Contre l’impunité policière au Sénégal
Un frère de lutte
Avec l’ancien président de son pays, Abdoulaye Wade partage un nom et un prénom. « Mon père était un de ses partisans », justifie-t-il dans un sourire. Entre les deux hommes, la communauté de destin s’arrête à peu près là. Depuis sa défaite à la présidentielle de 2012, l’ex-chef d’État, aujourd’hui âgé de 96 ans, réside le plus souvent à Versailles. Son homonyme, électricien de profession, 35 ans d’âge, n’a jamais quitté les périphéries populaires de Dakar.
Pour lui rendre visite, il faut traverser les beaux quartiers, quitter la capitale sénégalaise par la voie de dégagement nord et prendre la sortie « Cambérène ». C’est là, dans un dédale de ruelles ensablées, que se trouve la maison familiale. C’est ici même que vivait Cheikh Wade, qui travaillait à domicile en tant que tailleur, jusqu’à ce qu’un jour de manifestation, un policier lui loge une balle en pleine tête. Il avait 32 ans.
« On s’est dit : “C’est pas normal, pourquoi ils ont tiré sur des gens ?” On ne savait pas que c’était notre frère. »
C’était le 8 mars 2021, au dernier jour des émeutes déclenchées par l’arrestation de l’opposant politique Ousmane Sonko, survenue cinq jours plus tôt. « Le lundi où ils ont tué Cheikh, j’étais ici à la maison en train de regarder mon téléphone, connecté sur les images des manifestations en direct, se rappelle Abdoulaye Wade. Dans la famille, on a vu ces images et on s’est dit : “C’est pas normal, pourquoi ils ont tiré sur des gens ?” On ne savait pas que c’était notre frère. »
Filmée par un témoin, la vidéo de la mort de Cheikh a fait le tour du Sénégal. On y voit un policier, nullement menacé, qui prend le temps d’ajuster son tir, puis presse sur la détente. Ensuite, on aperçoit au sol le corps inerte d’un manifestant, enveloppé du drapeau national qu’il tenait dans les mains quelques instants plus tôt. Un véhicule de police se rapproche, observe puis s’éloigne, sans lui porter le moindre secours. Glaçant.
Rembobinons. Le 3 mars 2021, le politicien Ousmane Sonko est arrêté sur le chemin du tribunal, où il était convoqué par un juge dans le cadre d’une plainte pour « viols » et « menaces de mort » déposée à son encontre par une employée d’un salon de massage, Adji Sarr. Principal leader de l’opposition, il soutient qu’il s’agit d’un complot destiné à l’évincer de l’arène politique (un procès est censé trancher cette affaire, mais à l’heure qu’il est, la date n’est toujours pas fixée1 ). Cet ancien inspecteur des impôts, radié en 2016 pour « manquement à l’obligation de discrétion professionnelle », développe un discours anticorruption et antisystème, très critique de l’impérialisme économique étranger. Conservateur sur le plan religieux, favorable à l’aggravation de la répression de l’homosexualité (tout « acte contre-nature » est pourtant déjà passible de cinq ans de prison), Ousmane Sonko n’en est pas moins extrêmement populaire, en particulier chez les jeunes. Son arrestation donne lieu à d’importantes manifestations qui tournent à l’émeute, dans un contexte de ras-le-bol des restrictions liées au Covid-19, qui frappent alors durement les travailleurs informels gagnant leur pain au jour le jour. Symboles de la domination française qui persiste six décennies après l’indépendance, des dizaines de stations Total et magasins Auchan sont mis à sac par les émeutiers.
La répression est violente. Des manifestants sont roués de coups par des policiers, qui vont jusqu’à faire usage d’armes létales. Le bilan officiel des événements est de quatorze morts, dont douze tués par balle par les forces de sécurité selon Amnesty International.
« Je lui ai dit que je n’accepterais jamais, qu’on ne peut pas acheter la vie de mon frère »
Deux ans plus tard, « personne n’a été tenu responsable de ces décès », déplore l’ONG, qui dénonce les pressions exercées sur les familles par des émissaires informels de l’État pour les dissuader de réclamer justice. « Quelqu’un est venu chez moi pour me dire de ne pas porter plainte, témoigne Abdoulaye Wade. Il disait que l’État est plus fort que nous, que si nous portions plainte, des policiers pourraient nous suivre, cacher de la drogue sur nous et ensuite nous arrêter. » L’inconnu aurait proposé à la famille une rencontre avec le président Macky Sall, mais aussi de l’argent. « Je lui ai dit que je n’accepterais jamais, qu’on ne peut pas acheter la vie de mon frère. »
La famille de Cheikh Wade a été la première à déposer plainte, en mai 2021. Aujourd’hui encore, elle en est sans nouvelle : « Personne ne m’a appelé depuis. Rien n’a encore bougé », grimace Abdoulaye. Dans la petite chambre où il nous reçoit, un portrait du frangin disparu est accroché au mur. « Peut-être que si la justice était rendue, ça pourrait nous calmer un peu, mais là nous vivons dans la douleur. Nous ne souhaitons ça à personne. »
Tous les proches des victimes de mars 2021 font face au même mur d’impunité2, déplore Me Amadou Diallo, le principal avocat de la section sénégalaise d’Amnesty. Selon lui, il en va de même dans la quasi-totalité des affaires d’homicides imputables aux forces de sécurité : « De façon générale, tant que la famille de la victime ne se mobilise pas, aucune enquête n’est ouverte. Et même lorsque c’est le cas, ce ne sont des enquêtes que de nom, puisque la plupart du temps il s’agit juste de simples auditions des parties civiles et de quelques témoins, sans aucune audition d’un quelconque mis en cause. »
Dans le cas d’Eli Cheikhouna Ndiaye, un autre jeune homme tué en mars 2021, il n’y a même pas eu d’autopsie, poursuit Me Diallo : sa famille ne sait donc toujours pas « dans quelles circonstances il a été tué, ni par quelle arme ».
« Ils auraient dit que c’était les manifestants qui avaient lancé des cailloux. »
« Sur les quatorze morts, il n’y a que celle de Cheikh qui ait été filmée, remarque Abdoulaye Wade. S’il n’y avait pas eu la vidéo, je suis persuadé que l’autopsie n’aurait pas révélé que le décès est dû à un traumatisme crânien par projectile d’arme à feu. Ils auraient dit que c’était les manifestants qui avaient lancé des cailloux. »
Croit-il encore en la justice ? « En la justice sénégalaise ? Non », répond le frère endeuillé qui rappelle qu’en avril 2021, le ministre des Forces armées avait annoncé la constitution d’une commission d’enquête « indépendante et impartiale » pour faire la lumière sur les événements. Quelques mois plus tard, le président Macky Sall avait indiqué qu’elle n’était finalement plus à l’ordre du jour.
Désormais, les familles des victimes en appellent à la justice internationale. Une plainte doit être prochainement déposée auprès de la Cour de justice de la Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), avant une éventuelle saisine du Comité des droits de l’homme des Nations unies.
« Au Sénégal, si tu es d’une famille démunie et que tu déposes plainte, la justice ne réagit pas. Mais si tu es du côté des forts, ministre par exemple, on va activer le dossier en moins de 24 heures », schématise Abdoulaye Wade. Des propos qui font écho à l’empressement actuel des magistrats dakarois à traiter la plainte en diffamation déposée par le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang, à l’encontre d’Ousmane Sonko. Condamné le 30 mars dernier à deux mois de prison avec sursis, l’opposant sera rejugé dès le 8 mai3, à la demande du parquet qui a fait appel de la décision, trop clémente à ses yeux. En cas d’aggravation de la peine, Ousmane Sonko pourrait perdre ses droits civiques et, avec eux, la possibilité de se présenter à la présidentielle de février 2024…4 Une situation susceptible d’embraser le pays comme en mars 2021. « La justice ne doit pas courir à deux vitesses, reprend Abdoulaye Wade. Elle doit être équitable, libre et faire normalement son travail. C’est ça qui peut amener la paix au Sénégal. S’il n’y a pas de justice, il n’y aura pas de paix non plus. »
1 Mise à jour du 1er juin ||| Ce procès s’est finalement déroulé le 23 mai 2023. Huit jours plus tard, l’opposant a été acquitté de la charge de « viols » et « menaces de mort », mais condamné pour « corruption de la jeunesse » à deux ans de prison ferme. Ce qui n’a pas manqué de déclencher de virulentes protestations, notamment à Dakar. Cette condamnation pourrait empêcher Ousmane Sonko de participer à l’élection présidentielle de février 2024, dont il est l’un des favoris.
2 Pour aller plus loin à ce sujet, lire, du même auteur, « Au Sénégal, des familles face au mur de l’impunité policière », Afrique XXI (19/04/2023).
3 Une première audience d’appel s’est tenue dès le 17 avril, mais le procès a été reporté de trois semaines.
4 Mise à jour du 1er juin ||| Le 8 mai, Ousmane Sonko a été condamné à six mois de prison avec sursis. Si son pourvoi en cassation est rejeté, l’opposant perdra son éligibilité et ne pourra donc pas participer à la présidentielle de février 2024.
Cet article a été publié dans
CQFD n°220 (mai 2023)
CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !
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Paru dans CQFD n°220 (mai 2023)
Par
Illustré par Clair Rivière
Mis en ligne le 01.06.2023
Dans CQFD n°220 (mai 2023)
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