boulot, je n’aurais peut-être pas autant insisté là-dessus. » Pour Yzé, le travail du sexe, c’est du travail, c’est-à-dire la condition de son indépendance : « C’est ce qui m’a permis d’accéder à une autonomie financière suffisante pour élever mon enfant : je peux l’inviter de temps en temps au restaurant, lui faire de vrais cadeaux à Noël, lui payer des vacances… Je suis fier de ça. Indépendamment de tous les stigmates associés à ce que je fais, je me sens aussi fier de m’être émancipé, de ne plus attendre la validation de personne. »

« Comment tu vas faire quand il tombera sur tes films ? »

Dans quelques années, que retiendra l’enfant d’Yzé des chemins empruntés par celui qui l’a élevé ? Difficile à dire. Mais Yzé se tient prêt : « J’ai fait des choix atypiques et je suis défaillant à plein d’égards… On en tirera ensemble les leçons dans quinze, vingt ans, le jour où mon fils viendra me voir en me disant qu’il a fait les comptes, en pointant tous les endroits où je me suis trompé, et les responsabilités que je devrai assumer. » Comme n’importe quel parent, en somme.

Par Tiphaine Guéret illustration Elena Vieillard

1 « Sex workers cry foul over activist’s death », The Local (17/07/2013). Circonstance aggravante aux yeux de l’administration suédoise, elle n’a pas fait amende honorable ; assumant avoir été escort, elle s’est au contraire engagée en faveur des droits des travailleurs et travailleuses du sexe.

2 C’est-à-dire qu’Yzé ne s’identifie pas strictement au genre féminin qui lui a été attribué à la naissance.

4 « La maman ou la putain », épisode 2 de l’émission Juste Avant (2019). À écouter sur le site de Nouvelles écoutes.

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CQFD n°221 (juin 2023)

Le dossier du mois met à l’honneur les daronnes. Celles auxquelles on reproche d’être trop ceci, pas assez cela, qu’on juge si facilement et qu’on excuse si difficilement, alors qu’elles sont prises en tenaille entre les injonctions du capitalisme et du patriarcat. Ici, des voix s’élèvent pour revendiquer d’autres manières d’être femmes et mères, et tracer des lignes émancipatrices pour des maternités libérées.
En hors dossier, un focus sur l’extrême droite : on aborde la fascisation encore accrue du pays avec le sociologue Ugo Palheta et la situation de Perpignan, devenue il y a trois ans la plus importante ville française dirigée par le RN. À Briançon, la forteresse Europe étend encore et toujours ses absurdes murailles. On part aussi dans le Kurdistan turc à l’heure de l’élection présidentielle, à Douarnenez pour rencontrer le collectif Droit à la ville, ou encore aux côtés des travailleur·ses détaché·es dans les exploitations agricoles des Bouches-du-Rhône. Pour finir à Draguignan, où les cathos tradis locaux organise de chouettes processions pour faire tomber la pluie. Amen.

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