Maternité queer

La chance d’être une mère trans

Ça signifie quoi, être une mère trans dans un pays qui, jusqu’en 2016, imposait la stérilisation aux personnes qui voulaient changer d’état civil ? L’autrice, militante et blogueuse Daisy Letourneur* nous livre ici le récit intime de sa maternité.
Illustration Manon Raupp

J’ai, quelque part, une grande chance : je suis trans et je suis mère, et ça a été très facile de le devenir. Les choses ne sont pas toujours aussi simples : jusqu’en 2016, en France, les personnes trans devaient pour obtenir la reconnaissance de leur sexe à l’état civil1 être préalablement stérilisées. En effet, la loi exigeait à cette époque une vaginoplastie ou une hystérectomie pour que le jugement de changement de sexe soit rendu et les papiers d’identité modifiés. En accord avec les psys et les médecins qui s’arrogeaient le droit de nous accorder ou pas l’accès aux soins, le législateur avait décidé d’exiger une conformité génitale. Et l’infertilité qui va avec.

En ce qui me concerne, si j’avais transitionné sous ce régime législatif, mon problème aurait été autre : j’avais déjà un enfant quand j’ai commencé ma transition. Or, pendant très longtemps, le standard de soin pour les parents désirant accéder à la transition médicale tenait en un mot : non. Fallait y penser avant de faire des gosses. Ça pourrait perturber les enfants, voyez-vous ? Mieux vaut un père malheureux qu’une mère trans. Donc on ne transitionnait pas. Pas avant que les enfants ne soient grands, en tout cas. Aujourd’hui encore, certains psys mobilisent l’argument des enfants pour nous ralentir, si ce n’est nous stopper dans notre démarche. Parfois, pas même besoin des psys : de notre propre chef, nombre d’entre nous restent dans le placard jusqu’à ce que les petits soient grands, de peur de les traumatiser, de peur qu’ils nous rejettent, de peur qu’on nous les enlève. Car si la jurisprudence européenne dit qu’une transition ne peut pas être retenue contre un parent dans un jugement de garde en cas de séparation, encore faut-il réussir à la faire valoir – et que ce critère ait été explicitement mentionné par le juge.

Non, vraiment, moi j’ai de la chance. Mon fils a aujourd’hui 7 ans, quatre de plus que quand je lui ai annoncé que je ne serais plus « papa » mais « Daisy ». Je n’ai pas perdu une seule journée de garde. Je ne vis pas dans la peur qu’on me l’enlève parce que je suis trans, parce que je me mettrais au travail du sexe pour survivre, parce que n’importe qui autour de moi aurait décidé que « tout de même, ce n’est pas sain pour lui de grandir avec un détraqué sexuel ». J’ai la chance de ne pas vivre en Floride ou dans l’un des nombreux États américains où mon droit à élever mon fils serait remis en cause. Je n’habite pas en Russie, en Hongrie ou dans l’un des nombreux pays où ça pourrait être encore pire. Je n’ai pas été rejetée par ma famille ni par ma belle-famille, je peux toujours compter sur elles pour garder mon fils quand j’en ai besoin. Je n’ai pas subi de transphobie de la part de l’équipe de l’école maternelle où j’ai été obligée de faire un coming out pour expliquer que dorénavant, je viendrais chercher mon fils en robe. Mon propriétaire ne m’a pas mise dehors. Toutes les conditions sont réunies pour que je sois une « bonne mère », en mode facile (même si ça ne l’est jamais, facile). Je n’ai pas eu dans mes roues un seul des nombreux bâtons avec lesquels beaucoup de mes frères et sœurs trans doivent pédaler.

Je mesure mon immense chance d’avoir pu faire un enfant dans le cadre de l’hétérosexualité cisgenre la plus ordinaire. Pas besoin de faire de démarche de PMA, dans un contexte où elle n’est pas vraiment ouverte aux personnes trans2 : lors des débats sur la loi bioéthique en 2021, tous les amendements garantissant que nous pourrions y avoir accès ont été rejetés3. La loi, aujourd’hui, est rédigée de telle façon qu’il est très facile de l’interpréter de manière à interdire aux femmes trans d’utiliser leurs propres gamètes, pourtant conservés en toute légalité. Il semble heureusement que certains soignants choisissent de ne pas la lire comme ça. Là encore, il faut de la chance. Ou de bons tuyaux. Quant aux hommes trans qui, depuis 2016, peuvent être légalement reconnus comme hommes tout en conservant leur utérus, la loi leur interdit explicitement l’accès à un parcours de PMA. La France défend une politique nataliste, paraît-il, mais elle n’encourage pas égalitairement tout le monde à se reproduire.

Autre exemple : bien que mon acte de naissance et ma carte d’identité me définissent désormais comme femme, l’acte de naissance de mon fils me présente encore comme son père. Il ne faudrait pas qu’on reconnaisse que mon fils a deux mères biologiques, vous voyez ? Je comptais fort sur la Cour européenne des droits de l’homme pour changer la donne, mais elle a récemment décidé qu’il n’y avait rien d’anormal à ce qu’un papa allemand soit considéré par l’état civil comme la « mère » de l’enfant qu’il avait porté. « Dans l’intérêt des enfants ». On peine à comprendre quel est l’intérêt pour l’enfant que la vie privée de son père soit exposée ainsi à chaque démarche administrative. Nos parcours de parentalité sont des imprévus, des impensés aux yeux des lois françaises et européennes, que les juges rafistolent à coup de décisions souvent contradictoires. Nous devons, comme nous pouvons, nous faufiler dans les failles pour tenter d’obtenir le droit d’enfanter, d’adopter, d’être simplement pères et mères.

Par ailleurs, devenir père, c’est souvent gagner un meilleur statut social. Soudain, vous êtes perçu comme un homme, plus comme un « jeune homme ». Vous êtes présumé responsable par vos employeurs, félicité par votre famille, vos amis… On regarde avec bienveillance vos maladresses de jeune papa, parfois même votre absence de soin pour l’enfant et, si jamais vous êtes le genre qui change des couches et fait au moins un tout petit peu du travail énorme que représente la parentalité, on vous encense, on vous admire. On ne reconnaît pas là l’expérience d’exploitation, de suspicion, d’épuisement qui attend généralement les nouvelles mères. Passer d’un statut à l’autre, c’est pourtant ce que j’ai choisi. Justement parce que l’expérience est si différente, si genrée. Devenir père ou mère, c’est un sacré rappel à l’ordre du genre : il y a une grande différence entre les hommes et les femmes du point de vue des relations sociales. Un gouffre. Et quand vous devenez parents, le gouffre se creuse. Alors, si vous avez toujours ressenti au fond de vous cette inadaptation, ce malaise, c’est souvent le moment où vous réalisez que vous êtes vraiment du mauvais côté du gouffre, que vous ne pouvez plus l’ignorer et qu’il va falloir le franchir.

Le rôle de père a été l’étape de trop dans ma vie masculine. Quelque part, on peut donc dire que je n’ai pas transitionné pour devenir une fille, ou une femme, mais pour devenir mère. Une mère à la condition particulièrement précaire. Car, si on juge sévèrement les mamans, si elles ne sont jamais assez bonnes, n’élèvent jamais assez bien leurs enfants, si elles sont tenues responsables de tout ce qu’ils feront de mal plus tard (mais rarement de ce qu’ils feront de bien), vous pouvez imaginer le poids du regard de la société sur une mère trans et lesbienne.

Je tiens pourtant à ne pas raconter nos histoires comme des tragédies. Non, transitionner n’est pas facile. On s’en prend plein la gueule pour pas un rond. On descend de plusieurs barreaux d’un coup sur l’échelle. Et ça, c’est de votre faute, à vous les cis, et à tout le système que vous avez mis en place pour vous faire croire que la frontière entre homme et femme est naturelle, immuable, infranchissable et même qu’elle est une bonne chose.

Je ne veux pas qu’une personne trans dans le placard lise cette histoire et décide de rester un papa malheureux, une maman dépressive. Je veux aussi vous dire que je suis heureuse, malgré l’injustice et la bêtise, et que vous pouvez l’être aussi. Que mon fils a de la chance, la chance d’avoir deux mamans, et que l’une des deux soit trans. La chance de grandir en sachant ce que je ne savais pas, moi, à son âge : que c’est possible.

Par Daisy Letourneur

* Daisy Letourneur a récemment publié un livre, On ne naît pas mec – Petit traité féministe sur les masculinités, paru en 2022 chez Zones.


1 Une garantie de ne pas subir un coming out forcé dès qu’on cherche un travail, qu’on fait une démarche administrative, qu’on doit présenter ses papiers…

2 Procréation médicalement assistée.

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CQFD n°221 (juin 2023)

Le dossier du mois met à l’honneur les daronnes. Celles auxquelles on reproche d’être trop ceci, pas assez cela, qu’on juge si facilement et qu’on excuse si difficilement, alors qu’elles sont prises en tenaille entre les injonctions du capitalisme et du patriarcat. Ici, des voix s’élèvent pour revendiquer d’autres manières d’être femmes et mères, et tracer des lignes émancipatrices pour des maternités libérées.
En hors dossier, un focus sur l’extrême droite : on aborde la fascisation encore accrue du pays avec le sociologue Ugo Palheta et la situation de Perpignan, devenue il y a trois ans la plus importante ville française dirigée par le RN. À Briançon, la forteresse Europe étend encore et toujours ses absurdes murailles. On part aussi dans le Kurdistan turc à l’heure de l’élection présidentielle, à Douarnenez pour rencontrer le collectif Droit à la ville, ou encore aux côtés des travailleur·ses détaché·es dans les exploitations agricoles des Bouches-du-Rhône. Pour finir à Draguignan, où les cathos tradis locaux organise de chouettes processions pour faire tomber la pluie. Amen.

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