(Ne pas) être mère avant la loi Veil

Aux avortées inconnues

Avant la légalisation de la contraception et de l’avortement, de nombreuses femmes vivaient dans la peur de tomber enceinte, de mourir des suites d’un avortement clandestin, d’être torturée par les médecins, d’être dénoncée. Tel était en effet le sort de celles qui ne voulaient pas ou plus être mères. Une vieille dame raconte.
Illustration de Pole Ka

« J’espère qu’aujourd’hui au moins, les filles ne se font plus mettre enceinte pour pouvoir partir de chez elle, avait-elle dit à la fin d’une conversation qui n’appelait pas vraiment cette conclusion. Car ça a gâché toute ma vie. » En décembre dernier, Madeleine1 m’a raconté une dernière fois sa vie de jeune mauvaise mère, de mère qui a refusé plusieurs fois de l’être à nouveau, à une époque – la fin des années 1950, le début des années 1960 – où la loi interdisait la contraception et l’avortement2. Sa parole se mêle ici à des récits antérieurs et à celle d’autres femmes de son temps. « Mon corps, mon choix », diront les féministes de la génération suivante – trop tard pour Madeleine : quand tu n’as pas le choix, ton corps ne t’appartient pas vraiment.

« Pas de chance »

Le récit de Madeleine met en jeu son système reproducteur, mais il n’a rien de sexuel. Madeleine n’est pas, comme le veulent les représentations de l’époque, une étourdie qui fait l’amour sans réfléchir aux conséquences. Elle a été agressée sexuellement dans son enfance puis à nouveau pendant son adolescence ; elle aime sortir, danser, flirter, embrasser, mais le sexe, ce n’est pas son truc. À en croire les témoignages rassemblés par l’essayiste féministe Xavière Gauthier dans Paroles d’avortées3, c’est alors souvent le cas : comment le désir ne serait-il pas parasité par la peur des conséquences possibles ? L’une d’elles raconte : « Je m’étais interdit de ressentir quoi que ce soit, par crainte du plaisir, dont je croyais qu’il libérait l’ovule, comme le plaisir masculin libère les spermatozoïdes. […] Nous étions nombreuses, les filles de mon âge, à n’avoir que des connaissances approximatives. »

Faute de contraception, le seul espoir d’échapper à des grossesses répétées, c’est d’avoir un partenaire assez coopératif pour s’intéresser au calendrier menstruel (la « méthode Ogino ») ou « faire attention », c’est-à-dire se retirer avant d’éjaculer. Ce n’est pas le cas de Madeleine. Sa deuxième enfant naît d’un viol perpétré par son premier mari. Quant au second mari, ce n’est « pas de chance », lui dit un jour son médecin : « Votre homme n’a pas fini de plier son pantalon que vous êtes déjà enceinte ! » Pas de chance, en effet : en France, ce n’est que depuis 2006 que la présomption de consentement n’est plus systématique entre époux. Un jour, excédée qu’il essaie de la serrer dans la cuisine, elle prend une poignée de billets dans un tiroir : « Tu veux pas me ficher la paix ? Va te payer une pute ! »

« La sage-femme qui avorte Madeleine est celle qui l’a mise au monde »

Entre ses 18 et ses 28 ans, Madeleine tombe enceinte sept à onze fois, dont quatre aboutissent à une naissance. Le chiffre varie d’un récit à l’autre. Cette imprécision dans le souvenir, Xavière Gauthier l’observe souvent – et il l’interroge : « Comment ces femmes ont-elles pu oublier des événements aussi graves pour elles, aussi lourds de conséquences ? Mais elles ont un souvenir précis de situations concrètes, dans une vision parcellaire, un gros plan sur les hommes et les instruments de torture. »

La méthode

Lorsque Madeleine se fait avorter pour la première fois (à 23 ans, après la naissance de son troisième enfant), elle s’en tire moins mal que d’autres. Dans L’Événement4, Annie Ernaux décrit la solitude qui fut la sienne face à une grossesse non désirée. Fille de petits commerçants pudiques, montée à la ville pour ses études, elle n’a pas de proches avec qui parler, pas de contacts utiles. La distance peut aussi être un avantage : « S’éloigner de chez soi, écrit Gauthier, c’est éviter d’être découverte par les parents, par le mari, par les voisins et, quelquefois, d’être dénoncée. » Ouvrière, restée proche du quartier de son enfance, Madeleine peut au contraire compter sur la solidarité des femmes qui l’entourent – à commencer par sa mère, femme indépendante et aimante. La sage-femme qui avorte Madeleine est celle qui l’a mise au monde. Je ne sais pas si elle a demandé de l’argent. D’une manière générale – et c’est encore une chance –, le coût des avortements ne semble pas avoir trop fait question : à l’usine, Madeleine a « un très bon salaire ».

D’autres fois, Madeleine a recours à « une dame ». Son récit verse alors dans l’imaginaire qu’on a conservé de cette période : un nom chuchoté par une collègue, une interaction impersonnelle sinon brutale, et au revoir – « s’il vous arrive quelque chose, je ne vous connais pas ». Ou bien elle se débrouille toute seule. Dans un cas comme dans l’autre, la méthode consiste à introduire un objet pointu dans le col de l’utérus ; la plupart du temps, explique une gynécologue dans Paroles d’avortées, c’est l’infection qui cause l’arrêt de la grossesse. Afin de permettre l’évacuation des fluides, on a aussi recours à une sonde urinaire, placée dans l’utérus jusqu’à ce que « ça se décroche ». La sonde, Annie Ernaux la trimballe pendant cinq jours. Mais leur circulation – comme celle des spéculums – est réglementée ; la condition de « faiseuse d’anges » semble en partie liée à l’accès à ces ustensiles.

La torture et la mort

Ça ne marche pas toujours – quand ce ne sont pas les médecins qui « raccrochent » l’embryon ou le fœtus : la dernière fille de Madeleine naît à la suite d’un avortement manqué. Et puis, il y a les complications : l’hémorragie, la septicémie. Deux fois, Madeleine manque d’y rester. Elle s’évanouit dans la rue, se réveille aux urgences. À l’hôpital, elle tombe, comme disait le poète Ossip Mandelstam, « dans les griffes des humanistes ». Les médecins, les infirmières la rudoient. À peine revenue à elle, on presse Madeleine d’« avouer », de dénoncer ses complices. Elle refuse. Elle a peur. Au début des années 1960, les poursuites judiciaires ont tendance à se raréfier, mais Madeleine ne le sait pas forcément. On la menace aussi de torture : pour punir les femmes, les dissuader de recommencer, les médecins pratiquent le curetage de l’utérus sans anesthésie, « à vif ». Elle sait que c’est vrai – sa mère l’a subi – et que la douleur est atroce. Dans Paroles d’avortées, ces mauvais traitements sont la norme ; les rares égards traduisent les rapports de classe, même pour celles qui n’ont pas la possibilité d’avorter en Angleterre ou en Suisse : quand le médecin apprend qu’Annie Ernaux n’est pas prolétaire mais étudiante, son attitude change immédiatement.

« Tirer son coup, c’est une affaire d’hommes ; gérer une grossesse désirée ou non, c’est une pénible contingence »

Après le dernier avortement de Madeleine, un médecin lui propose de lui ligaturer les trompes. L’accord du mari est nécessaire, mais il s’en passera. D’une manière générale, le mari n’apparaît guère dans ces récits : tirer son coup, c’est une affaire d’hommes ; gérer une grossesse désirée ou non, c’est une pénible contingence, un peu comme les courses ou le ménage. En l’occurrence, quand Madeleine lui annonce qu’elle est désormais stérile, son mari est ravi. Sur son lit d’hôpital, il lui susurre à l’oreille : « Qu’est-ce qu’on va pouvoir s’envoyer en l’air ! » Madeleine répond : « Après ce que tu viens de dire, tu ne me toucheras plus jamais. » Libérée d’une servitude, elle rejette la seconde. Peu après, elle prend un amant, avec qui elle découvre le plaisir à deux.

Il est impossible de connaître le nombre de femmes victimes d’un avortement clandestin : ce sont des morts secrètes, honteuses. En France, sur quelque 800 000 avortements pratiqués chaque année à la fin des années 1950, les estimations vont de quelques centaines à plusieurs milliers de victimes par an. Cette histoire de peur et de mort, de sujétion et de douleur, est celle de beaucoup de nos mères, de leurs mères et leurs grand-mères, de leurs sœurs, leurs voisines, leurs collègues et leurs copines. En 2003, l’autrice Nancy Huston a proposé la construction d’un monument à l’Avortée inconnue, qui rendrait hommage à ces femmes « qui aimaient la vie mais ne voulaient pas la donner n’importe quand, n’importe comment, et ont été sacrifiées sur l’autel d’une maternité refusée ». Commençons par nous souvenir d’elles.

Laurent Perez

1 Le prénom a été modifié.

2 Après le vote en 1967 de la loi Neuwirth, qui autorise la contraception, son application est progressive et soumise au bon vouloir des médecins et des pharmaciens. En légalisant l’avortement, la loi Veil de 1975 frappera d’obsolescence les dernières résistances envers la contraception.

3 Paroles d’avortées – Quand l’avortement était clandestin, La Martinière, 2004.

4 Gallimard, 2000.

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CQFD n°221 (juin 2023)

Le dossier du mois met à l’honneur les daronnes. Celles auxquelles on reproche d’être trop ceci, pas assez cela, qu’on juge si facilement et qu’on excuse si difficilement, alors qu’elles sont prises en tenaille entre les injonctions du capitalisme et du patriarcat. Ici, des voix s’élèvent pour revendiquer d’autres manières d’être femmes et mères, et tracer des lignes émancipatrices pour des maternités libérées.
En hors dossier, un focus sur l’extrême droite : on aborde la fascisation encore accrue du pays avec le sociologue Ugo Palheta et la situation de Perpignan, devenue il y a trois ans la plus importante ville française dirigée par le RN. À Briançon, la forteresse Europe étend encore et toujours ses absurdes murailles. On part aussi dans le Kurdistan turc à l’heure de l’élection présidentielle, à Douarnenez pour rencontrer le collectif Droit à la ville, ou encore aux côtés des travailleur·ses détaché·es dans les exploitations agricoles des Bouches-du-Rhône. Pour finir à Draguignan, où les cathos tradis locaux organise de chouettes processions pour faire tomber la pluie. Amen.

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