Docteur en informatique, Eric Schmidt se révèle aussi redoutable homme d’affaires, en particulier lorsqu’il rachète, au nez et à la barbe d’Apple, la société Android qui met au point le système d’exploitation pour mobiles présent aujourd’hui dans les trois quarts des smartphones.
Tout au long des dix-sept années passées sous sa direction, Google va traverser plusieurs crises. En 2013, une action de groupe dénonçant une entente entre certains géants du numérique pour limiter la hausse des salaires des cadres sup’ de la Silicon Valley se solde par le versement aux plaignants d’un gros chèque de plusieurs centaines de millions de dollars. Cédant à la mégalomanie ambiante – Page et Brin avaient assigné à Google, lors de sa création, la mission d’« organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous » – il dévoile publiquement en 2010 les ambitions de contrôle total de la firme de Mountain View : « Nous pouvons vous suggérer quoi faire, à quoi vous intéresser. Imaginez : nous savons où vous êtes, nous savons ce que vous aimez. » Un poil flippant, le PDG ? Mais non, lisez plutôt cette autre sortie datée de 2012 : « À l’avenir, les gens passeront moins de temps à essayer de faire fonctionner les technologies, […] elles seront simplement là. Le Web sera tout et à la fois rien. […] Si on y arrive, je crois que nous pourrons régler tous les problèmes du monde. » Tout et rien, un peu comme dans les gares SNCF du président de la start-up nation, cet autre adepte de l’humilité en toutes circonstances.
Déjà obsédé par le réveil du dragon chinois au début des années 2010, Eric Schmidt est favorable à ce que Google consolide ses positions sur ce marché en exponentielle expansion malgré la censure et le piratage informatique pratiqués par Pékin. Cette fois, Page et Brin s’émanciperont de ses conseils.
En 2017, alors qu’il a pris la présidence d’Alphabet (conglomérat rassemblant toutes les activités de Google), Eric Schmidt est mis en cause pour ses pratiques de lobbying un peu trop poussées. Il aurait obtenu la peau professionnelle de Barry Lynn, qui travaillait pour la fondation New America, think-tank largement financé par Google et par la famille Schmidt elle-même. Le tort de ce chercheur ? Avoir publié un texte approuvant l’amende record infligée par la Commission européenne au géant du Web.
Le mastodonte californien est passé maître dans les stratégies d’influence puisque c’est lui qui, aux États-Unis, dépense le plus pour du lobbying. Ce qui lui permet d’arroser copieusement ONG, associations et politiciens. Eric Schmidt, lui-même très important donateur démocrate, établit une relation privilégiée avec Barack Obama puis Hillary Clinton, ce qui lui permet accessoirement de surveiller les velléités de la gauche américaine concernant le démantèlement des monopoles – désormais inscrit dans le programme commun du parti.
[|En route vers la dématérialisation généralisée|]
Lorsqu’on s’intéresse aux États-Unis, il ne faut jamais négliger le poids du complexe militaro-industriel. Peu après le départ d’Eric Schmidt d’Alphabet en 2018 – holding qu’il a quittée en conservant un joli paquet d’actions de la boîte et une voix qui compte au sein du conseil d’administration –, plusieurs milliers de salariés de Google ont réclamé dans une lettre adressée à la nouvelle direction que cesse le partenariat sur l’intelligence artificielle (IA) entre leur société et le ministère de la Défense US. En 2017, Google avait cédé ses parts dans une firme renommée dans la robotique militaire. Guère étonnant donc de retrouver Eric Schmidt aujourd’hui président du Conseil de l’innovation pour la défense (qui élabore des avis pour le Pentagone), et de la puissante Commission nationale de sécurité sur l’intelligence artificielle (qui conseille le Congrès).
Partageant avec l’administration Trump la hantise de voir le rival stratégique chinois tailler des croupières aux Gafam, les deux organismes réclament un assouplissement du cadre réglementaire freinant le déploiement de l’IA au service de la surveillance de masse via les technologies de reconnaissance faciale, de la télémédecine, des véhicules autonomes, des infrastructures numériques types 5G, du paiement dématérialisé et des villes intelligentes (smart cities).
Hélas, le péril jaune ne fonctionne plus aussi bien qu’avant. La journaliste Naomi Klein, dans un article repris cet été par Courrier international, nous apprend que la filiale de Google consacrée à l’innovation urbaine, Sidewalk Labs, a vu son projet de smart city retoqué par la municipalité de Toronto sous la pression de citoyens inquiets du « volume gigantesque de données à caractère personnel qu’Alphabet recueillerait ». Un précédent qui pourrait faire boule de neige.
Dès lors, la crise sanitaire puis économique liée à la pandémie de Covid-19 a pu apparaître comme une opportunité à saisir pour accélérer les changements en cours, comme on dit en première année d’école de commerce. Bombardé par le gouverneur (démocrate) Andrew Cuomo à la tête d’un groupe d’experts chargé d’inventer l’avenir post-Covid de l’État de New York en mai dernier, Eric Schmidt s’est fixé comme priorités la télémédecine, l’enseignement à distance et le très haut débit dans un programme dénoncé comme « screen new deal » (pacte des écrans) par Naomi Klein. Quelques semaines avant sa nomination, l’ex-big boss de Google en avait donné sa version : « Si nous voulons bâtir une économie et un système éducatif fondés sur la dématérialisation, nous avons besoin d’une population entièrement connectée et d’infrastructures extrêmement performantes. À cette fin, l’État doit consentir des investissements considérables – peut-être à la faveur d’un plan de relance – afin de transformer les infrastructures numériques nationales en misant sur les plateformes déma té ria li sées (cloud) et de les associer au réseau 5G. » Plaisir d’offrir, joie de recevoir en régime néolibéral !
Pendant ce temps, des trublions du cinéma français se demandent comment « effacer l’historique » [1]...
[/Iffik Le Guen/]