Stop ou encore ?
Vivre vite pour vivre vite
Début 2020, plusieurs auteurs 1 nous ont invités à faire une pause pour réfléchir à la rapidité qui caractérise la modernité. Point de prescience par rapport au confinement imposé à la mi-mars dernier, mais un sentiment de plus en plus largement partagé que le temps nous manque. Parmi ces penseurs, Hartmut Rosa a dégainé le premier pour concocter, dans Rendre le monde indisponible 2, un programme de théorie critique 3 particulièrement nourrissant.
Déjà dans Aliénation et accélération, paru en 2012, il élaborait une première synthèse de ses réflexions devant permettre d’évaluer la qualité de la vie humaine. Autrement dit : dans ce monde de la modernité tardive, comment est-il encore possible de vivre des expériences non aliénées ? En effet, le sort de l’individu contemporain – pareil à celui du hamster prisonnier d’une roue dans laquelle il doit courir sans fin – semble bien peu enviable. Pourtant, il continue de tourner et c’est peut-être là une définition première de l’aliénation : « Les gens font volontairement ce qu’ils ne veulent pas “réellement” faire. »
De manière contre-intuitive, Hartmut Rosa ne fait pas de la technologie le moteur du processus d’accélération qui structure les sociétés occidentales actuelles. Elle en est juste une condition de possibilité. Pour le sociologue, ce moteur est social. La compétition de tous contre tous étant le mode privilégié de répartition des ressources, la position sociale d’un individu n’est plus fixée à la naissance, ni stable au cours d’une existence « mais bien plutôt en […] négociation concurrentielle permanente ». Et « il faut courir aussi vite que possible pour rester au même endroit » car « le concurrent ne dort jamais ». Ce moteur est également culturel. En effet, « dans la société moderne séculaire [la nôtre], l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse [jadis religieuse] de vie éternelle ». Vivre sans temps morts ne suffit plus. Il faut vivre deux fois plus vite en essayant de réaliser toutes les options qui s’offrent à nous, de multiplier les expériences et les formations d’un strict point de vue quantitatif, « d’effacer la différence entre le temps du monde et le temps de notre vie ».
Pourtant, quelque chose que nous avions du mal à imaginer s’est produit : l’économie et la société ont été mises sur pause à la suite de la crise sanitaire. Certains ont pu expérimenter les bienfaits de la décélération pour revoir leurs priorités dans la liste des choses à faire : se plonger ou se replonger dans la lecture d’ouvrages qu’ils avaient délaissés, jouer de la guitare, contempler les étoiles. Mais d’autres se sont ennuyés ou ont continué à trimer par obligation, routine ou conviction. La décélération est certes une condition sine qua non pour accéder à une vie de meilleure qualité mais elle n’est pas une condition suffisante. Elle peut même constituer un moment d’adaptation (dépression au plan individuel, « ra lentissement » de l’économie au plan collectif) pour absorber les chocs les plus rudes de la société de l’accélération qui a « tendance à se débarrasser de toutes les institutions et régulations qui pourraient garantir une stabilité à long terme favorable au processus d’accélération ». Enfin, les partisans de la décélération forment un groupe pour le moins hétéroclite rassemblant les victimes de la modernisation : « religieux radicaux ou bien “écologistes profonds”, ou encore politiquement ultraconservateurs ou anarchistes ».
Néanmoins, dans un entretien accordé à Mediapart le 25 août dernier, Hartmut Rosa insiste sur la dimension proprement miraculeuse de l’événement que nous avons expérimenté au printemps : « Voir qu’en quelques jours le monde pouvait changer en profondeur pour des raisons politiques et du fait de décisions collectives, alors qu’on baignait depuis des décennies dans l’idée que l’on était impuissant ».
Autre dimension de l’accélération, le processus de désynchronisation grandissante entre les capacités de régénération des écosystèmes de la planète et l’impact des activités humaines en a été ralenti. Hélas, les changements « apportés » par la crise sanitaire restent superficiels et temporaires. Il faudrait s’attaquer au rapport au monde pathologique que la modernité tardive a imposé aux humains. Privilégier des activités ou des biens qui ne sont pas disponibles en permanence sur Amazon ou Uber Eats. Cesser de confondre une véritable appropriation du monde avec son acquisition jamais satisfaite par la consommation (qui donne toujours envie d’autre chose). La vie bonne ? Arrêter de courir pour entrer en résonance avec le monde. À suivre…
1 Signalons seulement Les Hommes lents de Laurent Vidal (Flammarion) et Éloge du retard d’Hélène L’Heuillet (Albin Michel).
2 La Découverte, janvier 2020.
3 École de pensée allemande, née dans les années 1920 et inspirée à la fois par Marx et Max Weber, qui tente d’accorder les concepts métaphysiques aux données des sciences sociales. Longtemps marquée par les horreurs de la première moitié du XXe siècle, elle a ensuite opéré un tournant moins pessimiste avec des auteurs comme Jürgen Habermas et Axel Honneth.
Cet article a été publié dans
CQFD n°190 (septembre 2020)
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Paru dans CQFD n°190 (septembre 2020)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 07.10.2022
Dans CQFD n°190 (septembre 2020)
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